Intervention de Pierre Louault

Réunion du 15 janvier 2019 à 14h30
Gouvernance des grands groupes coopératifs agricoles — Débat organisé à la demande du groupe union centriste

Photo de Pierre LouaultPierre Louault :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les membres du groupe Union Centriste et moi-même avons demandé l’inscription de ce débat sur la gouvernance des grands groupes coopératifs agricoles en raison des dysfonctionnements que connaissent certains d’entre de ces derniers et qui inquiètent autant les adhérents que le monde agricole français.

Au-delà de l’actualité, cette inquiétude, que je partage, pose aujourd’hui le problème de l’avenir du modèle coopératif français.

Ce modèle original permet d’associer les agriculteurs à la gestion partagée d’une partie de leur activité, selon le principe « un homme, une voix ». Il a été pensé pour améliorer leur rémunération grâce à la mutualisation des efforts et des investissements et à une meilleure maîtrise de l’amont et de l’aval de la production.

Le tissu coopératif français est d’abord un modèle qui structure fortement l’organisation de la production agricole nationale. Il s’agit d’un modèle solide, d’un modèle d’avenir, d’un modèle défendu par les agriculteurs-coopérateurs, auquel tiennent nombre d’acteurs de la profession.

La coopération en France, ce sont 2 400 coopératives, dont 93 % sont des petites ou des moyennes entreprises. Seuls treize grands groupes ont une dimension nationale ou internationale. Ce sont aussi 190 000 salariés et près de 85 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit 40 % du chiffre d’affaires de l’agroalimentaire français.

Or ce modèle est aujourd’hui menacé par certaines pratiques et certaines évolutions, qui ont notamment cours dans les plus grands groupes. Il ne s’agit pas de remettre en cause les principes de concurrence, de marché, d’internationalisation et de développement, mais force est de constater que, dans les faits, les mêmes principes peuvent servir de prétexte à des pratiques qui sont non seulement discutables, mais surtout contraires au modèle original.

Au cours de mon intervention, j’aborderai trois points. J’évoquerai, tout d’abord, les menaces liées à la gouvernance et à l’internationalisation. Je m’interrogerai, ensuite, sur le rôle du Haut Conseil de la coopération agricole, le HCCA, acteur majeur et garant du système coopératif français. Je proposerai, enfin, quelques pistes pour nous engager plus avant dans la réflexion sur ces sujets.

Je commencerai par évoquer la gouvernance. Lors du grand débat coopératif de 2018, il est apparu qu’un tiers des adhérents des coopératives estiment que leur voix n’est pas assez entendue. Comme vous le savez, les grands groupes sont pilotés par un conseil d’administration, ou de surveillance, et un directoire, qui en est l’exécutif. Ce schéma, lorsqu’il s’applique aux grands groupes, pose deux problèmes.

Le premier problème réside dans la désignation des membres des conseils de surveillance. Le principe « un homme, une voix », qui distingue le système coopératif de tout autre, est bousculé, quand il n’est pas piétiné. Pour exemple, et très concrètement, le conseil de surveillance d’un grand groupe fait aujourd’hui en sorte que le coopérateur d’une section vaut trois coopérateurs d’une autre section, alors que, selon le principe « un homme, une voix », cela devrait être l’inverse. En représailles, ceux qui ont dénoncé ces faits, entre autres, ont purement et simplement été exclus du conseil d’administration. Heureusement, la justice a ordonné leur réintégration.

Le second problème est que, en réalité, les membres des directoires sont aujourd’hui les maîtres du jeu. Ce sont souvent eux qui définissent la politique du groupe.

Compte tenu de la complexité des marchés et des mécanismes en jeu à l’échelon international, nous avons indubitablement besoin de directeurs qui mobilisent leur expertise. Mais cette expertise doit accompagner les décideurs légitimes, à savoir les membres élus du conseil d’administration. Les directeurs ont par ailleurs un devoir d’information, voire de formation, conformément aux éléments inscrits dans les règlements intérieurs. Or c’est peu le cas en pratique, malgré le budget fléché dans la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

La transparence reste souvent un vœu pieux. Dans les faits, on déploie beaucoup d’ingéniosité pour se conformer à l’exigence formelle d’information tout en dissimulant l’essentiel. D’ailleurs, dans ce système, on parle non plus de filiales, mais de business units, animés par des change leaders. Ou comment rendre la situation opaque…

Du fait de ces deux problèmes – la désignation des membres des conseils d’administration et la mainmise des directeurs sur la politique de certains grands groupes coopératifs –, les coopérateurs sont petit à petit dépossédés de leur outil industriel et commercial et empêchés d’exercer leur légitime pouvoir de décision.

