Agrégée de lettres modernes, je travaille dans un lycée de ZEP, situé dans une banlieue enclavée de la région parisienne. J'ai d'abord fait des remplacements dans un collège privé pour financer mes études, avant d'être parachutée dans un collège pour enseigner le français et le latin, ou le français et l'histoire-géographie. Faute de professeurs, on envoie n'importe qui, n'importe où, pour enseigner n'importe quoi... C'est le moment où circulait l'histoire de professeurs recrutés sur Le Bon coin... Pendant mes études d'agrégation, j'étais surveillante dans un établissement privé hors contrat. J'ai effectué mon stage dans un lycée favorisé d'Île-de-France, exactement l'inverse de mon établissement actuel, où j'enseigne depuis quatre ans. J'avais passé l'agrégation avec pour projet de rédiger une thèse. Mais j'ai rencontré ces élèves et j'y suis toujours ; je n'ai pas été dégoûtée, malgré la violence verbale, physique et morale.
J'ai témoigné en raison du mal-être visible dans les salles des professeurs, professeurs en souffrance qui s'expriment de moins en moins avant de disparaître, faute de solution de l'administration. J'ai la chance de bénéficier d'un grand soutien entre collègues - ce n'est pas le cas partout, mais il est parfois difficile de verbaliser.
J'ai fait une classe préparatoire. Les professeurs du secondaire y sont souvent qualifiés de fainéants, de ratés, tout le temps en vacances ou en grève. Vous n'avez pas envie de vous faire connaître de votre hiérarchie uniquement pour vos problèmes.
J'ai appris à réaliser des traductions d'ancien français, de moyen français, de latin. Je n'ai pas appris à gérer les « sale pute » ou autres violences. Lorsque vous avez deux à trois heures de transport chaque jour, vous êtes fatigué et n'avez parfois pas les moyens humains de gérer de telles situations. Nous n'avons pas été formés à la communication non-violente, il n'y a pas de référent des ressources humaines. Une année, j'ai été victime de harcèlement de la part d'un collègue. Pour licencier un professeur, il faut vraiment qu'il en ait fait beaucoup ; dans ce cas, il a seulement été changé d'établissement.
Les élèves violents ne sont pas seulement ceux ayant des histoires personnelles difficiles. La violence est un symptôme générationnel ; il faut traiter la cause et non le symptôme.
Le manque de mixité sociale sur le territoire français est scandaleux, et le déterminisme social extrêmement lourd. Dans ces endroits, si vous franchissez le cap du baccalauréat, vous devez avoir trois à quatre heures de transport pour aller à l'université, où les premières personnes que vous rencontrez font preuve de racisme et vous demandent d'enlever votre bandeau qu'ils assimilent à un voile. J'en arrive à comprendre pourquoi ces jeunes sont violents.
Nous n'allons pas voir notre administration en cas de violence, car sa réponse, répressive, est inefficace : elle fait entrer l'élève dans un cercle vicieux d'humiliation, avec convocation devant une assemblée et, parfois, des parents qui le frappent devant nous.
Non, nous ne sommes pas des assistantes sociales, mais nous enseignons à vingt-cinq individus dans une classe car j'ai la chance d'être en ZEP ; ailleurs ces effectifs montent à trente-huit en lycée. La vie des élèves ne commence pas à 8h30 pour se terminer à 17 heures : cela a un effet sur notre relation avec eux. Il n'y a pas seulement des professeurs agressés par des élèves violents ou insolents, ni des administrations méchantes qui tapent sur les professeurs. Certains établissements minimisent le nombre d'incidents pour ne pas aggraver une réputation qui dissuade les professeurs d'y enseigner plus de deux ans. Or si un élève voit qu'un professeur n'a pas confiance en lui pour le suivre davantage, comment réussira-il ?