Intervention de Jean-Paul Delevoye

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 25 octobre 2018 à 8h30
Audition de M. Jean-Paul deleVoye haut-commissaire à la réforme des retraites

Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire à la réforme des retraites :

Votre rapport s'inscrit dans l'un des trois grands sujets qui structurent les débats politiques au niveau mondial : celui de la localisation de la valeur ajoutée, qui renvoie en fait à la question de la concurrence entre les territoires, celui de la lutte des identités, et celui de la démographie et du vieillissement.

Selon certaines études, pour répondre aux défis économiques du vieillissement, l'Europe aurait besoin d'accueillir cinquante millions de migrants d'ici à la fin du siècle. Un pays comme l'Allemagne va voir passer le coût des retraites de 10 à 13 % de son PIB uniquement sous l'effet du vieillissement, du moins sans changement du paramétrage de son système de retraite.

Au-delà des questions de financement, le vieillissement peut aussi avoir un impact politique sur le fonctionnement de la démocratie. Il pourrait alimenter une forme de clientélisme lié à la défense des intérêts générationnels. En Suède par exemple, le parti des retraités s'est allié à l'extrême droite. Dans mes fonctions, en France, il m'arrive de recevoir des associations qui se présentent en tant que syndicats des retraités. Quand plus de la moitié des électeurs auront dépassé cinquante ans, verra-t-on des candidats à la présidentielle proposer de doubler les retraites ? Si nous ne retrouvons pas un sens de l'intérêt général sur les politiques de solidarité intergénérationnelle, nous risquons d'avoir une fragmentation politique et sociale construite sur des oppositions d'intérêts générationnels.

Le vieillissement va également nous pousser à revisiter nos politiques sociales, qui sont actuellement basées sur des séquences d'âges, pour passer à des politiques de gestion des âges. Dans le domaine de l'éducation par exemple, la formation n'est plus associée à un âge de la vie : elle se diffuse à toute l'existence. Nous passons à une ère de la formation continue. Dans le même sens, on voit qu'on peut être créateur d'entreprise à seize ans et investisseur à quatre-vingt-dix. Les politiques publiques doivent donc désormais accompagner des parcours de vie individuels, qui ne sont plus strictement et uniformément construits sur des séquences d'âges.

Un troisième enjeu du changement générationnel est celui de l'adhésion aux valeurs. Contrairement à 1968, on observe aujourd'hui, dans une large partie de la jeunesse, une adhésion à des valeurs multigénérationnelles : famille, travail et même institutions. Il se produit pourtant une tendance à la divergence du comportement des générations en raison d'une mutation des outils de sociabilité. Si les plus anciennes générations restent encore attachées à la présence humaine, les plus jeunes sont davantage tournées vers les réseaux sociaux et vers l'internet. Or, l'impact comportemental des nouvelles technologies de l'information est considérable : il entraîne ce que j'appellerais une accélération du temps et une rupture de temporalité. Le monde et les comportements changent très vite, alors que le déploiement des politiques publiques reste pour sa part très lent. Cela annonce des chocs d'une violence politique majeure. On en voit les prémices avec par exemple le cas d'Uber. Demain, c'est tout l'enseignement, les mobilités ou encore l'accès à la culture qui seront bouleversés par les nouvelles technologies.

Quatrième enjeu : comment recréer des outils de socialisation alors que nous passons d'un monde de l'unité à un monde de l'unicité, fondé sur la singularité et la diversité ? Autrefois, le pouvoir collectif imposait les croyances ; on était dans un système de conformité à un collectif. Or, cette uniformité disparaît parce que les instruments de socialisation et de transmission traditionnels ne fonctionnent plus : les idéologies sont en recul ; les croyances religieuses sont remises en cause par l'avancée des sciences ; la famille et le travail sont bouleversés. Cela s'accompagne d'une vraie rupture générationnelle sur la question du rapport au temps. Les générations anciennes vivaient dans l'angoisse du futur et donc se souciaient de préparer l'avenir par l'épargne et les cotisations. C'est sur ce rapport au temps que reposent nos politiques de solidarité. Notre jeunesse quant à elle ne croit plus au futur, a perdu la connaissance du passé et par conséquent surconsomme le présent. Cette immédiateté déstabilise les mécanismes de la solidarité. Quand on ne croit pas au futur des retraites, on refuse en effet de s'inscrire dans un contrat intergénérationnel de long terme qui suppose de payer aujourd'hui de lourdes cotisations sociales. Restaurer l'acceptabilité de nos politiques sociales suppose donc de livrer cette bataille du temps ou, plus précisément, cette bataille du futur.

