Intervention de Jean-Marie Delarue

Mission commune d'information Répression infractions sexuelles sur mineurs — Réunion du 21 novembre 2018 à 17h00
Audition de M. Jean-Marie delaRue conseiller d'état ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté président de la commission d'Audition sur les auteurs de violences sexuelles prévention évaluation prise en charge et du docteur sabine mouchet-mages présidente du comité d'organisation de celle-ci

Jean-Marie Delarue, président de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles :

Merci de nous recevoir. Votre mission réunit les compétences de plusieurs commissions permanentes du Sénat. C'est important car le sujet est pluridisciplinaire et multifactoriel. Le Dr Mouchet-Mages a présidé le comité d'organisation de l'audition publique à laquelle nous avons procédé. Je vous présenterai les principales conclusions de notre rapport, tandis que Mme Mouchet-Mages complètera mon propos plus particulièrement sur les questions médicales et vous présentera l'origine de l'audition publique et la méthode de travail retenue.

Dr Sabine Mouchet-Mages, présidente du comité d'organisation de la commission d'audition sur les auteurs de violences sexuelles. - Les centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) sont des structures de service public. Ils ont été créés par la circulaire du 13 avril 2006 relative àÌ la prise en charge des auteurs de violences sexuelles. Ils ont pour mission générale d'améliorer la prévention, la compréhension et la prise en charge des violences sexuelles sur les bases d'une réflexion éthique et pratique. On compte vingt-quatre CRIAVS en France, y compris en outre-mer. Ils remplissent six missions. Tout d'abord ils organisent des formations initiales pour les futurs professionnels de santé (médecins, psychologues, infirmiers) ou du champ social (travailleurs sociaux, éducateurs) afin de constituer un vivier de professionnels compétents au niveau local. Ils interviennent ensuite en matière de formation continue, dans le cadre notamment de diplômes universitaires ouverts à des professionnels des champs sanitaire, social ou judiciaire. Ils proposent aussi des catalogues de formation aux professionnels. Ils animent des réseaux locaux interdisciplinaires santé-justice pour garantir la coopération entre les champs judiciaires et sanitaires. L'interdisciplinarité, en effet, est fondamentale. Ils accompagnent aussi les équipes de terrain qui assurent la prise en charge soignante ou éducative des auteurs de violence, par le biais d'une supervision et d'une analyse de la pratique de prise en charge ; beaucoup de professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse en bénéficient. Ils assurent également une mission de prévention, tant primaire que secondaire ou tertiaire. Ils abritent des centres de documentation et un réseau documentaire national permet à tous les professionnels de disposer d'informations sur les violences sexuelles et leurs auteurs. Ils assument enfin une activité de recherche.

Les vingt-quatre CRIAVS sont regroupés au sein de la Fédération française des CRIAVS (FFCRIAVS). En 2016, celle-ci a souhaité élaborer des recommandations professionnelles qui tiennent compte des connaissances les plus récentes concernant la prise en charge des auteurs. Ainsi est née l'idée de l'audition publique. Il s'agissait de parvenir à un consensus professionnel large. En médecine, on a l'habitude d'utiliser les référentiels de la Haute Autorité de santé (HAS) lorsqu'il s'agit de définir une méthodologie. On s'est donc tourné vers la HAS, qui a mis à notre disposition un méthodologiste pour nous accompagner dans toutes les étapes du processus afin de vérifier que celui-ci était correctement mené, notamment en ce qui concerne la qualité de la littérature qui a été analysée, la manière dont les débats ont été menés et le caractère impartial des membres des commissions, notamment ceux de la commission d'audition, pour éviter les conflits d'intérêts. La Fédération a contacté quatorze associations et structures professionnelles assurant la prise en charge des auteurs de violence parmi lesquels Santé publique France, la direction générale de la santé, la direction générale de l'offre de soins, l'association nationale des juges d'application des peines et des associations à vocation soignante, car nous avons voulu mener une réflexion pluridisciplinaire. Nous avons suivi les recommandations de la Haute Autorité de santé pour constituer un comité d'organisation, dont j'ai été élue présidente, composé d'un représentant de chacune des quatorze structures qui ont accepté de participer à ce comité.

