Les groupes Alstom et Siemens ont annoncé en septembre 2017 un rapprochement de leurs activités ferroviaires au travers d'une fusion de l'entreprise française avec la branche transport de Siemens : Siemens mobility.
L'objectif de la fusion est de créer un groupe franco-allemand capable de rivaliser avec le conglomérat chinois CRRC, leader mondial dans ce domaine. Le chiffre d'affaires de CRRC atteint aujourd'hui 26 milliards d'euros, soit quatre fois celui d'Alstom et deux fois celui cumulé d'Alstom et Siemens mobility réunies. CRRC se retrouve ainsi en position dominante aux États-Unis où elle a obtenu de nombreux appels d'offres. En cas de fusion entre Alstom et Siemens mobility l'entité combinée détiendrait un carnet de commandes de 61,2 milliards d'euros et un chiffre d'affaires de 15,3 milliards d'euros. Elle emploierait plus de 62 000 personnes dans 60 pays.
La Commission européenne a logiquement été saisie du projet de fusion le 8 juin dernier. L'article 103 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne lui donne en effet toute latitude pour examiner l'effet possible d'une concentration de dimension européenne, avant qu'elle ne se produise (contrôle ex ante). La commissaire chargée de la politique de la concurrence, Mme Margrethe Vestager, devrait rendre un avis définitif d'ici au 18 février 2019.
Les premiers échos de la procédure en cours laissent entendre que la Commission européenne serait opposée à cette fusion et rejetterait, notamment, l'argument de la concurrence chinoise. La Commission européenne a ainsi publiquement indiqué, le 13 juillet 2018, que l'entité issue de la fusion serait presque trois fois plus grande que son concurrent le plus proche. La fusion entraînerait, en outre, une hausse des prix des composants ferroviaires et pourrait décourager l'innovation en raison de la réduction de la concurrence.
La Commission européenne estime ainsi que pour le matériel roulant comme pour les solutions de signalisation, l'opération envisagée éliminerait un concurrent très puissant et réduirait le nombre de fournisseurs. Les objections de la Commission européenne rejoignent celles affichées par les autorités de régulation du ferroviaire britannique, belge, néerlandaise et espagnole, hostiles à la fusion. Un courrier adressé à la Commission européenne en ce sens a été rendu public le 20 décembre dernier.
L'exécutif européen note, par ailleurs, que CRRC ne dispose que d'une présence marginale en Europe. Elle relève, en revanche, que les entreprises allemande et française deviendraient le leader du marché pour le matériel roulant destiné aux lignes principales, y compris les trains régionaux, et aux lignes de métro en Europe.
Ce faisant, la Commission élude la question du marché pertinent, limitant en large partie son étude d'impact à l'Espace économique européen là où Alstom et Siemens mobility insistent sur la dimension mondiale de leurs activités. La position de la Commission européenne ne me semble pas opportune tant Alstom et Siemens mobility se trouvent en situation d'infériorité vis-à-vis de CRRC car ils ne peuvent répondre aux appels d'offres sur le marché chinois.
La politique européenne de la concurrence ne saurait être orientée vers la seule préservation des droits des consommateurs. Notre commission le répète depuis plusieurs années dans ses rapports sur l'agriculture. Depuis le traité de Rome en 1957 et la création de la politique agricole commune en 1962, l'objectif a toujours été de faire en sorte que le coût du panier de la ménagère soit le plus léger possible. Pour cela, on a favorisé le regroupement des acheteurs et interdit les regroupements du côté de l'offre. Les agriculteurs ont trouvé la parade avec les coopératives ou, désormais, les organisations de producteurs ; mais l'accent a toujours été mis sur le consommateur... En ce qui concerne notre sujet, la politique de la concurrence doit également être au service d'une véritable politique industrielle afin de conforter la puissance économique de l'Union européenne et où le marché pertinent est évidemment mondial. Je souhaite d'ailleurs que notre commission aille plus loin que cet avis politique pour se pencher sur la politique industrielle de l'Union européenne. La politique de la concurrence doit, aller de pair avec la préservation des intérêts stratégiques européens.
