Intervention de Michel Magras

Commission des affaires économiques — Réunion du 28 novembre 2018 à 9h35
Projet de loi de finances pour 2019 — Mission « outre-mer » - examen du rapport pour avis

Photo de Michel MagrasMichel Magras, rapporteur pour avis :

Mes chers collègues, cette séquence budgétaire a provoqué en outre-mer des réactions aussi nombreuses que vives. Ce sont des signes d'incompréhension et d'inquiétude qui succèdent aux attentes suscitées par les Assises des outre-mer. Cela m'a conduit à effectuer un nombre important d'auditions pour recueillir les remontées de terrain, les évaluations chiffrées et entendre les propositions.

La transformation du CICE en allégements de charges sociales, essentiels pour la compétitivité, a concentré un grand nombre de critiques. C'est pourquoi le Sénat a adopté dix-huit mesures de rééquilibrage en PLFSS pour se rapprocher de l'existant et non générer des dépenses nouvelles, ces mesures étant comblées par 180 millions d'euros d'économies environ réalisées par la redéfinition du périmètre des exonérations.

Il convient de rappeler que le budget des outre-mer a, au départ, été placé par le Gouvernement sous le signe de la « transformation ». L'enveloppe passe ainsi de 2 milliards d'euros à 2,5 milliards d'euros sans qu'il s'agisse d'une augmentation à proprement parler. En effet, les crédits supplémentaires, sont financés intégralement - et même au-delà - par des augmentations d'impôts sévères pour les ménages et les entreprises de nos outre-mer.

Qualifié parfois de « pire budget depuis 50 ans », force est de reconnaître que lorsque l'on englobe les crédits, la fiscalité, le projet de loi de financement de la sécurité sociale, l'ensemble des mesures suscite de nombreuses réserves en dépit de l'augmentation des crédits « sur le papier ». J'observe enfin que ce budget traduit une politique économique en faveur des outre-mer empreinte d'une volonté de recentralisation.

Deux observations liminaires avant d'entrer dans l'analyse des crédits, la première pour essayer une fois de plus de combattre le préjugé tenace selon lequel les outre-mer seraient « budgétivores ». On constate en effet un vieillissement accéléré des infrastructures en climat tropical qui a frappé nos collègues métropolitains lors d'un récent déplacement sur le thème du sport. Les besoins sont criants, alors même que les Ultramarins représentent 20 % des médailles olympiques. L'épisode des « gilets jaunes » à La Réunion témoigne quant à lui des difficultés que crée l'éloignement et de la nécessité de compensations qui doivent nous paraître équitables du point de vue républicain. Je souligne enfin que le principal enjeu de ce budget porte sur la sauvegarde d'allégements de charges salariales à hauteur d'environ 180 millions d'euros pour des outre-mer, qui comptent 2,7 millions d'habitants.

Deuxième remarque : certains regrettent que les budgets soient de plus en plus étroitement comptables. Or dans ce contexte, le Sénat peut se féliciter des amendements adoptés pour limiter le recul des incitations à l'emploi : ils ont contribué à rouvrir la discussion et à déplacer le curseur. Je rappelle que si nous étions invités il y a deux jours au ministère des outre-mer pour réexaminer les évaluations du basculement du CICE, c'est essentiellement parce que le Sénat a pris des positions obligeant le Gouvernement à revenir à la table des négociations.

Je vous propose maintenant de faire ressortir les trois principaux mécanismes mis en oeuvre dans ce budget - une reconduction et deux recyclages.