La loi du 17 juin 1998 a été une loi majeure en France dans le champ de la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, puisqu'elle a mis en place le suivi socio-judiciaire dans lequel s'inscrit la possibilité d'une mesure d'injonction de soins. Il s'agit d'un suivi obligatoire qui prend effet à la sortie de la détention et qui impose à la personne de se soumettre, sous le contrôle du juge d'application des peines, à différentes mesures de surveillance et à une obligation de soins, sous réserve qu'un expert psychiatre ait conclu, préalablement au prononcé de la peine, à l'opportunité du dispositif. Cette loi se fonde donc sur l'articulation entre la justice et la santé.

Vingt ans après la loi du 17 juin 1998, nous avons le recul permettant d'évaluer la pertinence et la mise en oeuvre de ce dispositif novateur sur le plan national, mais également sur le plan international. En effet, en droit comparé, je ne connais pas d'équivalent à l'injonction de soins dans d'autres pays. Il s'agit d'un dispositif particulièrement original, notamment en raison de l'articulation entre le soin et la justice.

Outre cette perspective, nous devions aussi tenir compte de la conférence de consensus de 2001, qui s'intitulait Psychopathologie et traitements actuels des auteurs de violences sexuelles. En 2006, les CRIAVS ont été créés. En 2009, des recommandations de bonnes pratiques de la Haute Autorité de santé sont parues mais elles étaient circonscrites au traitement des auteurs d'infractions sexuelles sur mineur de quinze ans et ne couvraient pas tout le champ des auteurs de violences sexuelles. C'est pourquoi le comité d'organisation a choisi de ne pas revenir sur la question de la psychopathologie, considérant que la question avait été traitée en 2001, mais a mis l'accent sur la prévention, l'évaluation et la prise en charge, vingt ans après la loi. Le comité d'organisation a rédigé les questions, a sélectionné des experts - il existe une communauté de recherche francophone très dynamique sur le sujet. Nous avons fait appel aussi à des experts internationaux en Suisse et en Belgique. Nous avons constitué des commissions, dont une commission d'audition, présidée par M. Delarue et le Docteur Alezrah afin de tenir compte de l'imbrication entre les soins et la justice. Au total, trente-trois experts ont présenté un rapport qu'ils ont débattu au cours d'une séance publique les 14 et 15 juin 2018. La commission d'audition a ensuite rédigé le rapport que vous connaissez.

J'évoquerai tout d'abord les statistiques. Il est vain d'espérer tirer quelque enseignement des statistiques pénales. Les dépôts de plainte et a fortiori les condamnations ne reflètent en effet qu'une petite partie de la réalité. On peut approcher celle-ci par le biais des enquêtes de victimation. Trois ont été menées ces dernières années. La première est l'enquête sur les violences faites aux femmes de 2000 dans la foulée de la conférence mondiale de Pékin de l'ONU qui recommandait aux États d'enquêter sur ces violences. Cette enquête a concerné 7 000 femmes en métropole, 1 400 à la Réunion, 1 000 en Nouvelle-Calédonie et 1 000 en Polynésie. Ainsi 3,3 % des femmes interrogées déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, seuil d'âge retenu en droit pénal, 0,9 % des tentatives de viol et 0,5 % des viols. Au total, 4,7 % des femmes ont donc subi une agression sexuelle avant quinze ans. À la Réunion, 2 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, 0,8 % des tentatives de viol et 0,7 % des viols, soit un total de 3,5 %. En Nouvelle-Calédonie, 11,6 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, et 2,6 % des viols, soit un total de 14,2 %, le chiffre des tentatives de viol n'étant pas connu. En Polynésie, 5,1 % des femmes déclaraient avoir subi des attouchements avant l'âge de quinze ans, 1,7 % des tentatives de viol et 1,3 % des viols, soit un total de 8,1 %. Ces chiffres sont effrayants et la différence entre la métropole et l'outre-mer considérable.