Dans ces conditions, la Commission européenne devrait autoriser la fusion entre Alstom et Siemens mobility. Elle devrait, en outre, oeuvrer au rapprochement de la plupart des entités de ce secteur d'activité, pour donner du sens au concept d' « Airbus du rail » et rendre concrète l'ambition industrielle européenne. Il serait, par ailleurs, souhaitable que cette fusion soit accompagnée d'une réflexion sur la mise en oeuvre d'appels d'offres préférentiels pour les entreprises européennes, soit un véritable Buy European act. Il viserait en particulier les domaines couverts par le Mécanisme d'interconnexion pour l'Europe (MIE). Je relève que nos grands rivaux économiques ont su établir ce type de dispositif.
La Commission européenne a, adressé fin octobre 2018 une liste dite des griefs aux deux entreprises, indiquant les pays et les activités qui devraient être touchés par une éventuelle restriction de la concurrence. Celles-ci ont, en réponse aux critiques de la Commission européenne, proposé, le 12 décembre, de céder des accords de licence et d'organiser des transferts de technologie. Le montant de ces cessions « remèdes » représenterait près de 600 millions d'euros, soit 4 % de leur chiffre d'affaires combiné. Cette proposition serait jugée insuffisante par la Commission européenne. Siemens mobility pourrait aller plus loin en se séparant de la plateforme de son projet de nouveau train à grande vitesse, le Velaro Novo et Alstom serait encline à céder une large partie de son activité de signalisation. L'autorité de la concurrence européenne est enfermée dans un certain nombre de postulats. Mme Verstager travaille selon les règles des traités, mais ces règles ne sont plus adaptées aux réalités du XXIe siècle. On l'a vu aussi, par exemple, dans les activités cidricoles ou dans les activités d'abattage : pour autoriser certaines fusions de coopératives, on les a obligé à procéder à des cessions d'activités annexes. Résultat, ces petites entreprises ont disparu, mais on était en conformité avec le droit européen... C'est scandaleux.
Je m'interroge donc, dans le cas d'Alstom-Siemens, sur l'aspect contre-productif de ces cessions forcées. Les conséquences industrielles et sociales de ce désengagement mériteraient d'être étudiées. La mise en avant d'un « Airbus du rail » ne peut, en effet, se faire au détriment de la protection des sites français sous peine d'être inaudible pour l'opinion publique, qui y verra une nouvelle étape de la désagrégation de l'appareil industriel français au profit de grands groupes transnationaux. Je rappellerai à cet égard le constat de la mission d'information du Sénat sur Alstom et la stratégie industrielle de la France, en juin dernier, dont les rapporteurs étaient MM. Chatillon et Bourquin. Si elle s'est montrée favorable à la fusion, la mission d'information a rappelé la nécessité pour l'État de veiller à ce que cette fusion ne soit pas déséquilibrée en faveur de la partie allemande. Si je souhaite donc que cette fusion se fasse tant son refus pourrait constituer un non-sens économique et politique pour l'Union européenne, j'appelle également à un contrôle de sa mise en oeuvre par les gouvernements et les parlements allemands et français.
Dans un communiqué, la CGT a invité les deux entreprises à créer un groupement d'intérêt économique (GIE). C'est une piste très intéressante. Il est préoccupant de voir l'Autorité de la concurrence faire preuve d'une telle naïveté et d'une telle fermeture à quelques mois des élections. Je souhaite que notre commission travaille sur le sujet de la réindustrialisation et des modifications des règles de la concurrence. La commissaire européenne ne conteste pas la nécessité de créer des champions européens mais est enfermée par les traités. Nous lui rendrions service si l'on exprimait, au sommet de Sibiu, notre volonté de revoir les règles de la concurrence. Sans avoir à modifier les traités, la création d'un GIE serait une solution d'attente judicieuse. M. Bruno Le Maire a posé la question : il s'agit de savoir si nous voulons que l'Europe soit vassalisée, réduite au rang de supermarché pour la Chine et les autres pays, ou si nous voulons qu'elle reste une puissance.