Le texte qu’il a négocié était peut-être imparfait ; comment aurait-il pu d’ailleurs en être autrement avec un gouvernement britannique prisonnier de ses propres contradictions, longtemps incapable d’assumer le fait qu’il lui faudrait bien trancher un jour entre, d’un côté, les exigences des Brexiters, et, de l’autre, la préservation des intérêts économiques du Royaume-Uni et l’absence d’une frontière physique en Irlande ?
Si certains ont pu juger la position européenne trop inflexible, insuffisamment pragmatique, il n’en reste pas moins que ce projet d’accord était sans doute le meilleur possible au regard de la complexité de la situation et, bien sûr, de la nécessité de protéger les intérêts de l’Union européenne, au premier chef l’intégrité de son marché unique.
Cependant, comme on pouvait malheureusement s’y attendre, en particulier depuis le 10 décembre et le report du meaningful vote, qui n’aura finalement pas eu l’effet escompté, les contradictions britanniques ont resurgi à la Chambre des communes. Elles ont abouti à un rejet massif de l’accord de retrait, pris sous les feux croisés et – disons-le – les calculs politiques des hard Brexiters, des soft Brexiters et des Remainers de tous bords.
Plus que jamais, le processus semble échapper à tous, dans un climat politique de plus en plus dégradé. À ce stade, tous les scénarios restent en théorie ouverts, sauf peut-être celui d’élections générales anticipées, Theresa May ayant, en dépit de son échec cuisant, conservé hier soir la confiance de sa majorité. Mais ses marges de manœuvre sont désormais extrêmement réduites, d’autant que les Européens ont à plusieurs reprises, et encore hier par la voix de la Commission européenne, exclu toute renégociation du texte finalisé en novembre.
Madame la ministre, pourriez-vous nous indiquer si cette position vous paraît en réalité toujours aussi ferme ? Au regard de la situation actuelle et malgré la lassitude qu’inspire ce feuilleton sans fin, certains États membres pourraient-ils être tentés d’accéder à une demande de renégociation de l’accord de retrait ? Par exemple, comment interpréter la déclaration faite hier par Angela Merkel, selon laquelle « nous avons encore le temps de négocier » ? Cette ouverture s’appliquerait-elle seulement à la déclaration politique sur les relations futures entre Royaume-Uni et Union européenne ?
En tout état de cause, nous devrions a priori être fixés rapidement sur les intentions britanniques puisque, à la suite de l’adoption la semaine dernière d’un amendement parlementaire, Theresa May dispose non plus de vingt et un jours, mais de seulement trois, pour présenter sa feuille de route, que la Chambre des communes pourra en outre finalement amender. Elle devrait ainsi s’exprimer lundi prochain.
Le Parlement britannique, où certains cherchent à reprendre la main sur le processus, pourrait par exemple être amené à se prononcer sur différentes options, afin qu’une majorité puisse enfin se dégager pour déterminer la marche à suivre. Quant à l’option de la tenue d’un second référendum, bien que fermement écartée par Theresa May, et malgré les désaccords profonds sur la ou les questions à poser dans le cadre de cette nouvelle consultation, elle a repris une vigueur certaine et ne peut plus être exclue. D’autres issues, que nous n’anticipons peut-être pas encore, pourraient également se faire jour.
Dans un certain nombre de cas, un report de l’échéance du 29 mars serait vraisemblablement nécessaire. Si un tel cas de figure est bel et bien prévu par l’article 50 du traité de l’Union européenne, comment le concilier avec la tenue au mois de mai prochain des élections européennes, prévues sans représentation du Royaume-Uni et qui ne sauraient être prises en otage par les vicissitudes de la vie politique britannique ?
Il reste un dernier scénario que je n’ai pas encore évoqué, et qui est peut-être celui qui a le plus pris corps avec le rejet de l’accord de retrait, bien qu’une majorité de députés britanniques affirment s’y opposer. Il s’agit évidemment du scénario du no deal, dont le risque, selon les mots de Michel Barnier, « n’a jamais paru aussi élevé » qu’aujourd’hui. Je note d’ailleurs que le Premier ministre a déclenché le plan destiné à faire face à un Brexit sans accord.
Même si l’issue d’un no deal est redoutée depuis des mois, l’impression qui domine est que personne jusqu’à maintenant n’a semblé vouloir véritablement y croire. À cet égard, l’état de préparation, ou plutôt de non-préparation, de nos entreprises est significatif. Je ne suis pas non plus convaincu que chacun, en Europe comme au Royaume-Uni, ait tout à fait pris conscience de l’ampleur des implications d’une sortie sans accord, qu’un membre de l’équipe européenne de négociation a récemment qualifiées de « tectoniques ».
Par exemple, l’accord de retrait prévoyait que le Royaume-Uni s’acquitterait de l’ensemble des obligations financières qu’il a contractées en tant qu’État membre, ce qui implique, en particulier, le règlement de sa participation au budget de l’Union européenne pour les années 2019 et 2020. Qu’adviendrait-il en cas de no deal ? En effet, à défaut de paiement de sa contribution par le Royaume-Uni, il faudrait trouver pas moins de 10 milliards d’euros en 2019 pour compenser les sommes non versées par Londres entre mars et décembre, et 12 milliards d’euros de plus pour l’ensemble de l’année 2020. Madame la ministre, je n’ai pas le sentiment que cette éventualité ait été sérieusement étudiée, mais peut-être pourrez-vous me détromper ?
Dans l’hypothèse d’une sortie « sèche » du Royaume-Uni, où aucune période de transition ne trouverait à s’appliquer, c’est presque du jour au lendemain que quarante-cinq ans d’acquis communautaires seraient effacés. Plus aucun lien juridique, plus aucun cadre de coopération autres que ceux qui sont prévus par les accords bilatéraux et multilatéraux ne lieraient dès lors le Royaume-Uni à l’Europe.
Le choc d’une telle rupture serait évidemment brutal et ses conséquences seraient aussi innombrables qu’immédiates, même si des mesures de contingence sont en cours de finalisation au Royaume-Uni, au niveau européen et, comme nous le verrons tout à l’heure, au niveau national. Madame la ministre, pourriez-vous nous informer de l’état d’avancement des mesures de préparation proposées par la Commission européenne, mais aussi des éventuels engagements pris par le Royaume-Uni au sujet des droits des citoyens européens en cas de no deal ?
Ne nous y trompons cependant pas, ces dispositions ne régleront pas tout et ne remplaceront pas un accord permettant un Brexit aussi ordonné que possible et la construction d’un nouveau partenariat. Elles n’en ont d’ailleurs pas l’ambition.
Ce sont ainsi quasiment tous les aspects de notre relation économique et commerciale avec le Royaume-Uni qui, à plus ou moins brève échéance, seraient affectés. Les perturbations qui en résulteraient feraient peser des risques supplémentaires sur la croissance et l’emploi, notamment dans nos territoires qui bordent la Manche, qui se retrouveraient dès lors en première ligne.
C’est également tout un pan de notre partenariat en matière sécuritaire et stratégique qui serait mis à bas, alors même que les risques et les menaces planant sur notre continent se font aujourd’hui de plus en plus pressants.
Dans un contexte où, après trois ans de débats et de négociations, tant de liens qui nous unissent encore seraient si brusquement rompus, où les échanges humains que nous entretenons se trouveraient nécessairement réduits, je m’interroge sur la capacité des Européens et des Britanniques à retisser rapidement les fils d’une relation solide et de long terme. Pourtant, celle-ci sera demain toujours aussi essentielle pour faire face ensemble aux défis du XXIe siècle.