La seconde menace est l’internationalisation. Le mode de gouvernance et de fonctionnement que j’ai évoqué est parfaitement entretenu par l’internationalisation, qui reste malgré tout une marque incontournable de ces grands groupes coopératifs. Il s’agit non pas de contrer cette dynamique, mais de faire en sorte qu’elle s’inscrive dans le modèle coopératif, qui demeure le modèle protecteur de notre excellence nationale.

Trois problèmes se posent.

Tout d’abord, l’internationalisation produit effectivement de la valeur, mais profite-t-elle réellement aux coopérateurs ? Il semble plutôt que la logique financière l’emporte sur une logique de filières, lesquelles deviennent de véritables nébuleuses. Par exemple, il arrive qu’une filiale en Belgique soit en réalité sous le contrôle d’une filiale brésilienne, le tout échappant en totalité au contrôle des administrateurs du groupe coopératif français.

Ensuite, cette internationalisation et cette structure en filiales induisent des risques financiers pour les coopérateurs initiaux. Ce jeu de filiales entraînera inévitablement l’ouverture du capital des grands groupes coopératifs et la possibilité de produire des dividendes pour les actionnaires des filiales, ce qui est logique, au détriment des coopérateurs. En outre, la complexité de ces montages en filiales, qui créent une vulnérabilité, ne me semble pas assez anticipée.

J’en viens au troisième problème, qui est lié à celui que pose la gouvernance : la transparence.

Il se trouve que les membres du conseil d’administration sont souvent écartés de la gouvernance des filiales. Le directoire n’étant pas tenu de transmettre à l’assemblée les éléments comptables précis concernant les résultats de chacune des filiales, seuls les comptes consolidés sont communiqués, ce qui rend l’information nécessaire incompréhensible lors des assemblées générales.

Je dirai maintenant quelques mots du Haut Conseil de la coopération agricole. Le législateur, conscient peut-être de l’originalité de notre modèle coopératif, de sa pertinence ou encore de sa vulnérabilité, a mis en place depuis longtemps déjà des outils pour garantir son existence, dont le HCCA.

Une telle instance, par les missions qui lui sont expressément dévolues, devrait nous rassurer. Or plusieurs dysfonctionnements ont été récemment relevés. Le président du HCCA lui-même, l’ancien ministre de l’agriculture Henri Nallet, a ainsi été obligé de demander la démission de l’un de ses membres quand il a enfin été établi que celui-ci était par ailleurs avocat d’un groupe coopératif, ce qui créait un conflit d’intérêts.

En outre, le HCCA manque de rigueur dans son obligation de publicité réglementaire et dans le contrôle des modifications des statuts et des règlements intérieurs qui sont effectuées par certains grands groupes. Force est donc de constater que le HCCA n’a pas pleinement exercé sa mission. Face à ces constats, que pouvons-nous faire ?

Pour garantir le fonctionnement des coopératives, qui se structurent autour de valeurs qui sont plus que jamais d’actualité, des évolutions nous semblent nécessaires. Il s’agit d’assurer une meilleure transparence ; de renforcer la lisibilité des informations aux coopérateurs, notamment les informations financières ; de sécuriser les revenus des agriculteurs et de garantir une meilleure valorisation de la production afin de mieux aborder les crises conjoncturelles ; d’encadrer la gestion et la gouvernance des filiales en imposant le principe selon lequel la présidence d’une filiale doit être exercée par un administrateur coopérateur du groupe ; de mieux former les élus des coopératives à la gestion et au contrôle de leurs coopératives ; de conforter le statut des administrateurs, en leur donnant les moyens de remplir leurs missions.

Les conséquences des dérives de gouvernance et le passage à une scène internationale non contrôlée pourraient avoir des effets très directs sur nos territoires ruraux, qu’il est de notre devoir de préserver.

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