Première composante du budget pour 2019 : une reconduction des crédits avec le constat de difficultés persistantes à les activer. Tout d'abord, à périmètre constant, rien ou presque ne change. On retrouve pour 2019 l'enveloppe budgétaire classique stable à environ deux milliards d'euros depuis plusieurs années. Cela démontre la participation des outre-mer à l'effort de rigueur. D'autant qu'après le vote du budget, les outre-mer subissent une difficulté récurrente : le faible taux de consommation des crédits. J'insiste ici sur le poste logement avec une ligne budgétaire unique (LBU) maintenue à 225 millions d'euros. On affiche, au fil des ans, des crédits constants ou en hausse dans les bleus budgétaires, mais la construction ultramarine recule. Au rythme actuel, on s'éloigne trop de la trajectoire raisonnable, fixée par le législateur, de 15 000 logements construits ou réhabilités par an. Nous sommes à environ 6 700 logements. Les freins que sont les procédures, les normes de construction, et la rareté du foncier ont, à cet égard, été identifiés depuis longtemps, et la demande de simplification et d'acclimatation des normes et des procédures est forte. De manière sous-jacente, ces blocages révèlent une interrogation sur les coûts de construction mais, là aussi, il faut clarifier la situation réelle : d'une part, les normes interdisent bien souvent le recours à des matériaux locaux beaucoup moins chers et, d'autre part, les catastrophes naturelles démontrent l'utilité de constructions résistantes. Quant à la simplification du dédale administratif, elle éviterait une sous-consommation des crédits, cette dernière s'expliquant par la difficulté pour les opérateurs de remplir dans les temps les dossiers de financement.

J'en profite pour dire un mot de la défiscalisation : elle donne lieu à quelques contournements ce qui, par ricochet, se traduit par des résistances administratives supplémentaires et un climat général de méfiance. Vous l'avez encore constaté hier soir, lorsque je suis intervenu à propos de la Corse, où la problématique est la même. Au total, là aussi, on affiche des prévisions de dépenses fiscales élevées, mais on ne finance pas l'investissement à la même hauteur. Les entrepreneurs ultramarins ont donc raison de plaider pour des relations plus confiantes et plus fluides dans la mise en application des mesures budgétaires que nous adoptons. Pour ma part, je plaide invariablement pour une défiscalisation ciblée sur de véritables projets, plus efficace. La création durable d'emploi qui en résulte contribue au rééquilibrage des comptes sociaux de la Nation, ce qu'on oublie malheureusement trop souvent. La dépense doit créer un cercle vertueux, avec un effet multiplicateur sur les recettes.

Deuxième composante du budget pour 2019 : le recyclage de 170 millions d'euros de ponctions fiscales en subventions.

La première partie de la loi de finances comporte deux mesures fiscales, à l'égard des ménages et des entreprises, dont l'impact économique sur les outre-mer mérite d'être approfondi.

Une baisse de 70 millions d'euros par an pour les ménages ultramarins du fait de la réduction de l'avantage d'impôt sur le revenu est prévue à l'article 4 du PLF. Je m'étonne que l'impact macroéconomique d'une telle mesure ait été si peu pris en compte. Le fait par exemple que ceci conduira immanquablement la classe moyenne qui s'est endettée pour l'achat d'un logement à restreindre ses dépenses courantes constitue un danger de baisse du chiffre d'affaires de certaines entreprises locales, alors que le taux de chômage est de 23 % en moyenne et de 50 % chez les jeunes. Pour réduire ce risque, un étalement dans le temps de la mesure est souhaitable, et je me félicite que le Sénat l'ait adopté hier - même si je reste profondément inquiet sur sa capacité à progresser en deuxième lecture à l'Assemblée nationale.

En outre, une baisse de 100 millions d'euros par an pour les entreprises ultramarines est envisagée. La TVA non perçue récupérable (TVANPR), c'est fiscalement un oxymore, mais c'est un élément de trésorerie pour la comptabilité des entreprises, dont le résultat est soumis à l'impôt sur les bénéfices. N'oublions pas que, dans le même temps, l'octroi de mer fait l'objet d'une demande de remise en cause avec une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soumise au Conseil constitutionnel. La suppression de la TVANPR, prévue par l'article 5 du PLF, entraînera mécaniquement une hausse des coûts et des prix dans des territoires, où la vie chère est au centre des préoccupations et l'accès des entreprises au crédit bancaire s'en trouvera réduit.

En seconde partie du PLF, le Gouvernement propose de compenser ces prélèvements par des subventions, au centime près, opérant ainsi une recentralisation de la dépense - pour ne pas dire une étatisation. À titre personnel, j'ai le sentiment de revenir en arrière par rapport aux premières lois de décentralisation de 1982. Tout se passe un peu comme si l'État nous expliquait que, les Ultramarins ayant du mal à gérer leur argent de façon optimale, l'État va le récupérer pour le redistribuer, après un parcours acrobatique de préparation de dossiers, etc.

