Intervention de Philippe Varin

Commission des affaires économiques — Réunion du 30 janvier 2019 à 9h35
Audition de M. Philippe Varin président de france industrie

Philippe Varin, président de France Industrie :

Le Sénat est un grand soutien à la stratégie de reconquête industrielle. Vous avez reconnu depuis 1980 la perte de cet acteur important de l'économie française et accompagné des évolutions telles que la digitalisation ou une transition énergétique non pénalisante, par l'adoption de dispositions légales et par vos rapports d'information.

Cette audition est une occasion de consolider les relations entre le Sénat et l'industrie et vous faire partager les points de vue de France Industrie et du Conseil national de l'industrie, dont je suis vice-président, et qui pilote à présent les relations entre l'État et les dix-huit filières industrielles créées ou recréées - dix contrats de filière sont signés à ce jour, ils visent à améliorer le fonctionnement de l'équipe de France de l'industrie.

En 2018, la croissance reste positive mais moindre qu'en 2017, et fragile. La compétitivité-coût et la montée en gamme doivent rester des priorités. La production manufacturière a augmenté de 2,5% en 2017, après un déclin de 10% en dix ans. En 2018, la performance est moins bonne, autour de 0,6% avec une croissance négative à la fin de l'année - et le début d'année 2019 ne sera guère fracassant...

Le solde des créations de sites industriels était de 16 en 2017 ; il sera encore (légèrement) positif en 2018 ; Mercedes localise en France une production de véhicules électriques, AstraZeneca installe à Dunkerque un nouveau site. L'attractivité, mesurée par exemple par Ernst & Young, montre une remontée en flèche de la France en 2017. On l'a vu lors de la nouvelle session de Choose France à Versailles. Il y a aussi un effet relatif d'attractivité de notre pays par rapport à nos voisins : souhaitons qu'il se vérifie aussi en 2018.

Pour des créations brutes d'emplois de 250 000 par an, le solde net a été de 150 000 en 2017, il sera compris entre 0 et 5 000 en 2018. Le déficit de la balance commerciale fin 2018 s'établit à un niveau voisin de 2017, 64 milliards d'euros, un chiffre extrêmement mauvais. Je crois néanmoins que nous aurons une bonne surprise sur la balance commerciale hors énergie, dont le solde va sans doute s'améliorer significativement.

La part des exportations françaises dans le total de l'Union européenne a baissé en dix ans de 17 % à 11,7 %, niveau de 2017, sans doute 11,6 % en 2018. Nous ne regagnons pas de terrain en valeur relative, la marge de nos entreprises industrielles est en décalage par rapport à celle de nos voisins. Si le déclin est enrayé, la situation reste donc fragile, la compétitivité demeurant prioritaire.

France Industrie, le Conseil national de l'industrie et l'État ont fixé cinq priorités : compétitivité-coût, compétitivité hors coûts (c'est-à-dire montée en gamme, innovation et numérique), compétences, attractivité de l'industrie auprès des Français (des jeunes en particulier) et l'Europe.

Il n'y a pas eu de changement majeur en 2018 sur la compétitivité-coût. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a été transformé en baisse de charges pérenne, comme nous le souhaitions, mais l'avantage est passé de 7 % à 6 % et il est désormais fiscalisé : les entreprises y perdent un peu mais le dispositif est ancré dans la durée. Cela ne représente pas, comme on l'a entendu dans certaines sphères gouvernementales, un « cadeau de 20 milliards d'euros » aux entreprises sur l'année, c'est un pur effet de trésorerie. La fiscalité de production représente en France 80 milliards d'euros, soit un écart de 70 milliards d'euros avec l'Allemagne - dont un écart de 17 milliards pour la seule industrie. Un boulet, qui nous empêche de courir aussi vite que nos concurrents ! Ce prélèvement avant résultat, appliqué quel que soit le bénéfice, est toxique pour l'industrie. Il pénalise ceux qui investissent. Ce point n'est pas traité actuellement. La baisse des charges sur les salaires les plus élevés, au-delà de 2,5 smic (le rapport Gallois préconisait d'aller à 3,5 smic) reste à traiter. On parle beaucoup de la fiscalité environnementale, et de la vitesse de la transition énergétique : nous n'avons pas de gilets jaunes dans l'industrie, mais le problème de la taxe carbone se pose aussi pour nous, car celle-ci contribue à dégrader une situation qui, déjà, n'est pas brillante. Nous défendons une certaine neutralité : si la fiscalité environnementale augmente, il faudra diminuer un autre prélèvement, sinon, cela ne se passera pas très bien. Depuis dix ans, la désertification industrielle se poursuit...

