Intervention de Philippe Varin

Commission des affaires économiques — Réunion du 30 janvier 2019 à 9h35
Audition de M. Philippe Varin président de france industrie

Philippe Varin, président de France Industrie :

Monsieur Chatillon, je tire deux conclusions du mouvement des gilets jaunes. D'abord, ils expriment une souffrance, même si les violences sont inacceptables. Je suis toutefois surpris de la sous-évaluation de la fragilité de notre situation économique et de la perception générale de l'industrie Le grand débat sera donc l'occasion de faire oeuvre de pédagogie sur ce sujet. La dette de la France approche des 100 % du PIB, la dépense publique atteint un niveau record. Cette incohérence entre notre modèle économique et notre modèle social se traduit par la désertification industrielle. Il faut expliquer comment l'industrie représente l'accès à l'export, donc un levier de croissance ; un levier d'inclusion des territoires, à travers la formation digitale et les compétences ; et un levier de sens, surtout pour la jeunesse une réponse aux défis sociétaux.

Les inégalités ne sont pas toujours verticales. Entre les 20 % les plus riches et les 20 % les moins aisés, le rapport de richesse passe de 8 à 4 après redistribution : sur ce plan, nous sommes plus proches de la Finlande et du Danemark que des États-Unis. En revanche, il y a une inégalité flagrante entre métropoles et territoires ruraux. Or l'industrie est un moteur de réinclusion, et un trait d'union entre les jeunes et leurs aînés : il faut remettre l'usine au milieu du village, l'industrie peut être une solution.

Deuxième message à faire passer : les industriels, comme les citoyens, ont une perception forte de l'urgence climatique et des nécessités de l'économie circulaire. En revanche, il peut y avoir débat sur la mise en oeuvre. J'ai évoqué la nécessaire baisse des prélèvements obligatoires. Le candidat Macron promettait 60 milliards d'euros d'économies sur la dépense publique. Les mesures contre le changement climatique coûtent 32 milliards d'euros par an, 50 milliards en élargissant le périmètre à des mesures comme le remplacement de chaudières. Si l'on ajoute à l'incohérence entre notre modèle économique et modèle social les coûts de la transition écologique accélérée, nous faisons face à un vrai problème macro-économique. Il faut donc procéder à un rythme approprié.

Ne confondons pas émissions de CO2 et empreinte CO2. Entre 1995 et 2015, la France a réduit ses émissions de 20 % ; en revanche, son empreinte carbone a augmenté de 11 % sur la même période. En effet, l'empreinte carbone inclut le carbone exporté : si nous faisons fabriquer un produit en Chine, davantage d'émissions seront produites, auxquelles il faut ajouter le carbone émis pour le transport. C'est une aberration. Il faut donc des indicateurs clairs et que les coûts de la transition soient évalués. Enfin, il ne faut pas oublier que nous ne représentons aujourd'hui que 1 % du monde. Nous ne pouvons pas tout faire seuls.

Vous m'avez ensuite interrogé sur les plastiques. Il est clair que, si on ne fait rien, il y aura en 2050 plus de plastique dans les océans que de poissons. Comment régler ce problème ? Je rappelle que, en France, aujourd'hui, on ne collecte que 35 % des plastiques, sachant en outre que notre système est très onéreux. Pour ma part, je suis convaincu que la mise en place des filières permettra de travailler de manière constructive, grâce aux contrats stratégiques de filière entre les industriels et l'État. Ces contrats permettent en effet de fixer des objectifs, qui sont suivis, sans forcément passer par de multiples réglementations.

Dans le cadre de la feuille de route de l'économie circulaire, vous aurez à transcrire la réglementation européenne. Il a été dit qu'il ne fallait pas faire de surtransposition. Alors, n'en faisons pas ! Il n'y a pas de raison que nous bannissions certains plastiques tout de suite alors que l'Allemagne dispose d'un délai de deux ans. Par ailleurs, si un certain nombre de responsabilités élargies du producteur sont valides, d'autres requièrent un travail de fond entre les industriels et l'État. Un tel travail permettrait aux filières de prendre des engagements volontaires, d'atteindre des objectifs tout en créant une offre française compétitive à l'échelon mondial et en créant de la richesse. Une REP ne permettra pas forcément tout cela. Je pense que les filières sont une manière concrète de régler un certain nombre de questions impératives, au bon tempo et à un coût approprié.