La fragilisation des outils de socialisation traditionnels s'accompagne également d'un recul de l'éducation du sens critique et d'une consommation immédiate d'émotions. En effet, quand la société n'est plus capable ni de transmettre des croyances collectives ni d'éduquer le sens critique, c'est l'émotion qui se charge de répondre au besoin impérieux qu'a l'homme de croire. C'est pourquoi on voit se développer dans nos sociétés des vagues émotionnelles collectives qui constituent une menace pour la stabilité des peuples. Ces vagues sont amplifiées par les phénomènes de communautarisation sur les réseaux sociaux et par une tendance à la radicalisation des idées et des clivages. Le pouvoir politique lui-même, désormais, se construit et se maintient sur la radicalité et le clivage plutôt que sur le rassemblement, comme l'illustrent les phénomènes de type « Trump ».

Comme la rupture générationnelle dans le rapport au temps, l'existence de ces vagues collectives émotionnelles influence fortement le pilotage de nos systèmes politiques. Elles produisent en effet un déplacement du centre du pouvoir : celui qui le détient désormais est celui qui possède la maîtrise des banques de données et qui peut, grâce à elles, influencer les comportements de nos concitoyens et prévoir comment ils vont voter, consommer, etc. Cette bataille des données, la Chine est en train de l'emporter face aux États-Unis - l'Europe, quant à elle, en est totalement absente.

Face à tous ces multiples facteurs de déstabilisation sociale et politique, il nous faut réfléchir à la mise en place de nouveaux stabilisateurs collectifs. C'est un besoin urgent. Pour recréer du collectif, je crois en premier lieu au développement des outils de socialisation citoyenne de proximité. Les élus locaux joueront un grand rôle dans la re-création d'espaces politiques proches des gens, en leur permettant de participer et de se sentir responsables. Depuis des décennies, le jeu politique a davantage visé à conquérir des électeurs qu'à construire des citoyens et des visions partagées de l'intérêt commun. Le résultat est que nos concitoyens, qui ne croient plus en la vertu de l'État, sont davantage consommateurs de la République que citoyens de la République. Ils ont perdu le sens de l'impôt et de la cotisation - qu'ils considèrent seulement comme une perte de pouvoir d'achat. Il faut donc faire comprendre aux jeunes que la réponse la plus solide face aux défis de demain, c'est une réponse collective passant par des solidarités collectives - ce qui implique la contribution de chacun, car il n'y a pas de droit qui ne soit équilibré par un devoir.

Face aux aléas du futur, il y a deux réponses possibles. La première est la réponse anglo-saxonne de l'assurance, qui est une réponse individuelle. L'autre réponse est celle de la solidarité collective ; c'est celle de notre système de protection sociale. Or, la première parle plus à la jeunesse que la seconde. « Que chacun se débrouille » : j'entends beaucoup cela parmi les jeunes. Par exemple, quand je vais voir les associations d'étudiants pour leur dire : « impliquez-vous dans les débats sur l'avenir des retraites », elles me répondent : « on ne croit pas aux retraites ». Cette situation est le résultat de la façon dont on a réformé les retraites depuis plus de vingt ans. À chaque fois, on a expliqué à nos concitoyens que le système était en péril, que c'était la réforme de la dernière chance. On a tellement bien réussi à dramatiser l'enjeu que notre système est maintenant financièrement équilibré, mais plus personne ne croit en son avenir !

