Intervention de Christian Saint-Etienne

Commission spéciale transformation entreprises — Réunion du 7 novembre 2018 à 14h20
Audition de Mm. Pierre Cahuc professeur d'économie à sciences po christian saint-étienne titulaire de la chaire d'économie industrielle au cnam et jean-hervé lorenzi président du cercle des économistes

Christian Saint-Etienne, titulaire de la chaire d'économie industrielle au CNAM :

Je vous remercie pour votre invitation. J'ai regardé ce texte qui s'intitule « plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises ». Comme mon collègue, je dirai que l'ensemble des mesures vont plutôt dans le bon sens. C'est un ensemble de mesures qui auront un impact vraisemblablement positif, mais extrêmement limité sur la croissance. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas voter l'essentiel des dispositions incluses dans ce texte.

Il faut aborder les points du texte qui pourraient avoir un effet négatif sur la croissance. Pierre Cahuc vient d'évoquer l'article 1833. Je pense qu'il est impératif que le Sénat mette tout son poids pour qu'on retienne cette idée de responsabilité sociale ou environnementale, mais que ce soit une option, pour l'entreprise, de l'intégrer dans son objet social.

Depuis longtemps, j'ai fait le constat que nous autres, économistes, sommes peu écoutés. Aussi, j'essaye toujours de me demander comment parler aux gens pour que cela les frappe. Je me suis amusé à cet exercice. Le ministre qui soutient la modification de cet article a dit que « l'entreprise ne peut plus se résumer à la seule recherche de profit ». Dit comme cela, au journal de 20 heures, cela donne un message très fort. Mais, je vous propose un raisonnement parallèle, sur le sujet qui passionne le plus les Français : le sport. On obtient alors la réflexion suivante : « pour les sportifs de haut niveau, le sport ne peut se résumer à la recherche de médailles ». On va ainsi modifier toute la politique sportive de la France, on va demander à ceux qui courent le 100 mètres et qui s'entraînent depuis de nombreuses années pour arriver en finale, de devoir aussi penser à l'état des pistes - ce qu'ils font certainement -, ou de s'intéresser à la formation des jeunes - ce qu'ils feront une fois qu'ils auront eu des médailles. Pensez-vous que la France, qui se plaint souvent d'être très mal classée dans les compétitions internationales, va avec cette nouvelle politique, gagner plus de médailles ? Nous souhaitons tous que nos entreprises soient des sportifs de haut niveau. C'est en effet le seul moyen de créer des emplois. Si on souhaite avoir des entreprises qui vivotent, on fait tout pour multiplier les obstacles - toujours à partir d'une bonne raison -, mais si on souhaite qu'elles avancent rapidement, il ne faut pas modifier l'essence de l'article 1833 du code civil, en place depuis deux siècles. Elle est d'ailleurs comparable à ce que l'on trouve dans d'autres pays comme les États-Unis ou l'Allemagne.

Cela me rappelle les débats sur les 35 heures. On pensait, avec cette réforme, être plus malin que les autres économies. Or, cette mesure a entraîné un effondrement de notre économie en relatif.

Par ailleurs, vous allez en tant que sénateurs, comme nous experts, beaucoup travailler. Le gouvernement va vous écouter. Mais, soyons réalistes : il cassera l'essentiel des modifications que vous proposerez au texte, et pour celles qui resteront, il les fera modifier par l'Assemblée nationale et ainsi fera fi du travail du Sénat et de cette commission. Je résume la situation avec la même brutalité que celle que j'ai utilisée pour juger de l'impact de toutes nos années de recherches sur le débat politique et économique. Une fois ce constat fait, est-il bon que le Sénat prenne les 196 articles et fasse des modifications de virgules ? Certes, c'est un travail qui est nécessaire. Mais en tant que citoyen attentif à la position économique de la France dans le monde, j'aimerais que deux ou trois points clés ressortent du travail du Sénat, qu'ils soient très fortement portés par celui-ci, de telle sorte que si le gouvernement à l'Assemblée nationale les éradique, il doive le justifier au sein d'un vrai débat.

