Intervention de Édouard Durand

Mission commune d'information Répression infractions sexuelles sur mineurs — Réunion du 12 décembre 2018 à 16h35
Audition de M. édouard duRand juge des enfants au tribunal de grande instance de bobigny membre du conseil national de la protection de l'enfance cnpe et membre du haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes hcefh

Édouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny :

Je suis très honoré de votre décision de m'associer à vos travaux. Il est très important, pour le juge des enfants que je suis, d'y participer. J'intitulerais volontiers mon propos par les mêmes mots que le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes avait utilisés pour plusieurs de ses rapports : « En finir avec l'impunité ».

Voici sans doute le défi le plus difficile, à la fois pour le juge et pour le législateur : arriver à faire primer la protection et, tout particulièrement, celle des enfants, dans un système qui, malgré tout, garantit une certaine impunité aux agresseurs, aux auteurs de violences sexuelles et aux pédocriminels.

Ma pratique professionnelle et ma fonction de juge des enfants m'ont confronté très souvent à des situations de violence sexuelle infligée à des enfants, qu'ils soient petits ou proches de leur majorité. Ces violences se déroulent essentiellement dans le cadre familial. Ma pratique m'a permis de penser la violence à partir du huis clos familial.

Vous m'avez posé plusieurs questions, par écrit, sur les mécanismes de protection dans les dispositifs d'assistance éducative. Le dispositif de protection de l'enfance est assez binaire : soit on maintient l'enfant au domicile familial, où interviennent des éducateurs, soit on l'en extrait pour qu'il soit protégé dans une institution, à charge pour le juge et les autres professionnels de garantir que cette protection est effective.

Il m'est arrivé d'être saisi en assistance éducative pour des enfants victimes de viols hors de chez eux. Il m'a semblé que la protection judiciaire pouvait, dans ces cas, avoir un effet de survictimation de la famille, en la culpabilisant. Parents comme enfants se voyaient confrontés à l'institution judiciaire alors qu'il n'y avait pas eu de défaillance dans la protection par l'autorité parentale. Les dispositifs institutionnels de protection de l'enfance interviennent à titre subsidiaire par rapport au rôle de protection dévolu aux parents.

Il est essentiel de rappeler que les mesures éducatives et les mesures de protection ne sont efficientes, s'agissant d'enfants victimes de violences sexuelles, que si nous mettons en oeuvre des soins adaptés aux traumatismes psychologiques. Il ne suffit pas de mettre en place des mesures éducatives si l'on n'offre pas également ces soins.

Vous m'avez invité à préciser le profil des agresseurs et celui des victimes. Je ne suis pas le mieux placé pour le faire. S'agissant des agresseurs, cela relève de la psychopathologie. Je vous invite sur ce point à recevoir une psychologue remarquable, Mme Linda Tromeleue.

En tant que juriste, je considère que, quels que soient les profils que l'on peut discerner chez les agresseurs, la violence est toujours un choix. C'est la condition même des poursuites pénales et de la sanction. L'élément intentionnel de l'infraction vient signifier que, quels que soient l'histoire du sujet, les traumatismes qu'il a pu subir et les circonstances de l'agression, il aurait toujours pu ne pas passer à l'acte.

Le second élément qui me paraît important quant au profil des agresseurs est ce que Marie-France Casalis, Emmanuelle Piet et Ernestine Ronai ont coutume d'appeler la « stratégie de l'agresseur ». C'est très important de l'avoir présente à l'esprit quand on rencontre des enfants victimes ou qu'on essaie de comprendre les mécanismes du passage à l'acte des pédocriminels.

Les histoires des femmes ou des enfants victimes de violences sexuelles sont toujours singulières, mais les victimes décrivent toujours la même stratégie, définie par Mme Casalis en cinq points : d'abord, l'agresseur recherche sa proie, la cible dans un contexte vulnérabilisant et la met en confiance ; puis il isole la victime ; il la dévalorise ; il inverse la culpabilité ; enfin, il verrouille le secret. Cela me paraît extrêmement éclairant, en particulier dans le cadre de votre mission, qui porte sur des violences commises par des personnes ayant autorité.

On a tendance à oublier ces dimensions du choix de l'agresseur et de la stratégie qu'il met en oeuvre pour garantir son impunité. Il faut, dans le contexte de votre mission, porter une attention particulière à toutes les personnes qui, de par leur engagement ou leurs fonctions, ont un accès direct au corps de l'enfant. C'est un élément très déterminant. Je vois des enfants tous les jours, mais je n'ai pas un accès direct à leur corps. En principe, le juge des enfants est toujours assisté d'un greffier qui assure la légalité de la procédure. Il m'est donc impossible d'être seul avec l'enfant. Vous vous intéressez à des professionnels qui ont cet accès, ce qui doit impliquer une précaution supplémentaire.

Ce qui est vulnérabilisant, c'est que les parents conduisent leurs enfants dans ces institutions avec un a priori de confiance. Cela a aussi pour effet de produire, chez l'enfant, une distorsion de sa perception de l'interdit et du possible.

Il n'existe pas de profil de victime. Nous pourrions tous avoir été victimes de quelqu'un qui fait le choix de la violence et obtient le pouvoir sur le corps par le passage à l'acte. Je peux observer que les victimes éprouvent toujours de la honte et de la culpabilité, mais certains sujets sont plus vulnérables que d'autres. Certains enfants le sont, de par leur milieu familial ou leur style d'attachement. Un directeur de maison d'enfants m'avait exposé le cas d'une petite fille confiée à ses soins qui, du fait de son histoire, avait tendance à suivre toute personne qui venait vers elle, sans mécanisme de défense. Un agresseur repère une telle vulnérabilité. Une forme de violence sexuelle est extrêmement préoccupante : la prostitution des enfants. Les proxénètes savent très bien que, aux abords des institutions de protection de l'enfance, ils peuvent trouver des jeunes filles vulnérables et fragiles. Là encore, des précautions particulières s'imposent.

S'agissant du traitement judiciaire de ces violences, les questions posées mettent au défi ma capacité de protection et interrogent les erreurs judiciaires que j'ai commises dans ma carrière. Je parle de système d'impunité ; c'est dur, pour un juge, de le faire, mais c'est nécessaire. Il faut discerner ce qui fragilise les capacités de protection qu'offrent les institutions et la société dans son ensemble.

Le premier obstacle est constitué par les mécanismes de déni des violences, notamment sexuelles, faites aux enfants. Le concept d'aliénation parentale conduit ainsi à dévier la compétence et la perception des professionnels pour inverser la culpabilité et s'autoriser à ne pas voir la violence. Charles Péguy écrivait : « ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit ». Pour se défaire de cette difficulté, on s'autorise à ne pas voir.

Plus généralement, il faut relever le taux très important de classement sans suite des affaires de violences sexuelles. Très peu de victimes révèlent les violences qu'elles subissent ; en tout cas, elles disent moins que l'horreur du réel effectivement éprouvé ; pourtant, même quand elles le font, le classement sans suite reste très important. On dit, dans ces affaires, que c'est la parole de l'un contre la parole de l'autre, notamment dans le champ familial. Peut-être faudrait-il examiner la part du déni dans cette formule. Je suis souvent saisi de faits de vols, qui ne sont pas classés, et je déclare coupable le prévenu dans des dossiers où, de fait, on pèse la parole de l'un contre celle de l'autre, sans que cela pose problème aux professionnels ou à la société dans son ensemble. Quand on passe dans le champ de l'intime, du sexuel, c'est alors qu'on utilise cette expression. Nous pouvons faire progresser nos compétences pour l'audition des enfants victimes, qu'il s'agisse de protocoles d'audition, des salles utilisées, ou du travail sur la prise en compte de la voix de l'enfant.

Un autre élément constitutif de ce système d'impunité est la tendance consistant à plus s'interroger sur la victime que sur les moyens mis en oeuvre par l'agresseur. On a récemment modifié la loi qui détermine les éléments constitutifs de l'agression sexuelle ou du viol, pour faire référence d'abord aux mécanismes et aux actes mis en oeuvre par l'agresseur : la violence, la contrainte, la surprise ou la menace. On a toujours tendance à interroger d'abord le comportement de la victime. Un adolescent jugé pour sa participation à un viol collectif avait déclaré : « Mais elle ne disait rien ! ». La société, elle aussi, a tendance à rechercher les éléments constitutifs de l'infraction dans l'attitude de la victime plutôt que dans le comportement de l'agresseur. C'est pourquoi le Haut Conseil avait préconisé la modification de la loi et la mise en place d'une présomption de contrainte s'agissant des violences sexuelles commises contre les enfants en deçà d'un certain âge. Ce sujet est difficile ; les arguments visant à assortir cette présomption de nombreuses précautions sont extrêmement solides, même si je soutiens sans réserve cette préconisation.

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