Intervention de Isabelle Chartier-Siben

Mission commune d'information Répression infractions sexuelles sur mineurs — Réunion du 24 janvier 2019 à 11h00
Audition de Mme Isabelle Chartier-siben présidente de l'association d'aide aux victimes « c'est-à-dire »

Isabelle Chartier-Siben, présidente de l'association « C'est-à-dire » :

Je suis honorée de votre invitation et vous en remercie. Je vous remercie également pour l'organisation de toutes ces auditions sur un sujet si important pour moi.

L'association « C'est-à-dire » est une association loi 1901 fondée en 2002. Elle a pour but de reconnaître, accompagner et assister toute personne en détresse morale ou psychologique, victime d'abus physiques - maltraitance ou abus sexuel -, psychiques ou spirituels, n'ayant pu dire sa souffrance ou trouver dans les services classiques l'aide nécessaire. Ses domaines d'intervention n'ont cessé de s'étendre, des maltraitances au sein de la famille et des institutions - inceste, abus sexuel, viol, harcèlement, cruauté mentale - aux dérives sectaires dans les communautés religieuses ainsi qu'aux victimes d'attentats - car les spécialistes manquent dans ce domaine. Nous sommes spécialisés dans le traumatisme psychique et les phénomènes d'emprise.

J'ai connu mes premières expériences sur ce terrain en tant que médecin en milieu scolaire, intervenant pendant presque vingt ans au collège, lycée, en classe préparatoire et à l'université sur des sujets touchant à l'éducation affective et sexuelle et à la prévention des conduites à risques : drogue, suicide, sida. J'avais été sensibilisée à ces conduites à l'époque de ma première spécialisation médicale - les maladies infectieuses et pathologies des voyages - et avais côtoyé les premiers patients atteints du sida à l'hôpital. J'ai alors eu à coeur de participer à la prévention de la maladie - qui peut inspirer celle des abus sexuels.

C'est au cours de cette formation que j'ai entendu les premières révélations d'abus sexuels. Médecin, mes connaissances étaient insuffisantes en la matière : je me suis alors formée en psychologie, en psychothérapie puis en victimologie, qui est la discipline étudiant le psychotraumatisme et le droit des victimes. C'est à cette occasion que j'ai réalisé une étude sur plusieurs centaines de patients et écrit un mémoire sur la reconnaissance et la prévention des conduites de maltraitance chez le grand adolescent, à partir du parcours que j'avais mis au point permettant de repérer les adolescents en souffrance et de leur proposer aide, accompagnement et chemin de restauration, ainsi que de prévenir le passage à la maltraitance active des adolescents eux-mêmes.

C'est pour faire face à de telles situations que nous avons créé l'association « C'est-à-dire », avec des spécialistes en médecine, en psychologie, et en droit - civil, pénal et canonique. Son premier but est de diriger les personnes vers les structures spécialisées existantes. L'association agit également pour l'information du grand public par des conférences, des ateliers et des formations. Elle mène un suivi psychothérapeutique personnel des personnes en souffrance centré sur le traumatisme et le phénomène d'emprise, les assiste lors des procès - informant le cas échéant leurs avocats -, fait le lien avec les médecins, en particulier lors des hospitalisations et des étapes de vie - première rencontre avec un gynécologue, grossesse, etc. - et aide les conjoints des victimes de violences sexuelles à faire face aux conséquences du traumatisme sur leur vie sexuelle.

Outre une information particulière et générale, nous nous efforçons d'assurer un soutien social aux personnes, en leur apportant cette écoute et ce soin qui leur ont cruellement manqué au moment des événements traumatiques. L'important est de mettre la victime au centre en l'accompagnant dans ses démarches et de descendre avec elle dans les tréfonds de sa souffrance, avec toutes les conséquences qu'elle entraîne. Nous aidons aussi à la création et au suivi de groupes de victimes et à l'animation de groupes de partage, et animons des formations sur le sujet. Notre grande fierté est ainsi de mettre ensemble des victimes et des non victimes. Nous portons une attention particulière à ne pas nous enfermer dans nos problèmes, à respecter la liberté de chacun et à nous ouvrir au monde.