Permettez-moi maintenant de revenir un instant sur le Centre national de l'industrie et sur son fonctionnement puisque vous m'avez interrogé sur le matériel agricole. Le travail réalisé par le secteur du matériel agricole est remarquable - je pense aux équipements autonomes connectés. Bruno Grandjean, le président de l'Alliance Industrie du futur, m'a demandé plusieurs fois s'il était possible de créer une filière « Matériel agricole ». Nous sommes prêts à y réfléchir, j'attends juste que le secteur me fournisse un projet collectif. Cela étant dit, faut-il créer une filière spécifique ou rattacher ce secteur aux industries agroalimentaires ?

Pour répondre à la question de Marc Daunis, nous n'allons pas créer une commission pour la santé du futur alors qu'il existe une filière « Santé ». Nous avons décidé de nous organiser en dix-huit filières, qui seront présidées, et c'est un gros changement, par des industriels, tous des patrons. Une dynamique est à l'oeuvre, des objectifs clairs sont fixés. Seront-ils tenus ? Le diable est dans l'exécution. Si chaque filière se fixe quatre ou cinq grands objectifs, si l'état d'avancement est ensuite évalué par les industriels eux-mêmes, les problèmes seront pris en charge dès qu'ils apparaîtront. Ainsi, en matière de mobilité, va-t-on développer les bornes de recharge au rythme de développement des véhicules électriques ? Ce sujet est sur la table et on en discute. Je suis optimiste sur la dynamique et les échanges dans certains domaines, mais pas dans tous, je le dis franchement. Tout dépendra de la qualité de l'exécution.

Un certain nombre de questions m'ont été posées sur les territoires d'industrie. L'objectif est clairement de placer sous les projecteurs des territoires qui ne bénéficient pas forcément aujourd'hui des mêmes faveurs que les métropoles, qui n'ont pas la 5G par exemple. Il s'agit d'éviter les inégalités. Si la liste de ces territoires doit être ajustée, elle le sera.

Vous avez évoqué le lien avec les filières. Selon moi, le territoire dans lequel est implantée une société ne change pas grand-chose pour elle, car elle est déjà dans l'écosystème numérique. L'objectif des territoires d'industrie est de permettre l'analyse des indicateurs utilisés : la localisation, les taux d'emplois industriels. Si ces taux sont à la baisse, il faut dynamiser le territoire, s'ils sont à la hausse, il faut le soutenir, car cela signifie que c'est un territoire de grands développements. C'est Olivier Lluansi, délégué aux territoires d'industrie, qui s'occupe de ces questions.

Dans la filière « Bois », où a été signé l'un des premiers contrats stratégiques de filière, un certain nombre d'objectifs importants ont été fixés pour la partie en aval, notamment. Il existe deux pôles de compétitivité, l'un dans l'est, l'autre au sud. Il reste un peu de travail pour que tout fonctionne, mais je suis prêt à discuter de points particuliers concernant un territoire d'industrie. L'Office national des forêts n'est pas dans la filière « Bois », qui est une filière plutôt aval, mais nous ne réglerons pas ce sujet aujourd'hui.

M. Daunis m'a posé une question sur les liens entre les pôles de compétitivité et les territoires d'industrie. Une réflexion est en cours sur ce sujet. On dénombre aujourd'hui 75 pôles de compétitivité, ce qui est beaucoup. Leurs performances ne sont pas toutes de même niveau. Nos voisins allemands ont, eux, moins de plateformes, mais elles sont plus larges. Une mission a été confiée à Bruno Grandjean sur une possible réduction de leur nombre, l'idée étant de les regrouper, d'en avoir deux ou trois par région, sur la base de thématiques. Il s'agit non pas de créer des structures supplémentaires, mais de mieux faire travailler celles qui existent, en lien avec les régions, car il leur faudra choisir deux ou trois thématiques prioritaires. Ce travail est en cours, les choses devraient avancer au cours du premier semestre. À cet égard, vos suggestions sont intéressantes.

Je ferai maintenant un point général sur l'exportation, de nombreuses questions m'ayant été posées sur ce sujet. Une grande réforme est en cours. Ayant été pendant cinq ans le représentant spécial pour la diplomatie économique dans les pays de l'ASEAN, l'Association des nations du Sud-Est asiatique, j'ai un point de vue sur l'efficacité de notre dispositif d'exportation. Il suffit de se pencher sur notre balance commerciale pour s'apercevoir que nous ne sommes pas au top !

Nous faisons face à des problèmes structurels, que nous ne pourrons pas régler du jour au lendemain. Si nos entreprises ne sont pas compétitives, cela se voit à l'exportation. Par ailleurs, la France ne compte pas assez d'entreprises de taille intermédiaire - deux à trois fois moins que l'Allemagne. Cela étant dit, le travail qui est en cours sur la numérisation, et avec Bpifrance afin d'accompagner les entreprises dans leur accélération et de permettre l'ouverture à l'international me paraît aller dans le bon sens.