D'une part, le PLF propose d'augmenter les dotations du fonds exceptionnel d'investissement (FEI). 70 millions d'euros supplémentaires doivent lui être alloués pendant chacune des quatre prochaines années pour accompagner les projets des collectivités territoriales ultramarines. Cela porterait le FEI à 110 millions d'euros par an, et près de 500 millions d'euros sur le quinquennat en faveur de l'investissement public. Je rappelle ici que le FEI aurait déjà dû bénéficier de 500 millions d'euros sous le précédent quinquennat, mais qu'en 2017, moins de la moitié de cet objectif a été atteint avec seulement 230 millions d'euros en AE et 214 millions d'euros en CP. Ces crédits sont essentiellement affectés au rattrapage des investissements structurants qui manquent dans les territoires.

D'autre part, 100 millions d'euros sont alloués au développement économique des territoires dans la nouvelle action 4 « Financement de l'économie » du programme 138 « Emploi outre-mer ».

Sur le papier, il y a bien équivalence entre le montant des prélèvements et celui des nouveaux crédits. Reste que cette compensation soulève beaucoup d'interrogations s'agissant de son impact réel.

Tout d'abord, prosaïquement, parce que les Ultramarins - entreprises et collectivités - devront remplir des dossiers, ce qui nécessite une expertise et du temps dont certains ne disposent pas ou qu'ils pourraient mieux employer ailleurs.

Il faudra ensuite instruire ces dossiers, ce qui comporte des incertitudes et des délais. Qui, des administrations ou des organismes de financement, va traiter ce flux nouveau ? Au terme des auditions, je ne suis pas certain de la réponse. On nous explique que ce sera le ministère des outre-mer. Je ne savais pas que le ministère des outre-mer avait vocation à être une banque et à décider des projets qu'il accepte, qu'il finance, etc. Pour l'essentiel, je suggère ici de demander au Gouvernement des garanties de célérité car l'annualité budgétaire se traduit trop souvent par des crédits non consommés.

Enfin, on peut observer que le Gouvernement cible principalement l'amélioration des infrastructures en ponctionnant, fait inédit, les entreprises et les ménages locaux. Les Ultramarins critiquent donc ici un processus de compensation administré, centralisateur et économiquement discutable. À tout le moins, il nous faudra être extrêmement vigilant sur l'engagement de l'État à pérenniser les crédits nouveaux, car ils sont par nature plus volatils que les suppressions d'avantages fiscaux. Au regard des besoins en infrastructures, l'augmentation de ces crédits est pertinente, à condition toutefois qu'elle se traduise effectivement par des dépenses.

Troisième point sur lequel je veux insister : la fameuse bascule du CICE en exonérations de charges, avec des problèmes d'évaluation et d'impact.

Prévue à l'article 8 du PLFSS, cette opération est tellement complexe qu'on ne peut s'empêcher de regretter le maintien du CICE au nom de la stabilité fiscale et parce que les entreprises ont fait l'effort de s'y adapter. Seule Mayotte échappe à la suppression du CICE. Celui-ci n'existe que dans les DOM, DROM, dans les collectivités de l'article 73, mais non dans les collectivités de l'article 74 de la Constitution.

Je rappelle tout d'abord une particularité : les crédits de la mission « Outre-mer » sont majoritairement constitués de remboursements aux caisses de sécurité sociale, en contrepartie des allégements, pour un montant avoisinant un milliard d'euros les années précédentes. La réforme du CICE, qui empruntait le canal de la fiscalité, nécessite donc une budgétisation vers la mission « Outre-mer », et le Gouvernement propose, dans ce PLF pour 2019, 296 millions d'euros supplémentaires vers le programme 138, en reconnaissant initialement un manque à gagner d'environ 66 millions d'euros pour les entreprises ultramarines. D'autres annoncent des chiffres représentant plus du double de cette charge. Bien que ce chiffre ait été corrigé depuis sous l'effet des amendements du Sénat, d'après les évaluations conduites à la demande des acteurs ultramarins, on pouvait se demander s'il ne manquait pas, en réalité, 180 millions d'euros par rapport aux chiffres du Gouvernement. C'est ce que prouvent les socioprofessionnels, d'après les études qu'ils ont eux-mêmes fait réaliser. Pour expliquer les difficultés de chiffrage de ce basculement, la ministre des outre-mer a rappelé que, pour la France métropolitaine, il a fallu repenser 150 dispositifs. Mais pour les territoires ultramarins, c'est encore plus compliqué, car ils bénéficient d'allégements renforcés et d'un CICE majoré, à l'exception bien sûr des collectivités disposant de l'autonomie fiscale. J'ai consacré une partie des auditions à tenter d'élucider les raisons de cette divergence d'évaluation : il en ressort que les services de l'État semblent s'être fondés non pas sur le « CICE exigible » comme base de calcul, mais sur le « CICE constaté », ce qui revient à ne pas tenir compte du fait que de nombreuses petites entreprises ultramarines n'ont pas sollicité ce crédit d'impôt auquel elles avaient pourtant droit.

