Lorsque nous avions entendu, il y a un an quasiment jour pour jour, le ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur la situation des chrétiens d'Orient et des autres minorités religieuses au Moyen-Orient, nous avions eu l'occasion de rappeler la vigilance et la mobilisation du Sénat en faveur de ces populations fragilisées par des persécutions qui avaient pris, avec l'apparition du califat de Daech, l'ampleur terrible de crimes de masses.
La mobilisation du Sénat s'est traduite notamment par la création, en juin 2015, du groupe de liaison, de réflexion, de vigilance et de solidarité avec les chrétiens d'Orient, objet qui s'est étendu ensuite à l'ensemble des minorités de la région et aux Kurdes. Ce groupe de liaison compte aujourd'hui 130 sénateurs, issus de tous les groupes politiques du Sénat sans exception.
Nous avions eu l'occasion d'évoquer, il y a un an, les chiffres terribles de l'épuration religieuse et ethnique qu'a connu l'Irak : en une génération, la population chrétienne d'Irak a diminué de 75 %. 20 siècles d'histoire presque balayés en 20 ans !
Et pourtant, il reste aujourd'hui des populations chrétiennes et membres des minorités religieuses, yézidis, shabbaks ou kakaïs notamment, qui tentent de survivre dans leur pays, en particulier au Kurdistan irakien. Une partie des populations qui ont fui l'arrivée de Daech, en particulier dans la région de la plaine de Ninive, aspire à retourner vivre chez elle et c'est bien légitime.
L'objet de la proposition de résolution européenne qui nous est soumise aujourd'hui est précisément de permettre la survie des minorités qui subsistent, et de favoriser leur retour quand elles ont dû fuir leurs foyers.
Cette proposition s'attache en effet à la question de la justice transitionnelle, c'est-à-dire la justice qui permet d'effectuer une transition entre l'état de guerre civile et d'exactions contre les populations, à l'Etat de droit.
L'idée qu'après le traumatisme des crimes commis contre les populations civiles, la société ne peut revenir à un état normal que s'il est fait justice de ces crimes n'est pas nouvelle. Elle était déjà présente dans l'organisation du procès de Nuremberg.
On la retrouve ensuite dans plusieurs pays dans lesquels la démocratie remplace la dictature militaire, avec des procès des principaux responsables des juntes (en Grèce en 1975, en Argentine en 1983).
On en retrouve enfin des versions récentes plus développées, comme, par exemple, la Commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, mise en place en 1995 pour permettre au pays de tourner la page douloureuse de l'apartheid.
Dans tous ces exemples, on voit que l'idée est la reconnaissance des crimes et la désignation des principaux responsables, pour éviter leur occultation et la perpétuation de l'injustice faite aux victimes.
Il ne s'agit pas de régler les comptes du passé, et de prévoir une vengeance ou une revanche, mais bien au contraire de permettre les conditions du vivre ensemble, pour l'avenir. C'est un point important, qui explique à la fois l'intérêt que l'Union européenne porte à ce sujet, et la proposition de résolution qui nous est soumise : la justice transitionnelle vise en même temps le passé, le présent et l'avenir.
Le passé, car il s'agit de nommer les crimes pour ce qu'ils sont, de les établir de façon claire et précise pour éviter qu'ils ne soient plus tard niés ou contestés.
Le présent, car il faut permettre le retour chez elles des populations persécutées. Or cet objectif, déjà ardu, sera presque impossible à atteindre si ces populations ne peuvent avoir confiance dans une forme de justice et être assurées que leurs droits seront reconnus et respectés.
L'avenir, enfin, car comment imaginer que l'Irak puisse se reconstruire pacifiquement s'il n'est pas rendu justice des exactions passées ?
Reconnaître les victimes et ce qu'elles ont subi, c'est aussi réaffirmer leur légitimité à vivre dans leur pays, à retrouver leurs maisons qui ont souvent été détruites ou occupées par d'autres après leur fuite.
