Intervention de David Assouline

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 16 janvier 2019 à 9h30
Proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de David AssoulineDavid Assouline, rapporteur :

Madame la présidente, mes chers collègues, le contexte politique général que nous traversons, les attaques contre les journalistes, la déferlante de ce qu'il est convenu d'appeler la « post-vérité » sur les réseaux sociaux, témoignent, plus que jamais, du caractère essentiel pour la vitalité et la qualité du débat démocratique d'une information libre indépendante, pluraliste et produite de manière professionnelle.

L'irruption d'internet et la domination sans partage de quelques grands groupes mondiaux, les « GAFAM » - Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft -, ont doublement fragilisé l'édifice de notre presse, tel que conçu à la Libération. Elles ont, d'une part, contribué à assécher les sources de financement des éditeurs et des agences de presse, qui subissent une crise économique sans précédent. Elles ont, d'autre part, mis toutes les opinions et tous les points de vue sur le même plan, sans hiérarchisation ni classification, dévalorisant par là même la parole des journalistes.

Je vous livre quelques éléments pour souligner la gravité de cette crise, sur laquelle notre commission, notamment Michel Laugier, rapporteur pour avis du programme « Presse » de la mission budgétaire « Médias, livre et industries culturelles », s'est penché ces dernières années.

En 2009, 7 milliards d'exemplaires de journaux étaient vendus chaque année. Ce chiffre est aujourd'hui inférieur à 4 milliards. Le chiffre d'affaires de la presse baisse ainsi de plus de 4,5 % par an.

Plus encore que la baisse des ventes, c'est la chute des recettes publicitaires qui est alarmante : celles-ci diminuent de 7,5 % par an alors même que le marché de la publicité numérique est en hausse de 12 % par an !

La raison de cet effet de ciseau mortifère, qui conjugue baisse des ventes et chute plus brutale encore des recettes publicitaires, est connue - notre commission, en particulier, travaille de longue date sur ce sujet : il s'agit de l'action des grandes plateformes de l'internet. L'effet de cette action se fait sentir à deux niveaux.

Premier niveau : les recherches effectuées sur un moteur de recherche permettent aux plateformes d'engranger des recettes publicitaires très importantes, en vendant des « mots clés » et en constituant des bases de données sur chacun d'entre nous - je sais que notre présidente est particulièrement attentive à cette question, qui met en jeu nos libertés individuelles.

Second niveau : bien souvent, les informations recueillies par la simple consultation des résultats d'une recherche ou à l'occasion du partage d'un article suffisent à l'internaute, qui éprouve rarement le besoin d'aller plus loin, c'est-à-dire sur le site de l'éditeur. Dès lors, par le biais de ces « snippets », s'effectue une réelle spoliation des éditeurs et des agences. Sur un marché de la publicité en ligne estimé, en France, à 3,5 milliards d'euros, les seuls Google et Facebook en récupèrent 2,4 milliards, et les éditeurs moins de 13 %.

Afin de vous permettre de bien comprendre cet enjeu, je vais m'arrêter un instant sur la notion essentielle de « snippet ». Ce terme désigne la façon dont une page web est décrite dans les résultats d'un moteur de recherche : il peut s'agir, indifféremment, du résumé textuel proprement dit ou de tout le bloc de présentation de la page. Ainsi, lorsque vous faites une recherche sur un moteur bien connu, vous savez que vont apparaître le titre et le lien vers une nouvelle page ; en général, un petit résumé de quelques lignes, le snippet, donc, les accompagne.