Conséquence de tout ce que je viens d'évoquer, les prélèvements obligatoires sur les entreprises ne diminueront pas en 2019, ils augmenteront de 1 à 2 milliards d'euros. Le Gouvernement a certes fait des efforts sur la fiscalité en général, sur l'IS, la transformation de l'ISF en IFII, mais il reste un angle mort... Le CNI partage, dans le rapport Dubief-Le Pape, le diagnostic de l'État. Nous comprenons la contrainte budgétaire, mais souhaiterions connaître la trajectoire de baisse prévue par l'État.

La compétitivité hors coût fait l'objet d'une action conjuguée de l'État et des dix-huit filières. L'industrie, avec le parrainage du CNI, s'est regroupée en filières, que nous imaginions initialement moins nombreuses... mais il y a eu des volontaires ! Aéronautique, navale, ferroviaire, automobile, nucléaire, chimique, santé, agroalimentaire, mode et luxe, nouveaux systèmes énergétiques, eau, valorisation des déchets, construction, mines et métaux, électronique, bois,... Les grandes entreprises, les ETI et les PME travaillent ensemble sur des projets collectifs, sur le numérique, la recherche développement, les compétences, le développement international ou l'accélération de l'industrie du futur. Une bonne dynamique est enclenchée, qui débouche sur des contrats stratégiques de filière avec l'État - documents qui ne sont pas des monuments de poésie, mais sont axés sur l'action, ils comprennent les engagements pris par les entreprises et l'État, et désignent les chefs de projets. Développer les véhicules électriques, par exemple, exige de multiplier les bornes de recharge : il faut des engagements croisés. Près de dix contrats ont été signés, je l'ai dit. Ce sont des outils de fonctionnement collectif efficaces, qui doivent dans certains cas être préférés à des règlementations, les deux ne sont du reste pas incompatibles.

L'innovation est une priorité. L'effort de la France en R&D, 2,2 % du PIB, est dans la moyenne européenne, mais n'est pas excellent. Une cinquantaine de projets collectifs sont inscrits dans les contrats de filière, batteries, voitures autonomes, avion du futur, nouveaux réacteurs nucléaires, chimie verte, l'isolation thermique des bâtiments, internet des objets,... : ce sont des projets concrets, qui nous aideront à articuler les choix des chaînes de valeur stratégiques au niveau européen. Les pôles de compétitivité sont en cours de réforme, 400 millions d'euros du Programme d'investissements d'avenir (PIA) y étant consacrés. Il importe qu'ils soient bien connectés avec les filières.

Quant à l'innovation de rupture, les projets en la matière ne sont pas suffisamment nombreux, en comparaison de ce qu'ils sont notamment aux États-Unis. Le soutien aux start-up est efficace. Le Fonds pour l'innovation consacre à l'innovation de rupture une partie de ses ressources - les 250 à 300 millions d'euros de rendement que produiront les 10 milliards d'euros d'actifs publics apportés en dotation. Une dynamique intéressante est lancée. Le nombre de projets collectifs qui atteindront une dimension européenne ou qui réaliseront des innovations de rupture augmente, mais il reste à mieux articuler recherches publique et privée.

La France recèle beaucoup de compétences dans beaucoup de start-up du numérique, mais elle se place encore au dix-huitième rang européen pour la pénétration du numérique dans l'industrie. Le taux est de 20 % dans les PME et les ETI : seulement une entreprise sur cinq a réellement commencé à modifier son business model. L'État mène une action conjuguée avec les dix-huit filières. En ce qui concerne les PME et ETI, Alliance Industrie du futur accompagne 5 000 entreprises, qui devraient être rejointes par 10 000 autres sur 2018 et 2019, sur un total de 25 000. Les centres techniques de l'industrie doivent être réorientés afin d'assurer l'accompagnement et le soutien aux entreprises dans le numérique ; il est important de veiller à une bonne articulation avec l'action des régions dans les territoires.

Autre objectif, il est important dans une filière de bien connaître son environnement numérique, son écosystème. L'aéronautique a choisi Dassault Systèmes pour sa plateforme numérique. Les dix-huit filières françaises correspondent à dix-huit environnements informatiques, numériques ; elles n'ont pas les mêmes besoins, bien sûr. Les filiales de transport, dans la supply chain, ont besoin d'échanger des informations, dans l'alimentaire c'est la traçabilité qui importe, la santé a besoin des data. Mais dans tous les cas, les problématiques d'échange des données sont importantes. Or ces environnements sont à concevoir, il n'y a pas de génération spontanée ! Les grandes entreprises jouent un rôle clé. Sur les dix-huit filières, la démarche est bien avancée dans quatre ou cinq. France Industrie veut avancer.

L'État, avec votre soutien actif, a pris une très bonne mesure de sur-amortissement, avec une déduction fiscale de 40 % sur les investissements numériques, pendant deux ans. C'est un signal très favorable !En matière d'infrastructures, l'État a un rôle important à jouer sur la 5G, sur la normalisation européenne. Nous avons créé le CNI numérique pour coordonner les actions entre l'État, les régions, les filières et Alliance Industrie du futur. La dynamique est renforcée.