Pour restaurer la confiance dans le système de retraite, nous avons d'abord besoin d'un système véritablement universel, qui fonctionne avec les mêmes règles pour tous et qui puisse répondre au besoin d'équité de nos concitoyens. Faisons un peu d'Histoire. Aux lendemains de la guerre, il avait été envisagé de mettre en place un système universel, mais ce qui a émergé finalement, c'est un système fondé sur les solidarités professionnelles. Or, la solidarité professionnelle trouve aujourd'hui ses limites dans un monde où les métiers sont constamment bouleversés. Si les métiers changent, si les carrières professionnelles sont construites sur le passage d'un métier à l'autre, comment garder l'idée que la solidarité professionnelle est la garantie de la retraite ? À chaque fois qu'on change de métier, faudra-t-il changer de système de retraite ? Quand il faudra s'adapter collectivement aux changements, la solidarité professionnelle ne risque-t-elle pas de conduire chaque profession à se battre pour défendre ses intérêts propres au lieu d'accompagner les transformations nécessaires ? Il y a là un risque de fragmentation majeur qui nous oblige à dépasser le système actuel.

Un autre enjeu fort concerne la question de la performance économique. L'Europe, c'est 6 % de la population mondiale, 20 % du PIB et 50 % des transferts sociaux. Or, tous les économistes le disent : 50 % de transferts sociaux, c'est une perte de compétitivité. Pourtant, je crois que nous entrons dans une société de l'épanouissement et non de la performance - et que la solidarité y a toute sa place. Toutes les grandes civilisations qui ont traversé l'Histoire ont fait de la cohésion sociale leur priorité. Seule la société performative occidentale a placé la compétition au coeur de la vie sociale. Résultat nous sommes en train de fragmenter la société et cela nuit finalement à l'efficacité économique. « Progrès économique égale progrès social » : ce crédo qui fut le nôtre depuis deux siècles, plus personne n'y croit.

Il faut désormais accepter l'idée que le progrès collectif est de plus en plus lié à la capacité d'épanouissement des individus et que cet épanouissement individuel est lui-même lié à des politiques d'accompagnement collectif - et donc à des solidarités collectives. Dans l'économie qui se met en place, le capital humain se trouve en effet au coeur de la création de richesse. Pour en tirer le meilleur parti, il faut retrouver le plaisir d'apprendre, le bonheur du travail et la force du jeu. C'est pourquoi nous devons bâtir un système de protection transparent et solide, avec des mécanismes de solidarité qui prennent en charge les interruptions d'activité, qui accompagnent les périodes de fragilité des personnes - handicap, maladie, chômage, maternité, vieillesse. La capacité à faire s'épanouir les personnes repose sur des mécanismes de solidarité et si nous parvenons à créer ces mécanismes, cela donnera à notre continent européen une attractivité énorme. Il y a là un projet politique qui doit être au coeur du projet européen et qui doit être porté par la France. Les élections européennes doivent être l'occasion de le faire.

Dans notre réflexion actuelle sur le système universel de retraite, nous cherchons par conséquent la façon d'intégrer ces mécanismes indispensables de solidarité. Un des axes est la clarification, dans le décompte des droits, de ce qui est du domaine de la solidarité professionnelle et de la cotisation, et de ce qui relève de la solidarité nationale et de l'impôt. En soi, le système par points est extrêmement lisible. Vous avez un revenu, vous cumulez des points. Si vous changez de métier, vous additionnez, sur un compte unique, les points correspondant à vos nouveaux revenus avec les points accumulés précédemment. On vous donne un relevé de points tous les ans. La retraite sera ainsi le reflet fidèle de votre carrière, alors que le système actuel favorise les carrières ascendantes et longues et pénalise les carrières heurtées et courtes.

Cela, c'est l'étage contributif du système. Mais dans notre système de retraite il y a aussi un étage non contributif, avec des droits qui ne sont pas directement liés à une cotisation. Il faut donc trouver le moyen d'intégrer ces droits dans le système par points. Pour le chômage ou la maternité, les personnes concernées reçoivent des revenus de remplacement sur lesquels on peut assez simplement s'appuyer pour cumuler des points de retraite. La difficulté est plus grande quand il s'agit de tenir compte d'interruptions de carrière liées par exemple à l'éducation des enfants ou à un travail d'aidant au sens large. Lorsqu'une personne, pour quelque raison que ce soit et quel que soit son âge, devient dépendante, et lorsqu'un tiers est amené à réduire ou cesser son activité pour s'occuper d'elle, comment prendre en compte cela ? Sur quel principe, cohérent avec la logique d'un système à points, peut-on calculer des droits à la retraite ? Faut-il transformer certaines aides en une forme de rémunération pour pouvoir y adosser des points ? Faut-il par conséquent créer une forme de contrat de travail spécifiquement adapté aux aidants ? Comment alors déterminer qui, parmi ceux qui aident un tiers, relèverait de ce type de contrat ? Ce sont des questions complexes sur lesquelles il faut se pencher.