La société, c'est un fait évident, ne comprend pas le drame que vivent les victimes d'abus sexuels. C'est exaspérant, mais cela se comprend, car la meilleure connaissance de ces abus, nous la devons essentiellement aux progrès des sciences humaines et des neurosciences. Les abus sexuels, dans l'enfance en particulier, altèrent réellement quelque chose dans le fonctionnement du cerveau. L'imagerie cérébrale, l'expérience en laboratoire, l'étude des lésions cérébrales ainsi que les essais cliniques thérapeutiques ont permis de lier les symptômes observés chez les victimes aux mécanismes neurobiologiques. Les victimes d'abus sexuels présentent des symptômes pathognomoniques caractéristiques du traumatisme psychique, comme le syndrome de répétition, aussi appelé syndrome intrusif, crucial pour le diagnostic et le soin. La personne revit ainsi soudainement des émotions, des pensées et des sensations avec la même intensité que le jour de l'abus, mais ne sait pas l'attribuer à ce qu'elle vit, ce qui aggrave les symptômes. Pour se protéger des horreurs qui l'envahissent et y faire face, la personne réitérera ce qui permet de survivre au moment de l'abus en se dissociant. C'est cette dissociation qui peut la conduire à des actes agressifs à l'égard d'autrui - violence physique ou verbale, agression sexuelle - mais aussi vis-à-vis d'elle-même - alcool, drogue, troubles alimentaires, prostitution, automutilation, suicide. La synergie d'action entre l'amygdale cérébrale, siège des émotions, le cortex, siège de la raison, et l'hippocampe, siège de la mémoire, a été détruite. Le souvenir de l'abus n'a pas pu être enregistré au niveau de l'hippocampe et est à l'origine de l'amnésie traumatique.

L'ensemble des études montre qu'une prise en charge aussi précoce que possible et ultraspécialisée améliore de façon notoire le pronostic, ce que confirme mon expérience personnelle. La prise en charge ne peut pas être faite par quelqu'un qui n'est pas spécialisé dans ce domaine, et les spécialistes manquent - je l'ai constaté en participant avec Juliette Méadel, alors secrétaire d'État aux victimes, au colloque organisé après les attentats de 2015. Ce manque ouvre en outre la porte aux charlatans. Par parenthèse, les prédateurs se dissimulent aussi dans les associations de victimes et d'aide aux victimes.

À l'association « C'est-à-dire », nous recevons des enfants accompagnés de leurs parents, des grands adolescents, et surtout des adultes dont l'abus sexuel s'est produit des années voire des dizaines d'années auparavant. Il faut savoir reconnaître ce qui appartient aux conséquences de l'abus, direct ou indirect, et ce qui appartient à ce que nous vivons chacun dans notre vie, car le traitement n'est pas le même. Le syndrome de répétition, les évitements, le silence, le très grand mal-être somatique et psychique sont les conséquences normales de l'abus. Cela ne relève pas d'une fragilité inhérente de l'individu, qui n'est pas, si j'ose dire, une « chochotte qui s'écoute ». Il y a donc urgence à faire oeuvre de vérité. Je n'insisterai jamais assez sur le fait que cela ne peut être fait que par des spécialistes. Nous recevons souvent des personnes suivies pendant des années sans que le traumatisme n'ait été abordé...

Lorsque les violences sexuelles - attouchements, caresses à connotation sexuelle, pénétrations de toutes sortes commises par des hommes ou des femmes, expositions à la pornographie - sont subies dans le cadre des institutions ou des structures d'accueil, un abus psychologique s'ajoute à l'abus sexuel. Les conséquences ne sont pas les mêmes selon que l'enfant est abusé par un inconnu, qu'il pourra reconnaitre comme méchant et mauvais, ou par un proche que l'enfant a l'occasion de rencontrer à tout instant, et c'est d'autant plus grave si le proche a une position d'autorité ou si l'enfant lui fait toute confiance. Une perversion du lien s'établit alors ; l'agresseur a mis en place autour de l'enfant, pour pouvoir l'abuser, une forme d'emprise par la séduction, la violence, et le silence imposé - avec déplacement de l'interdit de la relation sexuelle à la parole elle-même. L'emprise, qui relève de la perversité morale, est extrêmement déstructurante : l'enfant perd ses repères sur son corps, ses croyances et son inscription dans un système générationnel.

Lorsque l'agression sexuelle est commise par un responsable religieux, quel qu'il soit, il s'agit d'une abomination et d'une apothéose dans l'horreur car s'y ajoute un abus spirituel. L'enfant n'a alors plus aucun recours. Ce qu'il y a de plus intime à lui-même, sa sexualité et sa spiritualité, est souillé. L'enfant est désorganisé dans sa relation à lui-même et à Dieu, ou à tout principe de vie s'il n'est pas croyant, ce qui l'oblige à de profondes dissociations intérieures pour continuer à vivre et à ne pas sombrer dans la folie.

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