Notre dispositif d'exportation s'appuie sur deux volets, le premier étant financier. Personnellement, je pense qu'une PME qui souhaite aujourd'hui conquérir des marchés à l'étranger trouve des conditions de prêt tout à fait intéressantes, notamment auprès de Bpifrance. Ce sujet n'est donc pas majeur. Il comprend ensuite un dispositif de soutien physique d'accompagnement à l'export. Chaque filière compte désormais un référent international et est en train de revoir son plan d'action et de développement collectif. Les grands exportateurs n'ont pas de problèmes - je pense à l'aéronautique - ; en revanche, nous sommes en dessous de notre potentiel dans des secteurs comme l'alimentaire ou la santé. Les référents de ces filières ont donc un rôle très important à jouer. Toutes les entreprises liées à une filière - c'est le cas de 60 % des entreprises - peuvent s'inscrire dans une démarche collective. Pour promouvoir la marque France à l'étranger, il est utile d'être sous une seule bannière. On le voit avec les Italiens, qui sont très forts dans l'industrie alimentaire. Le secteur français, lui, est trop morcelé.

Parallèlement au travail des filières, l'État met en place un guichet unique au départ et un guichet unique à l'arrivée. Quand vous arrivez à Singapour, il n'est pas facile de savoir s'il faut s'adresser à la chambre de commerce, à Business France, sans compter les autres guichets de la région. Cette réforme, qui est en cours pays par pays, est en bonne voie. Par ailleurs, un portail numérique unitaire, ajusté région par région, est en cours de mise en place. Il permettra à toutes les entreprises de disposer d'informations sur les dispositifs de formation ou de soutien, ainsi que sur les normes des pays dans lesquels elles souhaitent se rendre. Tout ceci va dans la bonne direction, et nous suivrons tous ces dispositifs de très près sur le terrain.

Sylviane Noël a évoqué Stradec et les solutions d'accompagnement du secteur du décolletage. Ce qui est fait est remarquable. Le décolletage est une activité transversale, qui concerne plusieurs filières. Pour l'export, ce secteur doit s'allier soit à la filière automobile, soit à la filière aéronautique, en fonction des pays, pour compléter le dispositif que vous avez évoqué et le rendre encore plus efficace.

Je reviens un instant sur l'articulation entre l'État et le travail dans les territoires, à la suite des commentaires de Valérie Létard. Cette question est extrêmement importante à moyen terme. Je l'ai dit, l'État et l'industrie, via le CNI, ont mis en place une plateforme de discussion permanente sur les filières et sur les conditions macro-économiques de la compétitivité. Comme vous le voyez, nous ne sommes pas d'accord sur tout, mais nous avons le même langage. Je pense qu'une dynamique s'est instaurée. Nous rencontrons les présidents de région afin de traiter les questions au sein d'une instance de discussion. Trois sujets sont fréquemment abordés, à commencer par le numérique. La question est de savoir combien de PME on peut accompagner, et d'élaborer une cartographie. Ensuite, nous discutons des compétences, à partir des EDEC - les engagements de développement de l'emploi et des compétences - qui sont faits par filières et qui permettent de tirer des conclusions par région. Enfin, il y a des questions qui se posent à moyen terme. Les problèmes d'une filière apparaissent à l'échelon national. Prenons le cas de l'automobile, puisqu'il a été cité. Le diesel se réduit plus vite que prévu. Il faut dire qu'on a mis le paquet ! Les véhicules diesel sont en déclin, les véhicules électriques prendront le relais, mais, si l'on va trop vite, le risque est d'avoir un trou entre les deux et de devoir traiter un sujet social. Des mécanismes d'anticipation sont possibles. Nous pouvons ainsi analyser les risques et les opportunités dans les instances régionales que j'évoquais, avec les responsables de filières. Il y a donc un travail à faire, et je suis tout à fait prêt à parler de ce sujet, qui sera l'une de nos priorités en 2019.

Anne-Marie Bertrand m'a interrogé sur les CCI. À l'échelon national, les CCI ne sont pas au coeur de l'industrie, mais elles y sont connectées. Elles participeront ainsi à la Semaine de l'industrie. Elles jouent également un rôle important sur le portail que j'évoquais tout à l'heure. Enfin, elles ont mis en place Statexio, un programme d'accompagnement des entreprises à l'international. Nous travaillons en cohérence.

