En matière de prévention, il faut distinguer le stade antérieur à l'abus - pour éviter qu'il soit commis - et la prévention visant au recueil de la parole de l'enfant qui a été abusé.
Il faut impérativement vulgariser l'information. D'abord, les premiers fantasmes mal orientés du « pré-prédateur » masculin ou féminin doivent conduire à une prise en charge. Ensuite, les enfants abusés sexuellement dans la douceur malsaine ou la violence doivent être entendus dans les plus brefs délais par des personnes sachant respecter leur parole. Ensuite, il faut une reconnaissance juste et saine de ces sujets par l'ensemble de la population. En travaillant avec les malades du sida, je me suis rendu compte que s'il ne touchait pas l'intelligence des personnes, le travail de prévention glissait sur les gens comme sur les plumes d'un canard : les patients se munissaient bel et bien de préservatifs mais oubliaient de les utiliser... Il faut toucher l'intelligence, en mettant par exemple à la portée de tous les dernières connaissances scientifiques, de façon à ce que les gens reconnaissent leur négligence, leur mensonge, leur couardise ou leur erreur, car ces questions posent un problème de dignité humaine autant que de santé publique.
Il faut ensuite intervenir le plus précocement possible après l'agression. Tout le monde doit savoir accueillir la parole et reconnaître les signes le plus tôt possible. Toute la population doit être imprégnée de la gravité des abus sexuels. Or on ne peut reconnaître que ce que l'on connaît. Je l'ai constaté en thérapie : il est des choses que, jeune, je n'entendais pas, faute de les savoir ! Tout le monde doit être capable d'entendre : les parents, les grands-parents, les baby-sitters, les intervenants de la petite enfance, tous les éducateurs du monde laïque et religieux, grâce à des formations mieux faites sur les plans médical, paramédical et juridique.
Tout le monde doit être capable de reconnaître les signes évidents - du sang dans la culotte, la présence de sperme, d'hématomes à l'intérieur des cuisses - auxquels personne ne peut rester indifférent. D'autres signes sont moins évidents. On peut néanmoins les reconnaître par les changements dans les dessins de l'enfant, ou de la parole lorsque l'enfant s'exprime.
Il faut aussi être attentif à un changement de comportement, d'attitude. L'enfant abusé sexuellement a toujours un regard terne. On peut remarquer une chute brutale du niveau scolaire, des régressions (énurésie, encoprésie, douleurs en allant aux toilettes) ; un intérêt inadapté à l'âge pour les choses sexuelles, avec l'apparition d'une masturbation compulsive. Si celle-ci n'est pas traitée, elle aboutira à des masturbations d'une violence inouïe avec des objets contondants par exemple. L'enfant peut avoir peur de certaines parties de son corps, ressentir une pudeur soudaine excessive, avoir des réactions violentes inhabituelles pour aller dans un lieu. Tous les troubles alimentaires, anorexie ou boulimie, sont également des signes.
N'oublions pas que l'enfant a été soumis au silence et ne parlera pas. C'est précisément la dissociation qui lui a permis de survivre à l'événement. Il l'a donc oublié et ne pourra pas dire ce qu'il a subi. De plus, ce sont des sujets dont on n'a pas l'habitude de parler. En outre, le silence a été imposé par l'abuseur soit par un secret de sélection - « je t'ai choisi et nous ne fonctionnons pas comme les autres » -, soit par des menaces sur l'enfant ou des menaces de représailles sur la famille, le secret le plus difficile à lever.
Second niveau de prévention : prévenir l'agression.
Il faut éviter que le pervers sexuel ne passe à l'acte. La première des nécessités est de faire diminuer le nombre des prédateurs sexuels autant que faire se peut.
À plusieurs reprises, j'ai été confrontée à des personnes qui n'avaient pas réalisé que leur comportement relevait de l'agression sexuelle, voire du viol. J'ai eu le cas d'une adolescente qui, au décès de sa mère, a voulu consoler son petit frère en le caressant. Ils avaient pris l'habitude de se prendre dans les bras et, un jour, elle s'est aperçue qu'il se passait quelque chose au niveau du sexe de son frère, et les choses se sont enclenchées. Il y a eu un glissement de la souffrance vers l'horreur. Il faut éviter ce glissement.
