Vous avez souhaité que je m'exprime devant votre commission des lois à un stade relativement avancé de la navette parlementaire. Je vous en suis reconnaissante car j'apprécie toute occasion d'échanger avec vous. J'ai bien compris que vous avez organisé, juste avant cette audition, une table ronde où un certain nombre d'acteurs du monde judiciaire sont venus s'exprimer.
Le débat que nous avons eu dans votre assemblée en première lecture avait été de très haute tenue, ce qui ne m'avait pas surprise. Il m'avait conduite à un double constat. D'abord, celui de la convergence réelle entre nous pour donner plus de moyens à la justice tout en l'adaptant aux exigences de notre temps. Le Sénat avait dès 2017 souhaité redresser la justice. Je ne sais pas s'il faut procéder à un redressement de la justice, mais je sais qu'il faut faire de notre justice un service public exemplaire et un motif de fierté au profit des justiciables. De ce point de vue, je n'ai pas de doute, notre ambition est la même.
J'ai observé aussi au cours de ce débat des divergences dans la manière d'aborder les différentes questions qui se posent aujourd'hui à la justice. Il y avait une différence d'approche sur l'idée même de réforme sur certains points. Pour d'autres, ces divergences traduisent des différences de fond peut-être plus profondes.
Sur la procédure civile, j'avais regretté en octobre dernier que votre assemblée fût revenue sur plusieurs des mesures proposées par le Gouvernement. J'avais d'ailleurs indiqué que je ne partageais pas certaines préventions du Sénat, notamment quant au recours au numérique et à la dématérialisation. Je crois en effet que le numérique et la dématérialisation constituent un grand progrès si les garanties nécessaires sont apportées, pour que la justice demeure une justice humaine. Mon projet fournit l'ensemble de ces garanties. Il a d'ailleurs intégré de nombreux éléments supplémentaires souhaités notamment par les avocats.
Il ne faut pas renoncer à l'ambition de réformer, et pour moi le statu quo n'était pas une option. Je peux comprendre les appréhensions face au changement qui peuvent mettre en cause un certain nombre d'habitudes ou de situations acquises, mais il me semble qu'il faut les dépasser. Il peut aussi y avoir des divergences d'appréciation, car tout cela n'est pas une science exacte, mais au contraire une réalité humaine. Je crois sincèrement, toutefois, que le projet que je défends débouchera sur une justice plus simple pour les justiciables, tout en maintenant un haut niveau d'exigence et une réelle proximité ainsi qu'une plus grande efficacité.
Sur la procédure pénale, nous avions également des divergences. Vous les avez rappelées à l'instant, monsieur le président. J'assume ma volonté de mieux protéger les Français par un certain nombre de dispositions qui figurent dans le texte, et en même temps de préserver la garantie des droits. Ces garanties sont bien là, le Conseil d'État l'a amplement confirmé dans son avis. Ainsi, au renforcement des pouvoirs des enquêteurs répond de manière systématique le contrôle des magistrats du parquet et du siège par le juge des libertés et de la détention (JLD). Sur les actes d'enquête, je rappelle que les magistrats du parquet sont avant tout des magistrats indépendants et garants, à ce titre, de la liberté individuelle. Quant au JLD, je ne pense pas que les contrôles qu'il effectue soient purement formels. Par l'intervention de ce juge statutaire, la garantie des droits me semble assurée.
Le Sénat a très sensiblement modifié le texte dans un sens qui m'a semblé, ainsi qu'à plusieurs observateurs, éloigné des besoins exprimés par les juridictions, par les enquêteurs et par les justiciables.
Nos positions respectives sont tout aussi éloignées sur la question des peines. Si le Sénat a partagé les objectifs globaux que je proposais, vous avez adopté un point de vue opérationnel différent, en particulier sur les plus courtes peines. La prison demeure pour vous un outil, une forme d'horizon possible pour les plus petits délits. Pour notre part, nous proposons une approche par paliers, permettant de moduler davantage la réponse apportée aux personnes qui ont commis des infractions et, donc, de renforcer l'individualisation.