D'autres questions ont porté sur les transferts de technologie et l'espionnage. L'espionnage ou la cybersécurité sont des sujets majeurs. À cet égard, l'État a un rôle extrêmement important à jouer, et la France a des atouts. La dix-huitième filière que nous avons créée est d'ailleurs celle des industries de sécurité. Les transferts de technologie forcés, notamment vis-à-vis de la Chine, sont un sujet majeur des discussions au sein de l'OMC. Le multilatéralisme ne pourra continuer à vivre que si cette question est traitée, comme un certain nombre d'autres, mais ce n'est techniquement pas facile, car les entreprises ne déclarent pas aisément qu'elles ont été forcées, surtout dans le cadre de relations contractuelles. La Chine sera mise sous pression sur ce thème, je pense.

Concernant le Brexit, je n'ai pas de boule de cristal. Je suis comme vous un peu effrayé par les conséquences d'un hard Brexit. Il est clair que, dans ce cas, l'industrie française serait touchée. L'État fait un travail important pour se préparer à cette éventualité, un certain nombre de questions sont en cours de règlement. Les filières y travaillent également. Néanmoins, je rappelle que les ailes des Airbus sont faites à Chester ! Quant aux pièces des voitures, elles proviennent aujourd'hui de partout. Certaines filières, comme l'automobile ou l'aéronautique, mais pas uniquement, et certaines régions seraient donc touchées.

Monsieur Dubois, vous m'avez interrogé sur l'intelligence artificielle. Dans ce domaine, la France est clairement très bien placée. On peut discuter du fonds qui a été mis en place, de son ampleur, mais ce qu'il faut avoir en tête, ce sont les moyens aux États-Unis de la DARPA - pour Defense Advanced Research Projects Agency. Les industries civiles et de défense bénéficient de 34 milliards d'euros. Il faudrait que l'Europe y consacre des moyens équivalents. Les Allemands y réfléchissent de leur côté, nous également. En pratique, le Conseil de l'innovation alloue des fonds significatifs à certains thèmes de recherche. Pour le moment, ont été retenus d'une part l'intelligence artificielle, en particulier la sécurisation de l'usage des logiciels, de l'autre son utilisation pour le diagnostic médical et l'utilisation des données. Il faudrait financer plus de thèmes. Nous avons en France très souvent une avance sur certains thèmes horizontaux en intelligence artificielle, comme les microprocesseurs. Ce qu'il faut désormais, avec les recherches publique et privée, c'est croiser les innovations avec les chaînes verticales des filières afin de créer des produits très innovants.

Vous m'avez ensuite interrogé sur l'extra-territorialité. Il est clair, on l'a vu concernant l'Iran, que l'Europe n'a pas aujourd'hui les outils lui permettant de proposer des solutions alternatives. Des réflexions sont en cours, mais elles dépassent le cadre de l'industrie. Cela étant dit, l'extra-territorialité n'est pas forcément condamnable en soi. L'Europe, via le règlement sur la protection des données, a imposé une vision à laquelle même les GAFA doivent se conformer. Ce qui est éminemment critiquable, c'est non pas le principe, mais la manière dont elle a été exécutée et le fait qu'il n'y ait pas de gouvernance sur ce sujet. Ce sujet devrait être abordé dans le cadre des réflexions générales sur le multilatéralisme.

Pour finir, je ferai un point sur l'éducation nationale. France Industrie a signé une convention avec le CNI et le ministre de l'éducation nationale visant à rapprocher l'industrie et l'éducation nationale, et dans laquelle sont identifiés un certain nombre de thèmes de travail concrets. Nous nous sommes ainsi engagés à ce que les élèves des classes de cinquième, quatrième et troisième effectuent des visites d'usines et de sites industriels, ces trois niveaux représentant environ 2 millions d'élèves. Par ailleurs, nous souhaitons mettre en place un compteur de stages afin que les stages effectués par les élèves de troisième soient de véritables stages. Enfin, nous devons proposer des parcours de formation à l'industrie, aux conseillers d'orientation et aux maîtres. Ce dispositif est en cours de mise en place.

Je n'ai pas parlé de la normalisation, mais j'adhère aux propos qui ont été tenus sur ce sujet, notamment relatifs à la présence auprès de l'Union européenne. Les industriels jusqu'à présent ne considéraient pas que c'était leur affaire. À titre anecdotique, j'ai pour ma part vécu de manière très douloureuse la question de la prise pour les véhicules électriques, qui a fini par être allemande ! J'ai la conviction que le fait de s'organiser en filières rend beaucoup plus efficace notre action en matière de normalisation, comme on le voit dans l'aéronautique. On rêve que cela se passe de la même manière dans les autres filières. On attend par exemple de l'industrie qu'elle fasse des propositions concernant le recyclage des matières premières secondaires.

Je vous remercie de votre accueil. Nous restons à votre disposition pour évoquer certains thèmes.

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