Quant à l'impact sur l'avenir économique des outre-mer du réaménagement des exonérations spécifiques, les 296 millions d'euros inscrits dans la mission « Outre-mer » correspondent à une réforme des allégements spécifiques aux entreprises ultramarines qui propose de simplifier l'architecture antérieure en définissant trois régimes. Tout d'abord, le « droit commun », très ciblé sur le SMIC, est identique à celui de l'hexagone ; j'observe que six points de CICE seront, par ce biais, reversés sur le budget des outre-mer alors qu'il ne s'agit pas d'une singularité ultramarine. Ensuite, le régime de « compétitivité », qui s'éteint à deux SMIC, est destiné aux entreprises ultramarines de moins de onze salariés et au BTP. Enfin, le PLFSS prévoit un régime de « compétitivité renforcée » pour plusieurs secteurs prioritaires, avec des exonérations qui déclinent à partir de 1,4 SMIC et s'annulent à 2,4 SMICs.

Ce réaménagement se caractérise par sa concentration au voisinage du SMIC, et tous les modèles économétriques indiquent que ce ciblage va certainement relancer l'embauche dans un premier temps. Mais, pour l'avenir, on risque d'enfermer nos outre-mer dans la « smicardisation » et les productions « moyen de gamme », faute d'avoir encouragé l'encadrement et l'ingénierie. 53 % des emplois sont à moins de 1,4 SMIC dans les outre-mer et le Gouvernement a fixé comme postulat que c'est sur ce niveau de salaire que doit porter la diminution du coût du travail ultramarin. Je pense que l'on pouvait reconvertir les excédents du CICE à cet endroit, mais il ne fallait pas toucher aux aides sur les salaires un peu plus élevés, dans la mesure où, pour éviter l'exode des jeunes de Guadeloupe, de Martinique et des autres territoires, il faut a minima un emploi garantissant leur survie économique, l'équilibre de leur famille, la santé et l'éducation des enfants. En continuant à les « enfermer » dans des emplois subventionnés à hauteur du SMIC, on ne crée pas de développement. Prenons garde car, sur le marché des produits moyen de gamme, ce sont les pays à bas coût de main-d'oeuvre qui dominent. Il me semble donc que cette stratégie écarte la voie de la réussite en n'aidant pas les entreprises à retenir les talents ultramarins capables de mener l'offensive sur les activités à haute valeur ajoutée.

La ministre rappelle que près de 700 millions d'euros seront investis dans la formation outre-mer au cours du quinquennat. À quoi bon former si c'est pour travailler dans des emplois non-qualifiés, au SMIC ? Cet effort ne pourra porter ses fruits que si les entreprises ultramarines peuvent proposer aux diplômés et aux futurs cadres des perspectives de carrières et de rémunération attractives.

Comme je vous l'ai indiqué, c'est dans cet esprit que le Sénat a rehaussé en PLFSS, dans certains secteurs et sur certains territoires, les seuils d'exonération pour ne pas dégrader la situation par rapport à l'existant.

Compte tenu du rééquilibrage opéré en PLFSS, si le Gouvernement apporte des garanties de pérennisation des surplus de crédits financés par les ponctions fiscales sur les Ultramarins, je suggère d'approuver les crédits de la mission « Outre-mer » pour 2019, mais je ne doute pas qu'ils donnent lieu à des débats difficiles. C'est la première fois en onze ans que le budget des outre-mer ne semble pas faire l'unanimité sur son contenu.

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