Vous ne souhaitiez pas, par exemple, faire du bracelet électronique une véritable peine. Si je propose un sursis probatoire mêlant à la fois les avantages de la contrainte pénale et ceux du sursis avec mise à l'épreuve, c'est dans un souci d'efficacité et de souplesse, pour surmonter les difficultés rencontrées dans l'application de la peine de contrainte pénale depuis sa création. Votre assemblée avait fait un autre choix, celui de la peine de probation. Nous y avons réfléchi pendant la navette et nous sommes arrivés à la conclusion que ce système serait moins opérationnel que le sursis avec mise à l'épreuve, et que les magistrats ne s'en saisiraient pas davantage que de la contrainte pénale.
Enfin, sur l'organisation des juridictions, nous nous retrouvons pour créer une juridiction unique de première instance, que vous aviez proposé d'appeler tribunal de première instance et que l'Assemblée nationale a dénommée tribunal judiciaire. Mais vous avez écarté la possibilité de répartir entre les tribunaux d'un même département, lorsqu'il y a plusieurs tribunaux de grande instance, des contentieux très spécialisés. Vous avez aussi rejeté l'expérimentation qui concernerait des régions administratives comportant plusieurs cours d'appel. Le Sénat n'a donc pas complètement suivi les lignes qui avaient été tracées par le travail très complet fait par la commission des lois en 2017.
J'aurais évidemment préféré que nous puissions trouver des terrains d'entente plus nombreux. Je vous l'avais dit en première lecture. Les conditions n'ont pas été réunies pour que ce soit le cas, et l'Assemblée nationale a souhaité revenir aux propositions faites par le Gouvernement - mais elle l'a fait en faisant assez largement évoluer le texte sur des points importants.
Elle a préservé un certain nombre d'avancées qui avaient été adoptées par le Sénat. C'est le cas notamment des garanties relatives aux services en ligne qui pourront donner des consultations juridiques sans le concours d'un avocat, ou du renforcement des obligations des plates-formes. Je pourrais également citer la suppression de la représentation obligatoire devant les tribunaux paritaires des baux ruraux, ou l'inscription dans la loi des conditions d'expérimentation de la révision des pensions alimentaires, alors que le Gouvernement demandait simplement une habilitation. D'autres évolutions se sont ajoutées : le délai imposé à une victime pour se constituer partie civile devant le juge d'instruction à la suite d'une plainte laissée sans réponse a été maintenu à trois mois.
En matière d'alternatives aux poursuites, l'actuelle limitation du champ d'application de la composition pénale aux délits punis d'une peine d'emprisonnement inférieure ou égale à cinq ans a été également maintenue. Des éléments destinés à mieux encadrer le rôle de la caisse d'allocations familiales ont été adoptés pour l'expérimentation que le projet de loi propose de conduire en matière de révision des pensions alimentaires. Peut-être aurons-nous l'occasion de revenir sur ce sujet. Je pourrais aussi citer des dispositions qui ont clarifié certains points concernant la répartition des contentieux spécialisés exclusivement sur la base de projets locaux. Je pense également à l'inscription dans la loi de la consultation obligatoire des conseils de juridiction.
Bref, à l'occasion de cette nouvelle lecture, le texte que je vous propose a très sensiblement évolué, à tel point qu'un grand quotidien du début d'après-midi a évoqué un « recul du Gouvernement », ce qui m'a semblé curieux et, hélas, assez significatif de l'état d'esprit qui prévaut encore dans notre pays : si un Gouvernement est fermé à toute évolution de ses propositions, on estime qu'il est dur et arrogant ; s'il accepte la discussion, on qualifie les compromis de reculade ! Il me semble important de trouver des convergences et je crois que c'est une bonne manière d'avancer.
L'habilitation que le Gouvernement a demandée sur la justice des mineurs a suscité des interrogations et des critiques. Le Gouvernement souhaite prendre ce dossier à bras le corps, en s'appuyant sur le travail parlementaire déjà engagé par les deux assemblées. Le temps de la ratification sera pleinement employé pour que les deux chambres débattent de cette réforme et modifient le texte que le Gouvernement leur proposera dans le sens qui leur semblera utile. Je suis absolument résolue à mener à bien cette réforme, que deux majorités successives n'ont pas réussi à faire aboutir depuis plus de dix ans.
Nous arrivons à un stade de la navette ou le texte se dessine assez précisément. Le Gouvernement est satisfait des évolutions que le texte a connues pour le moment, mais je ne doute pas que cette audition sera à nouveau l'occasion pour chacun d'entre nous d'exprimer son point de vue et d'éclairer ses choix respectifs, ce qui permet toujours de progresser, comme nous le souhaitons tous.