Je synthétiserai mes réponses...
Sur la difficulté de nos partenaires à percevoir l'importance du risque en Syrie, je dirai que cela participe d'un épuisement de l'Occident. Sans aller jusqu'à la thèse du théoricien singapourien Mahbubani, force est de constater qu'il existe un courant d'opinion très fort, en particulier aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui ne veut plus d'intervention extérieure. Ceci a conduit Obama, à la suite des Britanniques, à ne pas confirmer l'engagement en Syrie. Nous sommes entrés dans une autre phase de l'histoire. En Syrie, la politique est faite par la Russie, la Turquie, l'Iran, voire Israël. Que l'on trouve cette évolution désolante ou plutôt saine, c'est ainsi.
Oui, la menace cyber doit être prise au sérieux et elle l'est. Son potentiel destructeur est énorme car plus une société est numérisée, plus elle est fragile. En revanche, je pense que ce sujet doit être dissocié de celui de la dissuasion nucléaire. Abandonner cette dernière signifierait assumer une lourde responsabilité devant l'histoire. Il ne faut le faire que si l'on croit de façon certaine que le monde sera plus sûr dans 20 ou 30 ans, qu'il ne présentera plus de risques vitaux pour nos pays. Si nous le faisions, les autres puissances nucléaires estimeraient simplement que nous nous sommes mis hors-jeu, mais aucune ne nous emboîterait le pas.
A propos de la Russie, je ne dis pas qu'être voisin de ce pays ne pose pas de problème. Je trouve seulement absurde que nos relations soient aujourd'hui plus mauvaises qu'elles ne l'étaient avec l'URSS à la fin de la guerre froide. Après la période Nixon-Kissinger, il y avait des sommets réguliers, des accords de limitations des armements (SALT) et même de réduction (START). Ce n'est même plus le cas ! Les Occidentaux ont cru qu'ils avaient définitivement triomphé et qu'il n'était même pas utile de se soucier des relations avec la Russie. Ce fut une erreur stratégique aujourd'hui reconnue. On n'a pas profité de la disponibilité - certes relative - de Poutine au cours de ses deux premiers mandats. Il était probable qu'il se réveillerait un jour, par exemple sur l'affaire de la Syrie. Nous avons enclenché un engrenage qui conduit à une impasse politique : celle de pousser les Russes vers la Chine, ce dont ils ont très peur. N'oublions pas qu'en Russie, entre l'Oural et Vladivostok, il n'y a que 20 millions d'habitants ; soit la population d'une bourgade moyenne en Chine... Lorsque Emmanuel Macron dit qu'il faut ré-arrimer la Russie à l'Europe, il a raison, mais les autres Européens ne le veulent pas. Ils sont pris dans le système américain, le même qui a entravé Trump dans sa volonté d'avoir un dialogue avec la Russie. Cette résistance de l'Etat profond américain à propos de la Russie est très ancrée ; elle ne date pas des démêlés judiciaires actuels. J'estime que l'analyse du risque russe est vraiment disproportionnée. Il faudrait une politique combinée de fermeté, de dissuasion, de coopération. Oui aux manoeuvres de l'OTAN dans les pays baltes, mais, en revanche, l'exclusion de la Russie du G7 était une erreur. Ce qu'il faut, c'est une politique réaliste et de long terme. Mais est-on encore capable du long terme ? Plus une politique étrangère est dépendante des opinions publiques du moment, moins elle existe.
Je le redis, le monde actuel est un chaos instable. Le consensus espéré par les Occidentaux autour de la démocratie de marché ne s'est pas produit. Nous ne reverrons pas non plus l'hyperpuissance américaine et encore moins la domination occidentale. Je vous renvoie à l'ouvrage passionnant de Peter Frankopan sur les Nouvelles routes de la soie, on y réalise à quel point les initiatives grouillent, parfois indépendamment même de la Chine. Un continent décolle... sans nous.
On n'assistera sans doute pas davantage à une domination des émergents ensemble et la montée de la Chine suscite elle aussi réactions et résistances. Le monde multipolaire a peu de chances d'advenir. C'est un vieux slogan français mais quels sont les pôles ? Où est la stabilité dans un monde où tout bouge et se reconfigure sans arrêt ? Par exemple, combien de temps faudra-t-il pour que, par épuisement, Sunnites et Chiites en viennent à signer eux aussi leur traité de Westphalie ?
Et nous, en Europe, que devons-nous faire ?
Je pense qu'un point de départ consisterait effectivement à étendre les accords de Lancaster House à l'Allemagne. Ensuite, je crois à un petit groupe d'Etats motivés - sans doute pas 27 - qui fassent converger leurs perceptions des menaces et surtout décident des réponses à apporter à chacune d'entre elles. Quelles réponses face aux risques venant des Etats-Unis : celui de la prise en otage par les sanctions économiques ou celui de l'abandon de l'OTAN ? Quelles réponses face au Likoud qui veut empêcher toute politique européenne au Proche-Orient ou à Erdogan qui prétend interdire des meetings chez nous ? Quelles réponses face aux menaces islamistes ? Quelles réponses face aux grandes entreprises et aux mafias qui voient l'Europe comme un supermarché où l'on vient se servir librement ? C'est à ce travail qu'il nous faudra procéder en commun.
On se croyait dans le monde des « Bisounours », nous sommes en fait à Jurassic Park !
Quel est l'effet sur les dirigeants du Parti communiste chinois de nos beaux discours sur les valeurs universelles ? Il nous faut une cure de néo-réalisme et il est essentiel que les opinions publiques suivent. Il faut en effet que se mobilisent tous ceux - élites et « vrais gens » - qui sont en fait attachés au modèle de société européen, à cet équilibre très particulier entre l'individu et l'organisation, entre la liberté et la protection. C'est bien cela qui est en cause dans la question de la défense de l'Europe. Mais le voulons-nous encore ? Comment convaincre les opinions alors qu'elles semblent avoir d'autres priorités ? Créer un énième système de procédure ne suffit pas. Il faut créer un choc, non pour paniquer mais pour alarmer. Créer un choc, alarmer puis proposer.