Intervention de Gilles Dorronsoro

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 janvier 2019 à 9h05
Situation en afghanistan — Audition de M. Gilles Dorronsoro professeur de science politique à l'université paris 1

Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1 :

Merci pour votre invitation. Je ne suis pas sûr de répondre à l'ensemble de vos questions, mais je vais vous dresser un tableau aussi honnête que possible de la situation.

Dans le dossier afghan, il y a, comme dans le dossier syrien, une continuité entre la politique menée par le président Obama et celle du président Trump. Les deux présidents américains ont en effet fait du retrait de la présence américaine au Moyen-Orient une priorité, sans planification et sans prise en compte de l'intérêt de leurs alliés. En une décennie, les Etats-Unis ont perdu leur crédibilité comme puissance arbitre au Moyen-Orient et ce qui ce passe en Afghanistan n'est que la traduction locale de cette modification de l'équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient.

J'articulerai mon propos en trois points :

- Quelle évaluation peut-on faire du régime afghan actuel ?

- Quels sont les intérêts américains et ceux de leurs interlocuteurs talibans?

- Quelles sont les difficultés d'un règlement pacifique ?

Au plan politique, la situation s'est dégradée de manière continue depuis 2014 et à ce stade aucune solution militaire ne serait en mesure d'inverser le cours des choses. Même l'envoi de renforts supplémentaires ne garantirait pas la survie du régime afghan qui risque l'implosion. Les élections présidentielles prévues au printemps 2019 ont été repoussées, l'administration territoriale a depuis longtemps disparu, de sorte que les populations rurales n'ont plus qu'un lien très distendu avec l'Etat central, les fonctions régaliennes (police, justice) ne sont plus assurées. Les forces de sécurité, dont le nombre a fortement augmenté depuis 2010-2011, souffrent de problèmes structurels : corruption (notamment pour les aspects logistiques), déperdition des connaissances tactiques enseignées par les forces armées occidentales, important turn over des effectifs (attrition, non renouvellement des engagements, désertions...) : l'armée perd ainsi un tiers de ses effectifs (estimés entre 200 000 et 250 000) chaque année. Le Président Ashraf Ghani a récemment déclaré que le nombre de tués parmi les forces armées avoisinait les 45 000 depuis le retrait des troupes occidentales. L'armée afghane n'est plus en mesure de protéger les territoires ruraux, les grands axes routiers et les villes de second rang qui sont des cibles pour les Talibans. Kunduz, