Merci pour votre invitation : c'est pour moi un devoir, mais aussi un plaisir, que de venir, au moins deux fois l'an, devant vos commissions. La représentation nationale doit pouvoir mener un débat informé sur les questions européennes ; c'est, pour le commissaire français que je suis, une obligation morale et politique que de le permettre.
Je souhaite avoir une pensée pour les victimes de la fusillade de Strasbourg, où je me trouvais lundi avec les autres membres de la Commission. Je tiens à exprimer au Sénat et à la France le soutien et l'émotion de toute la Commission dans ces moments difficiles.
La Commission a présenté ses prévisions économiques pour l'Union européenne et a adopté ses opinions sur les projets de loi de finances des États de la zone euro. Les ministres des finances de cette zone se sont réunis la semaine dernière pour préparer le Conseil européen qui débute aujourd'hui. En matière fiscale, les propositions de taxation des acteurs du numérique sont au coeur des discussions ; je ne renonce pas à les faire aboutir.
La situation économique de l'Union européenne, malgré un léger ralentissement, reste favorablement orientée. La croissance devrait atteindre 2,1 % en 2018, 1,9 % en 2019 ; le niveau d'emploi atteindrait un niveau historique et le chômage continue de diminuer. Presque tous les États membres poursuivent avec sérieux leurs efforts d'assainissement des comptes publics. Le déficit de la zone euro restera nettement en dessous de 1 % pour les deux prochaines années ; la dette publique continuera à diminuer presque partout.
En revanche, l'environnement international est moins porteur et les risques grandissent. Il faut donc être prudent. Je pense en particulier aux tensions commerciales, à la hausse discontinue des prix du pétrole et à la situation fragile des pays émergents. En Europe, la situation de l'Italie, le Brexit et les événements de France peuvent constituer des risques. Tous ces facteurs pèsent à la baisse sur nos prévisions de croissance. Cela doit colorer notre jugement sur la période. Je ne suis pas du camp des alarmistes, mais il faut se préparer à la prochaine crise.
L'opinion initiale de la Commission confirme que la France continue son travail d'assainissement de ses finances publiques. Sans le ressaut statistique ponctuel de 0,9 % correspondant à la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en baisse de charges sociales, le déficit public, tel que proposé initialement, serait de 1,9 % du PIB en 2019 et de 1,7 % en 2020, ce qui est dans le cadre des exigences budgétaires européennes. Les efforts structurels doivent néanmoins être accentués. Nous évaluons ces efforts à 0,2 % du PIB ; ils restent insuffisants et posent un risque de non-conformité avec les exigences du pacte de stabilité et de croissance. La dette publique française frôle les 100 % du PIB ; le projet de loi de finances, dans sa version actuelle, la voyait diminuer très légèrement, mais il faut poursuivre cette évolution. La dette publique est l'ennemie absolue de l'économie : une économie qui s'endette est une économie qui s'appauvrit ; le fardeau de la dette pèse sur tous les contribuables et, notamment, sur les plus modestes.
La situation a évolué du fait de l'annonce de nouvelles mesures par le Gouvernement et le Président de la République. Cela modifiera probablement nos prévisions. M. Darmanin vous a expliqué que le financement de ces mesures s'élèverait à 10 milliards d'euros environ, ce qui aurait nécessairement pour effet d'augmenter le niveau du déficit public. Il est encore difficile d'évaluer précisément les effets de ces mesures sur la trajectoire budgétaire de la France ; nous attendons les arbitrages sur leur financement, qui doivent être rendus le 20 décembre. Il est donc trop tôt pour spéculer sur le niveau final du déficit.
Toutefois, puisque M. Éblé semble m'accuser de laxisme, je veux lui répondre. Nous savons tous qu'il n'est pas impossible que le déficit français soit supérieur à 3 % l'an prochain. Il n'est pas interdit par nos règles de connaître un dépassement temporaire, limité et exceptionnel. Un tel dépassement peut être conçu sur un an, à condition qu'il demeure inférieur à 3,5 % ; au-delà, ou s'il dure plus d'un an, une procédure pour déficit excessif doit être envisagée. Or le déficit demeurerait, semble-t-il, en dessous de 3,5 %, et le dépassement ne devrait pas durer plus d'un an. C'est pourquoi j'ai déclaré que c'était envisageable. Est-ce pour autant souhaitable ? Il faudrait que ce dépassement soit le plus limité possible. Le Gouvernement français travaille sur un paquet de mesures de maîtrise de la dépense et semble également envisager des efforts de recettes.
La Commission européenne comprend la nécessité de mesures en faveur du pouvoir d'achat ; j'y suis aussi très sensible du fait de mon parcours. Il faut simplement essayer de les accommoder avec le cadre budgétaire existant. Au printemps, la Commission jugera de l'impact de ces mesures sur le niveau du déficit public et en tirera les éventuelles conséquences procédurales imposées par les règles européennes. D'ici là, je maintiens un dialogue étroit et régulier avec les autorités françaises ; il revient au Gouvernement de proposer des financements solides permettant, dans la durée, de poursuivre la réduction de la dette publique.
Par ailleurs, les États membres ont, dans leur grande majorité, poursuivi leurs efforts de redressement des comptes publics. Les plans de 13 États membres ont été jugés conformes aux exigences européennes, même si le niveau de la dette reste parfois élevé et que les efforts structurels ont été jugés insuffisants dans certains États. Il faut donc rester vigilant.