Il y a aussi eu l'enquête de l'Inserm et de l'Observatoire national de la délinquance en 2007, et l'enquête « Virage » de l'Institut national d'études démographiques (INED) de 2015 menée suite à la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique de 2011. Pour ces deux enquêtes on a interrogé des ménages en face à face, et non seulement des femmes par téléphone. D'après ces deux enquêtes, une femme sur 26 serait victime d'un viol au cours de sa vie, et une sur sept subirait une agression sexuelle. Parmi les femmes victimes de tentatives de viol, 40 % ont été agressées avant l'âge de quinze ans, et 16 % entre quinze et dix-sept ans. Au total, 56 % des femmes ayant subi une tentative de viol l'ont donc été alors qu'elles étaient mineures. Les données montrent que les agressions proviennent souvent du cercle familial. Ces enquêtes ont été critiquées car elles sont fondées sur l'interrogatoire d'adultes sur leur passé. Il serait toutefois périlleux d'interroger les enfants : les enquêteurs de police savent que les déclarations des enfants sont sujettes à caution, car les enfants ne comprennent pas nécessairement ce qui leur arrive. Il faut donc interroger les adultes sur la base de leurs souvenirs. Il y a donc un risque d'erreur. Les auteurs des enquêtes ont eu le sentiment que la parole se libérait. Mais nul ne connaît la marge d'erreur liée à la reconstruction de son passé.

La prévention est moins développée en matière de violences sexuelles qu'elle ne l'est dans d'autres domaines, dans le champ sanitaire, je pense à la lutte contre le sida par exemple, ou social. Je ne puis vous livrer d'explication simple à ce constat. Il est probablement plus difficile de recueillir la parole des agressés. En outre, il n'existe pas de public facile à cibler pour ce type de campagnes, rendues plus délicates par le fait qu'elles touchent à l'intime. La France est donc mal outillée en la matière malgré l'établissement, encore embryonnaire, d'un réseau de professionnels de santé - la fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) - auquel il conviendrait d'adjoindre des professionnels de l'éducation et de la justice.

L'Organisation mondiale de la santé (OMS), rapprochant la santé sexuelle de la santé physique, distingue la prévention primaire, secondaire et tertiaire selon qu'elle porte sur la prévention du passage à l'acte, sur ses conséquences ou sur le risque de récidive. La loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu'à la protection des mineurs s'attache principalement à la prévention tertiaire concernant les auteurs de violences sexuelles. Les autres formes de prévention demeurent à défricher, même si quelques associations se risquent à diffuser une information sur la pédophilie, comme l'association « Une Vie » et son projet PédoHelp, l'association « Colosse aux pieds d'argile », qui oeuvre dans le milieu sportif, ou « L'Ange bleu » et son système d'écoute proposé aux auteurs de violences sexuelles sur mineurs. La fédération des CRIAVS, avec son réseau d'écoute et d'orientation ouvert en 2016, permet également aux paraphiles de trouver une solution adaptée. Cette action nous est apparue utile et nous a inspiré l'idée d'installer une permanence téléphonique à destination des pédophiles qui ne seraient pas passés à l'acte pour leur offrir un point d'accroche anonyme. Un tel système existe déjà aux États-Unis avec Stop it now, en Irlande, en Grande-Bretagne et en Pologne. Sa mise en oeuvre nécessite le recrutement d'écoutants, la mise à disposition de moyens financiers et, surtout, l'existence d'un réseau d'orientation. À titre personnel, je crois fermement à la nécessité de développer la prévention en milieu familial, pour venir en aide aux familles confrontées à cette situation qui, comme les familles de schizophrènes, se trouvent démunies face à la douleur.