Autre priorité, les compétences. La loi sur la formation professionnelle et l'apprentissage est bienvenue. Le paradoxe français n'est pas supportable : les capacités de production sont utilisées à 85 %, il y a 2,5 millions de chômeurs, et 40 % des chefs d'entreprise ont des difficultés pour recruter. Les compétences, mais aussi l'appétence, sont des causes évidentes.

La majorité des filières se sont lancées dans des « engagements de développement des emplois et des compétences » (EDEC), pour évaluer les besoins et les ressources par métier, et pour simplifier les métiers. Nous avons créé un opérateur de compétences (OPCO), pour piloter la formation. Un seul OPCO pour l'industrie, plutôt que douze, c'est une grande simplification ! Et avec le nouveau crédit formation, la Caisse des dépôts et consignations travaille à un outil digital à disposition de tout le monde ; nous voudrions y associer un « trip advisor des métiers » pour évaluer et répertorier les métiers.

Les jeunes semblent s'orienter de plus en plus volontiers vers les filières professionnelles, puisque l'on notait une progression de 6 % en juin 2018, par rapport à l'année précédente ; mais il reste un travail à faire sur l'ensemble des centres de formation des apprentis (CFA). Les entreprises membres de l'Union des industries des métiers de la métallurgie se sont engagées à embaucher 40 % d'apprentis en plus sur cinq ans.

Le baromètre de l'attractivité de la France sur la scène internationale montre une nette amélioration, nous en sommes satisfaits : nous serions heureux que les jeunes soient pareillement attirés par l'industrie ! L'Usine extraordinaire installée au Grand Palais en novembre dernier a reçu 15 000 jeunes par jour, qui ont pu avoir des échanges avec les opérateurs des équipements exposés ; ce fut une énorme réussite. Il est fondamental de prendre en main le marketing de l'industrie. Du 18 au 24 mars prochain aura lieu la Semaine de l'industrie, nous voulons passer de 300 000 visiteurs l'an dernier à 1 million cette année, car de telles opérations changent la vision qu'ils ont de nos secteurs. Je veux citer également le salon Global Industrie à Lyon, du 5 au 8 mars ; et le 15 janvier dernier a été lancé le French Fab Tour - la caravane circulera dans des territoires faiblement industrialisés, dans une démarche de proximité.

Les territoires ont un rôle de plus en plus clair et efficace dans le développement de l'industrie. C'est à l'État de mettre en place les fondations macroéconomiques de la réindustrialisation ; à l'industrie d'adopter un fonctionnement collectif ; aux territoires, de faire émerger des champions locaux, avec les outils que sont la numérisation, les compétences et les infrastructures. L'initiative de l'État pour créer 124 territoires d'industrie - elle peut encore évoluer, des ajustements restent possibles - vise à donner la priorité aux territoires sur les infrastructures - suivi, veille pour faire évoluer la réglementation, etc. C'est une bonne initiative ! Ce qui a été fait entre l'État, France Industrie et le CNI doit être reproduit au niveau des régions .

Notre industrie a besoin de plus d'Europe. L'Europe a besoin de plus d'industrie. Malgré ses 36 millions de salariés, la part de l'industrie dans le PIB européen a reculé de 23 % à 19 % en quinze ans (et 12,4 % en France). France Industrie et ses homologues allemand, italien, espagnol, polonais et autrichien ont élaboré un document avec des propositions concernant les chaînes de valeur européennes et le rôle de l'Europe dans la transition climatique et écologique. Il s'agit d'identifier les chaînes sur lesquelles les règles traditionnelles de fonctionnement de l'Europe doivent être revues : on connaît l'exemple des batteries, des panneaux solaires ; on discute actuellement de la microélectronique, l'hydrogène, les batteries, la mobilité autonome, la fabrication additive, les biomatériaux. Six chaînes seront retenues. Nous souhaitons que le budget européen de recherche et développement, le programme H2020, (que nous voudrions voir porté à 120 milliards d'euros au lieu de 100) soit réellement focalisé sur ces priorités.

Il faut également veiller à la réciprocité dans les échanges commerciaux internationaux. Des réformes sont déjà intervenues contre le dumping, c'est positif, on l'a vu sur l'acier après les mesures du président Trump. Un filtrage des investissements, comme il se pratique aux États-Unis, et un dispositif européen cohérent avec ces chaînes de valeur, doivent être mis en place. Les efforts doivent porter sur la politique du commerce, mais aussi sur la politique de la concurrence, sujet d'actualité. Cette politique industrielle explicite sur certaines chaînes de valeur est une nouveauté et il reviendra à la nouvelle Commission européenne de les mettre en place - mais elles ont été précisément définies. L'Europe a un rôle clé aussi pour le pilotage de la transition numérique et écologique, pour favoriser des standards communs et une R&D efficace.

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