Quand la recherche est en lien avec l'actualité, ces quelques lignes, qui peuvent être aussi une photo, sont en réalité extraites d'un article de presse, que ce soit sur Google ou Facebook, si l'article est partagé. Comme je l'ai dit, ces résumés suffisent très souvent à l'internaute. L'éditeur ne peut donc valoriser la consultation. Les plateformes attirent ainsi les internautes via une information qu'elles ne produisent ni ne rémunèrent et en retirent des bénéfices. Autrement dit, on assiste à une captation de la valeur créée par le travail des éditeurs et des agences de presse - ces dernières sont concernées au premier chef, s'agissant notamment de la photo. Aujourd'hui, les éditeurs et les agences n'ont en effet pas les moyens juridiques de faire valoir leur droit.

Tel est précisément l'objet de la présente proposition de loi : doter les éditeurs et les agences d'un « droit voisin » du droit d'auteur des journalistes et des photographes inscrit dans la loi de 2009 issue des états généraux de la presse, sur le modèle de ce qui existe déjà pour les artistes-interprètes ou les sociétés de production audiovisuelle. Ce droit leur permettra de négocier avec les plateformes l'utilisation de leurs productions.

J'avais déposé, en 2016, une première proposition de loi visant à créer un tel droit voisin au profit des agences de presse, mais, faute d'être inscrite à l'ordre du jour des travaux du Sénat, elle n'avait pu être discutée. Le texte que nous examinons aujourd'hui reprend en bonne partie ses dispositions, en les étendant à l'ensemble des éditeurs de presse.

La nécessité de faire contribuer les plateformes et les moteurs de recherche est largement reconnue. Des tentatives de législation nationale ont échoué en Allemagne et en Espagne face à la puissance des grands opérateurs et, notamment, aux menaces de Google. C'est pourquoi, dans le cadre de la réforme du droit d'auteur lancée en 2016, la Commission européenne a proposé une directive, dont l'article 11 crée un droit voisin au profit des éditeurs et des agences de presse.

Je ne reviendrai pas sur les péripéties qui ont accompagné la discussion de cette directive. L'article 11, ainsi que l'article 13, sur le filtrage automatique des contenus postés, ont suscité des campagnes de lobbying très intenses ; celles-ci ont d'ailleurs failli réussir, puisque, à la surprise générale, le Parlement européen a, dans un premier temps, le 5 juillet dernier, repoussé le texte de sa commission, avant de se « reprendre » et d'adopter finalement un texte, le 12 septembre.

Nous sommes actuellement dans la phase dite de « trilogue », destinée à concilier les positions respectives du Parlement et du Conseil. Le prochain trilogue, qui - nous l'espérons - sera le dernier, doit se tenir lundi prochain, le 21 janvier. Il pourrait être conclusif, et une législation européenne pourrait donc être adoptée dans le courant du mois de mars, dans le meilleur des cas. J'emploie le conditionnel, car, en la matière, rien n'est encore certain. Mais cette option est à la fois souhaitable et possible.

Quelles sont les principales dispositions du présent texte ?

La proposition de loi permet de créer un nouveau droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse. Concrètement, il serait mis fin à l'utilisation sans consentement de textes rédigés par des journalistes, qui ne donne jamais lieu à rémunération. Mais le texte va plus loin. Les exemples allemand et espagnol ont montré que les plateformes étaient en position de force pour négocier et pouvaient tout simplement cesser de référencer les articles des éditeurs si ces derniers ne concédaient pas une licence gratuite, comme en Espagne.

La solution que je vous propose - celle qui a été, au demeurant, retenue dans la directive - consiste à créer les conditions d'un rapport de force plus favorable, en poussant au regroupement au sein de sociétés de gestion collective, sur le modèle, par exemple, de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) ou de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Concrètement, ce sont ces sociétés de gestion qui iront négocier des licences avec les opérateurs en ligne, sous le contrôle des éditeurs et des agences.

