Je précise que si cette déclaration nous est commune, le Syndicat de la magistrature détaillera ensuite d'autres mesures. Au-delà des organisations invitées aujourd'hui, qui représentent les acteurs de la justice en juridiction au sens strict, ce projet de loi de programmation pour la justice suscite une opposition au sein des acteurs du monde de la justice dans son ensemble. Cette déclaration rassemble certaines organisations présentes aujourd'hui - la CGT des chancelleries et services judiciaires, l'UNSA services judiciaires, le Syndicat des greffiers de France-Force ouvrière, la CFDT, la Conférence des bâtonniers, le Barreau de Paris, la Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA), le Syndicat des avocats de France et le Syndicat de la magistrature - mais aussi le SNPES - PJJ - FSU, la CGT insertion-probation, la CGT - PJJ, le syndicat Solidaires, la Ligue des droits de l'Homme, le Genepi, l'Observatoire international des prisons, qui expriment tous leur opposition à un texte qui dégradera considérablement les conditions dans lesquelles la justice est rendue en France.
Cette mobilisation générale du monde judiciaire s'est concrétisée le 15 janvier dernier par une manifestation de plus de 8 000 professionnels et citoyens qui refusent de voir leur justice ainsi dégradée. Nous n'agissons pas par corporatisme, bien au contraire ; nos organisations représentent des professions et des positions différentes, dont les intérêts ne se regroupent pas nécessairement, voire sont divergents. Ce qui nous rassemble, c'est la défense d'une justice de qualité égale pour tous, protectrice des libertés et rendue dans des conditions respectueuses des justiciables. Nous n'agissons pas par conservatisme. Au contraire, nous voyons mieux que quiconque les faiblesses, les insuffisances d'un service public de la justice aujourd'hui exsangue. Notre point commun, c'est justement de vivre au quotidien ces difficultés face aux justiciables.
La France compte 10 juges, 3 procureurs et 34 greffiers pour 100 000 habitants, contre une moyenne de 22 juges, 11,7 procureurs et 69 greffiers parmi les 45 États du Conseil de l'Europe. Le budget que la France alloue à ses services judiciaires est de 65,9 euros par habitant en Europe occidentale. Seule la Grèce, l'Irlande et le Portugal font moins bien. En Allemagne, c'est presque le double. Nous ne pouvons pas entendre que l'argent manquerait avec 0,20 % du PIB consacré à la justice, contre une moyenne de 0,31 % en Europe. La France est 37e du classement du Conseil de l'Europe sur 42, derrière des États comme la Moldavie, l'Ukraine, l'Albanie, la Turquie, la Russie ou la Bosnie-Herzégovine. Allouer une part si faible de la richesse nationale à la justice est un choix politique délibéré. Dans ces conditions, les incantations sur la nécessité d'une plus grande célérité de la justice sont inaudibles, voire violentes. Allez dire à un procureur français qu'il doit être plus efficace, alors qu'il traite 3 465 procédures par an contre 578 en moyenne en Europe...
Le projet de loi doit répondre à cette urgence, en prévoyant une augmentation de 24 % du budget du ministère de la justice et la création de 6 500 emplois d'ici 2022. Mais ces ressources sont presque intégralement consacrées à l'administration pénitentiaire et à la construction de places de prison, elles n'amélioreront en rien la manière dont est rendue la justice au quotidien. Derrière les éléments de langage, le budget des services judiciaires pour 2019 est en augmentation de 1,72 % en 2019 pour une inflation de 1,8 % en 2018 - il diminue donc en euros constants !
Le projet de loi de programmation, dans la configuration actuelle de nos services publics, ne donne pas à la justice les moyens de remplir ses missions, et encore moins d'améliorer le service apporté aux justiciables. Au contraire, cet ensemble hétéroclite de mesures touchant des domaines très divers est traversé par une logique d'une certaine cohérence ; c'est une loi de rationnement, dont l'objet est d'organiser la pénurie et de la concilier avec un certain niveau de productivité en sacrifiant tout ce qui peut l'être, au mépris du sens même du service public. On sacrifie l'accès de tous à la justice avec l'idée, à peine dissimulée et déjà expérimentée avec les conseils de prud'hommes (CPH), qu'une justice moins accessible est une justice que les justiciables subissent moins, et donc moins chargée. La dématérialisation sans prise en compte de la fracture numérique et la suppression des tribunaux d'instance portent en germe la dévitalisation de la justice de proximité. La mise en place de pôles de compétences civiles entraînera un éloignement géographique. L'absorption des greffes des conseils de prud'hommes par le tribunal judiciaire conduira à vider le CPH de sa substance. Tout cela s'inscrit dans cette logique de sacrifier la qualité du débat judiciaire avec l'idée que l'audience judiciaire serait un luxe coûteux dont il faudrait faire usage avec parcimonie.
Au pénal, c'est l'expérimentation d'une justice criminelle sans jurés, le développement du recours imposé à la visioconférence, la généralisation des réponses simplifiées superficielles et les audiences à juge unique au détriment du débat collégial ou civil, c'est l'instauration d'une procédure sans contact humain pour les petits litiges et la création d'une juridiction nationale des injonctions de payer - qui est en réalité un distributeur automatique au bénéfice des organismes de crédit.
On sacrifie des missions de l'autorité judiciaire en faisant fi du rôle protecteur de l'autorité judiciaire en matière civile. Des missions sont privatisées en confiant des prérogatives aux CAF en matière de révision de pensions alimentaires, en imposant le recours obligatoire à des plates-formes privées payantes de médiation. Des missions pourtant essentielles de contrôle judiciaire sur l'activité des services de police seront purement et simplement abandonnées. Au-delà de cette logique de rationnement, ce texte marque, à rebours des éléments de langage, un biais bien peu favorable aux libertés. L'extension du recours aux techniques d'enquête intrusive dans un cadre beaucoup moins protecteur de l'enquête préliminaire marque un recul fort de la protection des libertés publiques et des droits de la défense. Le Sénat y a été particulièrement sensible en première lecture et a préféré en rester au droit en vigueur. La construction prévue de nombreuses places de prison, la réduction des possibilités d'aménagement de peines, la mise en place de mandats de dépôt à effet différé ne pourront qu'augmenter le nombre d'incarcérations. La construction annoncée de vingt nouveaux centres éducatifs fermés, structures qui ont pourtant largement montré leurs limites, participe de la même logique de promotion de l'enfermement. Enfin, le vote par surprise d'une habilitation du Gouvernement à réformer en totalité la justice pénale des enfants et des adolescents par voie d'ordonnance, sans réflexion ni débat, laisse craindre le pire.
Dans tous les domaines, ce texte, en son état actuel, entérine un retrait et un affaiblissement de la justice dans le seul souci d'économies de bouts de chandelle. Si nous sommes mobilisés ensemble, ce n'est pas pour défendre les intérêts catégoriels mais pour défendre le sens même de nos professions. Si la justice ne représente plus un moyen, accessible à tous, de régler les litiges pacifiquement par le droit, après avoir entendu les parties, nous risquons de voir les conflits actuellement régulés par l'autorité judiciaire s'exprimer par des moyens beaucoup moins respectueux de l'intérêt général. C'est là tout le sens de l'existence de la justice.