Il paraît, en outre, indispensable de dissocier l'injonction de soins du suivi socio-judiciaire des auteurs de violences sexuelles. La loi précitée du 17 juin 1998, qui a créé l'injonction de soins, doit certes être préservée, car elle permet d'apporter un traitement, même sans demande de l'intéressé. Mais l'injonction de soins apparaît trop liée à la durée du suivi socio-judiciaire décidée par le juge. Or, les pratiques en la matière ont évolué depuis 1998 : le suivi socio-judiciaire a été étendu à d'autres délits que la délinquance sexuelle et peut désormais être perpétuel, ce qui ne peut raisonnablement pas être le cas des soins. Il devrait donc être possible de demander au juge, le moment venu, de mettre fin à l'injonction de soins : la surveillance d'un individu ne poursuit pas la même finalité qu'une mesure thérapeutique.

Le sujet du secret professionnel et du secret partagé est délicat, compte tenu de sa dimension pluridisciplinaire, qui touche au secret médical et à celui de l'instruction. Trois dispositifs l'encadrent en droit français : l'article L. 3711-2 du code de la santé publique impose, dans le cadre d'une injonction de soins, au médecin intervenant en prison de transmettre ses informations au médecin coordonnateur ; la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé a élargi la notion de secret partagé à des professionnels hors du milieu sanitaire ; enfin, l'article L. 6141-5 du code de la santé publique impose, en cas de risque sérieux en matière de sécurité, de partager les informations sur un détenu avec l'administration pénitentiaire. Ces différents dispositifs, bien qu'insuffisants, sont nécessaires. Ils pourraient utilement être complétés par l'application de principes simples : le maintien du secret médical sans qu'il ne constitue un obstacle à la circulation de l'information lorsque plusieurs médecins sont concernés par un dossier, la transmission des informations qui ne sont couvertes par aucun secret, ce que l'administration pénitentiaire se refuse hélas souvent à faire pour des motifs de sécurité, et l'établissement d'une circulation efficace et rapide des données entre les différents professionnels. La prise en charge des auteurs s'en trouverait notablement améliorée. À cet effet, le législateur devrait s'interroger sur les modalités de partage du secret, notamment médical.

Il nous semble enfin nécessaire de mieux préparer les sorties de prison. Il ne vous aura pas échappé que les pédophiles sont, en règle générale, condamnés à de plus lourdes peines que les agresseurs sexuels de victimes majeures. Ainsi, à la prison de Mauzac, l'un des vingt-deux établissements pénitentiaires spécialisés dans l'incarcération des auteurs d'infractions à caractère sexuels (AICS), 338 personnes étaient détenues en 2012, dont 245 AICS, soit 73 % de l'effectif, parmi lesquels 78 % avaient commis des actes sur des mineurs. Les établissements spécialisés bénéficient de moyens supplémentaires, mais encore insuffisants au regard des besoins, en psychiatrie. Il existe hélas un divorce redoutable entre les soins dispensés en prison et ce qui suit après la libération, souvent mal préparée, du détenu. Dans le meilleur des cas, la personne libérée attend plusieurs mois pour un simple entretien en centre médico-psychologique. Certains thérapeutes exerçant en prison avaient développé des consultations externes dans l'attente d'une prise en charge classique, offrant ainsi au patient une continuité des soins. Leur initiative, pourtant bienvenue, n'a pas hélas eu l'heur de plaire aux inspections qui s'y sont penchées en 2011. Il apparaît indispensable d'inventer de nouvelles mesures, éventuellement inspirées de celle-ci.

Dr Sabine Mouchet-Mages. - Du point de vue des professionnels, plusieurs propositions du rapport paraissent essentielles : la mise en oeuvre d'actions de prévention fondées sur des programmes validés et à destination de publics variés, le développement des structures pour mineurs auteurs de violences sexuelles, la recherche de facteurs de protection des AICS face au risque de récidive, l'augmentation des moyens d'expertise psychiatrique judiciaire à l'heure où la disparition du statut de collaborateur occasionnel du service public inquiète les professionnels - une expertise collégiale représente une condition nécessaire pour assurer une évaluation juste du risque de récidive et du niveau de dangerosité - et le renforcement des soins intersectoriels en appui de l'offre de soins de droit commun.

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