La note à laquelle vous faites référence s'appuie sur une hypothèse de départ, selon laquelle les bouleversements récents du commerce international obligent à une remise à plat de la façon dont on considère la question et les réponses à y apporter, en particulier, en ce qui concerne la bonne stratégie pour l'Europe.
Pour résumer à grands traits la note, je dirai que nous - Philippe Martin, André Sapir et moi-même avons tout d'abord tenté d'analyser l'impact de la mondialisation commerciale en terme de bouleversements sociaux et économiques internes.
À cet égard, nous considérons que l'ouverture commerciale depuis une trentaine d'années n'est pas la cause, du moins pas la cause principale, des bouleversements sociaux majeurs et en particulier de la montée des populismes partout en Europe, que nous attribuons plutôt à une incapacité à apporter des bonnes réponses.
Pour autant, nous considérons que les impacts sociaux de l'ouverture commerciale - notamment en termes d'accélération du changement structurel - appellent des réponses de l'État.
Deuxièmement, nous faisons le constat qu'il résulte de l'accélération récente de vives tensions commerciales une forte incertitude, qui agit principalement sur les décisions des entreprises. Ces tensions sont un puissant facteur de déstabilisation, empêchant les entreprises de prendre des mesures de long terme, qui freinent ou différent les investissements.
Pour l'instant, les effets ne s'en sont pas encore fait sentir, mais ceci s'explique en grande partie par les mesures de relance fiscale, puisque les gouvernements américain et chinois ont décidé de contrebalancer l'impact frontal du choc commercial par des politiques internes de relance macroéconomique conjoncturelles.
En Europe, depuis le printemps dernier, les enquêtes de conjoncture montrent que le climat des affaires souffre passablement de ces incertitudes commerciales et ceci surtout en Allemagne, dont l'économie est fortement dépendante des exportations, mais aussi en France.
Face à ce constat, nous prévenons qu'une guerre commerciale généralisée pourrait coûter très cher à l'Europe. Si les petits pays, plus dépendants du commerce extérieur, seraient plus impactés, nos simulations montrent que cet affrontement commercial pourrait coûter aux autres pays entre 3 à 4 points de PIB, c'est-à-dire avoir un impact proche de celui de la crise financière de 2008-2009.
La sortie d'un cadre coopératif pourrait se traduire par une augmentation sensible des droits de douane, qui pourrait aller au-delà de 25 %, niveau estimé comme un seuil, ce que les précédentes crises ont prouvé - notamment celle des années 30, mais aussi plus récemment la crise commerciale entre les États-Unis et la Chine.
La situation de L'Europe est certes spécifique dans l'échiquier mondial, puisque, union commerciale d'États, l'Europe est plus forte commercialement que politiquement et n'a donc aucun intérêt à sortir du principe multilatéral.
À notre sens, la priorité de l'Europe doit être la sauvegarde du système commercial multilatéral, basé sur des règles établies en commun, et formalisé par des traités, actuellement celui de l'OMC, que les États s'attachent à appliquer, même imparfaitement.
Pour autant, tel qu'il existe actuellement, ce système doit faire face à une nouvelle donne liée à la place de la Chine, devenue première puissance industrielle et commerciale mondiale, ce qui n'était pas le cas au moment de son entrée dans l'OMC.
À cette époque-là, l'intégration de la Chine s'était faite avec l'espoir d'une convergence sociale et normative future. Or, aujourd'hui, l'économie chinoise, fortement subventionnée par l'État, ne semble pas en voie d'évolution et représente donc une menace majeure de concurrence déloyale.
Aussi, il ne faudrait pas que ce qui s'est passé dans les années 2000 pour les panneaux voltaïques se reproduisent dans d'autres secteurs : l'automobile, l'aéronautique, la robotique, etc., autant de secteurs encore fortement subventionnés par l'État chinois. C'est le défi majeur pour l'Europe.
Face à cette menace, les États-Unis adoptent une position agressive, qui consiste à vouloir casser le développement de l'économie chinoise, ce qui nous semble ni possible ni surtout souhaitable.
Pour notre part, nous considérons qu'il vaudrait mieux envisager une réforme de l'OMC, visant à faire en sorte que le développement de l'industrie chinoise ne se fasse pas au détriment de la nôtre : l'industrie européenne ne doit pas être la variable d'ajustement des choix de politique industrielle chinois.
Afin de pouvoir envisager le rétablissement de la possibilité d'une concurrence libre et non faussée, nous appelons donc à la renégociation, au sein de l'OMC : des règles entourant le régime des subventions industrielles ; de la réponse au transfert forcé de technologie industrielle.
À ce sujet, nous considérons que l'enjeu réside moins dans la bataille autour des droits de propriété intellectuelle - la Chine ayant bien compris l'intérêt d'évoluer vers une économie de l'innovation - que de faire cesser, d'une part, le cyber espionnage industriel, d'autre part et surtout, la conditionnalité de l'accès au marché chinois.
Je vous rappelle qu'à l'heure actuelle, la Chine continue de conditionner l'accès des produits étrangers à son marché, en imposant par exemple des plafonds de participation dans ses propres entreprise nationales, ou encore en conditionnant la vente directe à la cession des droits de propriété intellectuelle.
Les freins sont donc moins réglementaires que pratiques, dans la mise en oeuvre des ventes, ce qui est plus difficile à faire évoluer.
Je termine sur l'utilité des accords de libre-échange dans ce contexte.
Si le but premier d'un accord de libre-échange est l'efficacité de l'allocation des ressources, et donc la croissance et l'innovation, on ne peut plus attendre aujourd'hui de ces traités le type de gain qu'on pouvait attendre dans les années 1960, années au cours desquelles l'Europe avait besoin de concurrence extérieure.
Aujourd'hui, la réflexion européenne sur l'opportunité de nouer des accords de libre-échange doit envisager toutes les externalités - sociales et environnementales notamment - induites.
D'autre part, elle doit nécessairement s'inscrire dans le contexte d'incertitude que j'ai décrit précédemment. C'est typiquement le cas de l'accord que nous sommes en train de nouer avec le Japon, qui est aussi une garantie d'alliance stratégique notamment face aux États-Unis.
Comment, enfin, rendre contraignantes les clauses non commerciales, sociales ou environnementales, au sein des accords commerciaux ?
Tant que la sanction du non-respect des clauses reste basée sur la preuve de l'existence d'un préjudice, il sera très difficile de faire respecter un engagement social : à titre d'exemple, comment prouver qu'une entrave au droit syndical au Guatemala aura des conséquences concrètes sur l'industrie américaine ?
Si le non-respect d'un engagement social ou environnemental ne se traduit pas par une sanction commerciale, il restera au stade de voeu. C'est cette logique qui a été retenue dans le cadre du partenariat Transpacifique, en liant les droits préférentiels de l'industrie textile vietnamienne pour entrer sur le marché nord-américain à l'évolution de la liberté syndicale dans ce pays.
C'est également l'esprit qui a présidé aux négociations commerciales franco-japonaises sur l'industrie automobile.
Un accord commercial peut donc tout à fait être un instrument de politique étrangère, utilisé à d'autres fins que le développement de la croissance, je pense notamment au cadre des négociations de l'Accord de Paris sur le climat.