À ce jour, aucun chiffrage crédible n'a pu être fourni - c'est plutôt l'intox qui règne, dans les deux sens. En 2014, les éditeurs allemands avaient fait réaliser une estimation, mais sans aucune expertise contradictoire, pour mesurer les revenus qui pourraient découler de l'application de la législation sur les droits voisins adoptée dans ce pays dès 2013. Ces revenus avaient été chiffrés à 500 millions d'euros par an. Si l'on obtient la moitié de cette somme, perspective plus réaliste, quoiqu'encore optimiste, l'apport à la presse française sera déjà fantastique - les montants en cause sont énormes, et l'enjeu gigantesque -, et un premier pas sera effectué en direction d'un financement pérenne de la presse dans notre pays.

Je vous propose, par amendement, d'introduire à l'article 3 deux dispositions essentielles.

Il s'agit tout d'abord de corriger un oubli : j'avais omis de parler des réseaux sociaux, ne prenant en compte que certains agrégateurs. Il s'agit de plus, de manière parfaitement légitime, d'associer les journalistes et les photographes aux revenus complémentaires perçus par les éditeurs et les agences. Nous avons auditionné le syndicat national des journalistes (SNJ) et les éditeurs, ce qui a permis de trouver la bonne formule pour inscrire ce principe dans le texte.

Cette disposition figure d'ailleurs dans le projet de directive, et constitue une revendication constante de la France depuis le début de la négociation. Il est en effet normal que les auteurs bénéficient d'un complément de revenus, dont les modalités seront arrêtées par la négociation collective au sein des entreprises.

Dans quel cadre cette proposition de loi s'inscrit-elle ?

Elle a été conçue, s'agissant notamment des amendements que je m'apprête à vous proposer, en parfait accord avec toutes les parties prenantes - journalistes, éditeurs, agences de presse, grands patrons de presse. Les auditions que j'ai menées, loin d'être seulement formelles, ont ressemblé à des négociations. Même les acteurs de l'internet se sont, si je puis dire, « résignés » à ce que cette réforme soit mise en oeuvre. Les représentants de Google, tout en réitérant leur opposition « philosophique » à celle-ci, ont bien indiqué qu'ils tenaient désormais pour acquise la création d'un tel droit voisin.

Cette proposition de loi a été l'occasion d'un dialogue approfondi avec le ministère. Notre texte se rapproche le plus possible d'une transposition de la directive qui pourrait être adoptée. Je sais aussi que tous les groupes de notre assemblée oeuvrent de concert pour le succès de cette proposition.

L'adoption de ce texte par notre commission, puis par le Sénat, présenterait trois avantages.

Premier avantage : notre débat intervient alors que la discussion s'achève à Bruxelles. La rédaction que je propose concorde donc avec celle de la directive telle qu'elle est en train d'être négociée, à quelques détails près - c'est la navette qui fera du texte une véritable transposition. Le timing est donc bon.

Deuxième avantage : j'ai veillé à ce que notre travail n'interfère en rien avec les négociations européennes en cours, sinon pour conforter la position française. J'ai demandé au négociateur, c'est-à-dire au Gouvernement, où se situaient les lignes rouges susceptibles de faire « capoter » ces négociations, afin de faire de cette proposition de loi un avantage plutôt qu'un handicap. Par ailleurs, si un accord était trouvé, ce texte pourrait constituer la base d'une transposition rapide de la directive.

J'ai laissé de côté plusieurs points. Dans la loi figurera en particulier une définition du snippet, un nombre de signes, c'est-à-dire un seuil de déclenchement des droits voisins, étant notamment fixé. Pour ne pas nuire à la négociation européenne, nous n'avons pas pris position sur ce sujet.

Troisième avantage : si aucun accord n'était trouvé, ce texte pourrait servir de point de départ à une législation française. Les élections européennes approchant, de deux choses l'une : soit un accord est rapidement conclu au niveau communautaire, soit, en cas d'échec reportant la perspective d'une solution commune de plusieurs années, la France ne pourra pas attendre, et nous légiférerons.

Voilà les grandes orientations de cette proposition de loi, qui devrait tous nous rassembler tant les mesures qu'elle contient correspondent aux positions maintes fois exprimées par notre commission.

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