Le premier point sur lequel je souhaite insister est celui du seuil de 50 salariés. Le texte supprime l'essentiel des dispositions du seuil de 20 salariés. Or, il se trouve que pour le seuil de 50 salariés, la marche a été augmentée par les ordonnances sur le travail. Jusqu'à 49 salariés, le débat social peut se faire très simplement entre l'entrepreneur et un simple représentant du personnel. L'obligation de référer les débats à un syndicat démarre à 50 salariés. On sait que l'on avait dans les bases INSEE 2,5 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés. Sur la seule base des ordonnances, on va passer à 4 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés, et avec le texte qui est présenté, on va passer à 6 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés. Or, au conseil d'analyse économique, nous avions travaillé il y a dix ans, sur la croissance des entreprises. Lorsque l'on regarde la croissance des entreprises, il y a trois seuils de transformation qui sont des seuils de mutations managériale et organisationnelle. Ils se situent à 30, 70 et 200 salariés. De manière schématique, un entrepreneur ordinaire, normalement talentueux, dirige très facilement 25 personnes. Pour passer à 70 salariés, cela est plus compliqué. Il faut commencer à se doter d'un certain nombre de postes d'encadrement pour suivre la production, les ventes. Ensuite, pour passer à 200 salariés, il faut se doter d'un véritable comité exécutif avec un directeur de la production, et un directeur financier. Ces seuils réels ne sont jamais pris en compte par le législateur. Or, et de manière constante depuis 20 ans, les entreprises françaises passent aussi bien que les entreprises allemandes le seuil de 30 salariés, mais deux fois moins d'entreprises françaises passent le seuil de 70 salariés par rapport aux entreprises allemandes. Celles qui passent le seuil de 70 salariés passent le seuil de 200 salariés dans les mêmes proportions que les entreprises allemandes. Ainsi, le seuil de 70 salariés est le principal blocage de l'économie française. Or, à partir de 50 salariés, on impose un nombre colossal d'obligations à l'entreprise, alors même que du fait de la vie naturelle de l'entreprise, elle n'a pas à ce moment-là l'encadrement nécessaire pour traiter ces obligations sociales ni d'organisation spécifique liée à la réglementation. J'espère qu'il y aura parmi vous quelqu'un qui portera très fortement un amendement pour porter le seuil de 50 à 100 salariés. En effet, le seuil de 50 salariés est en dessous de la nécessité de transformation que l'entreprise opère toute seule à 70 salariés. Si ces obligations sont imposées à 100 salariés, l'entreprise à la capacité managériale de les traiter. À 50 salariés, elle ne les a pas. C'est la raison pour laquelle, beaucoup d'entreprises s'arrêtent à 49 salariés. Vous bloquez la création de centaines de milliers d'emplois de cette façon. Je vous exhorte à vous battre sur ce seuil, - quitte à tomber au champ d'honneur -, afin que l'ensemble de la société française comprenne l'importance de ce blocage au seuil de 50 salariés.

Enfin, ce texte, qui est une succession de mesures, ne dispose d'aucune vision stratégique. La France est en train de perdre des parts de marché de manière massive depuis 20 ans. Le décrochage démarre en part de marché en 1999. On constate par ailleurs une accélération du décrochage en 2004, où apparaît un déficit extérieur croissant. Nous sommes dans la situation du double déficit : extérieur et interne. Or, le déficit extérieur est plus grave que le déficit interne. Si nous avions un excédent extérieur, cela signifierait que le déficit public est financé par l'épargne interne. Mais, le double déficit est très effrayant dans un contexte de transformation géopolitique du monde. Or, ce texte ne comporte aucune stratégie de réindustrialisation. C'est une collection de mesures utiles, mais qui ne produira pas d'effets. La seule mutation clé qui pourrait intervenir dans ce texte, est le doublement du seuil de 50 à 100 salariés.

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