Recréer l'adhésion au système de retraite implique aussi de retisser le lien entre les générations, de recréer le sentiment d'une communauté d'intérêts entre elles. Je passe mon temps à dire aux retraités : « si, dans dix ou vingt ans, le pays va mal, vos retraites iront mal aussi ». Et je dis aux jeunes : « si les retraités vont mal, vous irez mal aussi parce que ce sont des agents contra-cycliques extrêmement importants ». J'ai déjà souligné qu'il fallait réembarquer les jeunes, mais il faut réembarquer aussi les retraités, les convaincre qu'ils ont intérêt à veiller au bien-être et à la prospérité des jeunes générations. Certains, quand ils sont à la retraite, peuvent être tentés de se dire : « j'y suis, maintenant que les autres se débrouillent ; je ne suis plus concerné ». Ce n'est pas acceptable.

La rupture du passage à la retraite est également une chose sur laquelle on doit se pencher. Il faut développer les dispositifs de cumul emploi-retraite et de retraite progressive. Nous avons intérêt à ne pas nous passer des séniors sur le marché du travail. Il y a certes des contraintes sur leur emploi, on le sait, du fait de salaires élevés, de difficultés face à la transition numérique, etc. En même temps, des travaux économiques commencent à montrer que la performance des équipes multigénérationnelles est supérieure à celle des équipes mono générationnelles. Cela doit nous conduire à revisiter la problématique de l'emploi des séniors.

Nous souhaitons enfin que le système de retraite auquel nous réfléchissons corresponde à un projet de société, qu'un consensus national émerge sur ce sujet. En Allemagne, il existe un consensus très large sur un projet collectif : les Allemands estiment que la compétitivité économique l'emporte sur le bien-être des retraités. Les Allemands ont donc instauré un plafond sur les cotisations, de sorte que si le déficit des systèmes de retraite oblige à dépasser ce plafond, automatiquement, les pensions sont revues à la baisse pour rétablir l'équilibre.

La Suède est également mobilisée sur un projet national qui fait consensus, même si ce consensus est très différent de celui des Allemands. Les Suédois estiment que tout le monde doit rester au travail jusqu'à soixante-neuf ans et qu'il faut donc créer les conditions permettant un départ très tardif à la retraite. Ils ont mis en place une politique de forte valeur ajoutée par poste, d'ergonomie et de bien-être au travail. Ils ont aussi mis en place une politique d'anticipation et d'accompagnement des parcours professionnels qui permet une réflexion individualisée sur les deuxièmes parcours professionnels et sur les reconversions. Les politiques de formation continue permettent ainsi d'envisager pour chacun un maintien de l'employabilité, cohérent avec l'objectif de maintien dans l'emploi jusqu'à soixante-neuf ans. Après, comme rien n'est jamais parfait, la Suède se retrouve face à un problème qu'une réflexion purement rationnelle n'avait pas bien anticipé, à savoir que les Suédois font le choix d'utiliser très vite leur capital retraite. Ils dépensent tout en dix ans et se retrouvent ensuite aux minima. C'est un souci. Il ne faut jamais négliger d'intégrer les comportements liés à ce que Keynes appelait les esprits animaux quand on définit une politique publique...

Un dernier mot pour souligner qu'il nous faut aussi réfléchir aux solidarités intra familiales. Il y a des choix stratégiques à effectuer. En Suède par exemple, il existe un partage des rôles clair : l'enfance relève de la solidarité familiale ; les personnes dépendantes de la solidarité collective. Ce n'est pas absurde. Confier aux familles et aux aidants la mission de la dépendance, c'est en effet alimenter chez eux une forte angoisse, car la prise en charge de la dépendance est de plus en plus technique et complexe. S'occuper d'un traitement oncologique ou d'une dialyse, cela demande une formation. Un autre aspect de la solidarité intra familiale qui doit être revisité est celui des transmissions patrimoniales. Le patrimoine n'est pas assez mobilisé pour l'économie - mais vous en parlez longuement dans votre rapport.

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