Dans le cas des crimes commis en Irak contre les minorités, on rencontre deux difficultés. Premièrement, l'Irak ne reconnaît pas la compétence de la Cour pénale internationale (CPI). Deuxièmement, le droit pénal irakien ne comprend pas, pour le moment, les qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.
C'est pourtant bien à ces qualifications que renvoient la barbarie et l'ampleur des atrocités commises par l'Etat islamique. Je ne m'attarderai pas sur cette sombre réalité qui vous est bien connue. Je rappellerai simplement ce chiffre : un rapport des Nations-Unies de novembre dernier a dénombré en Irak 202 charniers de l'Etat islamique.
Naturellement, il faut rappeler aussi que l'Irak connaît une décrue des combats, et un début de normalisation politique. Si l'Etat islamique n'a pas été éradiqué, il a perdu l'essentiel de son emprise territoriale et ses activistes ont plongé dans la clandestinité dans les zones sous contrôle gouvernemental.
C'est aussi ce début de stabilisation qui rend possible d'envisager la mise en place d'une justice transitionnelle. Cela explique l'intérêt de l'Union européenne pour ce dossier. Il se traduit essentiellement par une communication faite il y a un an par la Commission et par la Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères, Mme Federica Mogherini, sur la stratégie de l'Union européenne en Irak après le recul de l'Etat islamique. Cette communication a été validée par le Conseil le 22 janvier 2018.
Parmi les six défis que cette communication identifie pour l'Irak, le troisième est celui de la réconciliation nationale, qui suppose d'assurer la protection des minorités et leur intégration normale dans la société. Pour cette raison, l'Union européenne se fixe notamment comme objectif de favoriser la reconstruction du système judiciaire, sur des bases correspondant à un Etat de droit. Naturellement, cet objectif est d'autant plus ambitieux que la longue dictature de Saddam Hussein, qui a précédé la destruction de l'Irak, n'était en rien un Etat de droit- c'est le moins que l'on puisse dire.
Dans la mesure où l'Irak est un Etat souverain qui ne reconnaît pas la compétence sur son territoire de la Cour pénale internationale, une solution possible serait de recourir à un dispositif proche de celui existant au Cambodge pour juger des crimes commis pendant la guerre civile au Cambodge. Un accord entre le Gouvernement cambodgien et les Nations-Unies a prévu la création de trois tribunaux spéciaux associant des juges cambodgiens et des juges étrangers.
Les auteurs de la proposition de résolution suggèrent donc que l'Union européenne s'engage dans cette direction en proposant à l'Irak un tel dispositif, qui permettrait à la fois de respecter sa souveraineté et de faire bénéficier ces tribunaux de l'expertise de magistrats étrangers spécialisés dans le jugement des crimes de masse.
En deuxième lieu, les auteurs de la proposition de résolution proposent d'utiliser la mission d'expertise de l'Union européenne, EUAM Irak, qui vient d'être prolongée et renforcée, pour que celle-ci contribue à ce travail judiciaire, par la formation des forces de sécurité irakienne à la compréhension et à la connaissance de ces crimes, et au recueil des preuves permettant ensuite l'instruction judiciaire.
Enfin, un élément très important du projet de résolution consiste à demander qu'une partie de l'aide apportée par l'Union européenne à la reconstruction de l'Irak soit fléchée en faveur de la mise en place d'une justice transitionnelle. Il s'agit là d'une proposition concrète, qui fait écho à la déclaration de notre collègue Bruno Retailleau, président du groupe de liaison, lors de la création de ce groupe en 2015 : « il ne faut pas que notre groupe reste au niveau de la réflexion. Il y aurait une incongruité à s'en tenir là. Notre ambition est d'être dans l'action concrète ». Je sais que beaucoup d'entre nous partagent cette préoccupation. Naturellement, nous devons garder à l'esprit la nature de ce texte, qui a vocation à devenir une résolution du Sénat, et n'a donc pas la portée normative d'une loi. Toutefois, cette résolution peut avoir une portée très concrète, notamment pour guider l'action de l'Union européenne.
C'est pourquoi, sous le bénéfice de trois amendements que je vous présenterai dans quelques instants, je vous propose d'adopter la proposition de résolution qui nous est soumise.