Quant à l'Italie, l'analyse de la Commission a confirmé un risque de non-conformité particulièrement sérieux. On relève une croissance très forte du déficit nominal annoncé. Le déficit structurel devrait se dégrader de 0,8 point, quand celui de la France s'améliore de 0,2 point. La dette publique italienne atteint 131 % du PIB, niveau beaucoup trop élevé. Nous avons demandé au gouvernement italien de soumettre une nouvelle copie puis prononcé une opinion sur le risque de non-conformité. Depuis l'adoption de notre opinion, nous avons engagé un dialogue particulièrement intensif et constructif avec les autorités italiennes. Nous allons travailler d'arrache-pied pour trouver une solution. Le président du Conseil italien, M. Conte, a exprimé sa volonté de coopérer pour la réduction de la dette publique et a notamment annoncé que le déficit soumis serait, non plus de 2,4 %, mais de 2,04 %. Il reste encore des pas à faire, peut-être de part et d'autre. Nous ne pouvons pas transiger avec les règles. Nous cherchons les moyens de rendre compatibles des choix politiques légitimes et les règles communes. Il n'y aura pas un traitement privilégié pour les uns, sévère pour les autres ; les règles sont certes subtiles et complexes, mais elles sont les mêmes pour tous. Nous préparons donc également les prochaines étapes juridiques à la suite de l'opinion du Conseil, qui a suivi la nôtre.
Concernant la Grèce, on oublie parfois les trains qui arrivent à l'heure ! La Grèce fait une entrée tout à fait réussie dans le semestre européen. Son projet de budget pour 2019 prévoit un excédent primaire de 3,5 % du PIB, la croissance atteint 2,3 % cette année, et les créations d'emplois sont de retour. Cela permet d'éviter des coupes dans les retraites qui auraient pu les réduire de 14 % pour 1,4 million de Grecs. Cela ne veut pas dire que la Grèce est totalement tirée d'affaire - aucun relâchement n'est possible -, mais elle est sur la bonne voie.
Parmi les conclusions de la réunion du 3 décembre de l'Eurogroupe, je relève trois points positifs et deux points plus préoccupants. De manière positive, nous sommes parvenus en temps voulu à un accord pour le sommet de la zone euro ; des progrès ont été accomplis pour un fonds de résolution unique qui soit appuyé par des données budgétaires, ce qui conforte l'union bancaire ; enfin, nous avons fait des progrès en faveur d'une réforme du mécanisme européen de stabilité.
En revanche, sur plusieurs chantiers clés, les ministres des finances ne sont pas parvenus à surmonter leurs désaccords. Aucun consensus n'a été trouvé pour la mise en place d'un système européen de garantie des dépôts au sein de l'union bancaire, alors qu'une telle garantie est une composante intégrante de notre conception de l'union bancaire.
En outre, si les ministres ont évoqué la création d'un budget de la zone euro, il n'y a pas eu d'accord sur ce sujet, alors que cela est indispensable pour contribuer à réduire les divergences entre nos économies et pour mettre en place un fonds de stabilisation pour prévenir d'éventuels chocs asymétriques. La balle est dans le camp des chefs d'État et de gouvernement. J'espère qu'ils donneront à leurs ministres des directives qui leur permettront d'approfondir leurs travaux.
J'en viens aux initiatives de la Commission en matière fiscale. La première concerne la fiscalité du numérique. Les bénéfices tirés par les géants de ce secteur sont à peine taxés dans l'Union européenne : ils le sont, en moyenne, à 9 %, contre 23 % pour les autres entreprises. J'ai présenté, en mars dernier, deux propositions visant à garantir une fiscalité équitable de l'économie numérique. La première tend à moderniser les règles d'imposition actuelles, en introduisant le concept de « présence numérique », puisque la présence physique de ces groupes est limitée. La seconde consiste en l'instauration d'une taxe temporaire de 3 % sur le chiffre d'affaires généré par les activités numériques dans l'Union européenne.
Malgré l'urgence, les États membres ne se sont pas encore mis d'accord sur une position commune, mais de très grands progrès ont été réalisés grâce à un accord franco-allemand de dernière minute. Nous allons continuer à rechercher, avec énergie, une solution de compromis avant les élections européennes. Une taxe nationale est concevable si aucun accord européen ne peut être trouvé. Ma conception profonde est que les grands acteurs du numérique doivent payer leur juste part et ne sauraient se dérober à cette obligation, qui incombe à tout citoyen et à toute entreprise.
Ce dossier illustre la difficulté à progresser sur les questions fiscales qu'engendre la règle de l'unanimité. Ce sera mon testament : je présenterai bientôt des propositions pour le passage au vote à la majorité qualifiée en matière fiscale. J'attends le soutien des parlements nationaux. Je préconiserai une approche graduelle, par paquet. Il n'est pas tolérable que le veto d'un seul puisse bloquer la volonté de tous les autres. Nous savons, dans le cas de la fiscalité du numérique, quels sont les États réticents : l'Irlande, le Danemark, la Suède et, dans une moindre mesure, la Finlande. Ces États peuvent-ils empêcher d'avancer la très vaste majorité des États membres et de la population européenne ?
Une réforme qui introduirait la majorité qualifiée permettrait d'avancer de manière plus rapide et efficace sur les chantiers prioritaires et représenterait un progrès démocratique. En matière de fiscalité, nous avons fait des avancées énormes, inédites dans l'histoire de l'Union européenne. J'en suis très fier. Mais je sais aussi que, sur les grands dossiers structurants - TVA, assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), fiscalité du numérique et de l'énergie, taxe sur les transactions financières -, nous n'avons pas pu avancer autant que les citoyens le souhaitent à cause de l'exigence d'unanimité. Nous sommes à cinq mois d'élections cruciales pour le projet européen. Il faut démontrer à nos concitoyens l'intérêt de notre projet commun afin qu'ils fassent un choix clair en faveur de l'Europe.