Par ailleurs, des adultes peuvent avoir des difficultés intellectuelles : un père trouvait très amusant de mettre son doigt dans l'anus de ses enfants en leur donnant le bain. Mais c'est un viol. Il s'agit là toutefois de cas limites, à distinguer des véritables cas de pédophilie.
Il est indispensable de vulgariser une première information non culpabilisante : on peut avoir des fantasmes, un imaginaire, des désirs qui orientent sa sexualité vers les enfants, mais alors il faut consulter. Il faut ensuite montrer l'interdit pour éviter à tout prix le passage à l'acte : interdit absolu de tout contact à connotation sexuelle avec un enfant, et informer sur les risques encourus.
Internet pose un vaste problème. Il ne doit pas devenir un refuge pour les prédateurs sexuels.
Sur le plan pénal, l'imprescriptibilité de ces infractions aurait pour avantage une bienveillance nécessaire à l'égard des victimes et serait dissuasive pour les prédateurs et ceux qui ne dénoncent pas.
Concernant l'information à l'égard de la population, il faut engager des campagnes d'affichage, utiliser les espaces publicitaires - la radio, la télévision - et tous les moyens modernes, tels que YouTube, les micro-influenceurs, pour faire de la prévention sur les abus sexuels. J'insiste sur le fait qu'il faut savoir trouver les bons mots de façon que la prévention ne devienne pas traumatisante par elle-même. Il ne faut pas qu'elle conduise la population à être paranoïaque ou à faire des dénonciations calomnieuses, car cela existe.
Toutefois, la prévention est compliquée à l'égard des enfants. Souvent, les personnes se demandent comment l'enfant a pu se laisser faire. Il est très déroutant pour un enfant qu'une personne de même statut fasse de la prévention et agresse : un enseignant, un médecin. L'enfant perd alors ses repères. En faisant preuve d'affection ou de - fausse - bonté, il est très facile d'éteindre chez l'enfant tous les acquis antérieurs lorsque la parole vient d'une personne de confiance, de surcroît si les parents ont aussi confiance en cette personne. L'enfant est alors incapable de faire preuve de discernement. L'abuseur prendra l'enfant par séduction, par surprise, par ruse ou par violence. Dans ce cas, même si l'enfant a été informé, il ne pourra pas reconnaître l'abus.
Pour ce qui concerne les plus grands, les prédations ont souvent lieu quand ceux-ci éprouvent le désir très fort de rencontrer quelqu'un, en dépit d'un interdit parental. Je prendrai l'exemple d'un jeune qui avait envie de faire du théâtre, contre l'avis de ses parents. Il n'a pas osé raconter ce qui s'était passé au domicile du professeur de théâtre parce qu'il avait désobéi à ses parents. La flatterie peut aussi être un moyen pour le prédateur de parvenir à ses fins. Il ne faut pas non plus oublier tous les actes de torture ou de barbarie qui peuvent accompagner ces abus sexuels.
Pour sortir de ce dilemme, il conviendrait peut-être de demander à un spécialiste, une personne extérieure, qui serait la voix de la sagesse, d'assurer l'information, et ce dans un cadre collectif pour que tout le monde entende la même chose. À cet égard, l'école me semble être le lieu le plus adapté.
Pour conclure, je crains après le premier scandale des violences sexuelles, puis le deuxième scandale du silence, que l'on ne s'achemine vers le scandale de la parole à tout vent. Il faut savoir reconnaître ce qui est dit dans la parole, afin de ne pas renouveler le traumatisme. Je connais des personnes qui ont décompensé alors qu'elles étaient parvenues à un certain équilibre douloureux : la parole les a déstructurés. Loin de moi l'idée de dire qu'il ne faut pas parler, mais il faut pouvoir prendre totalement en charge la personne qui parle.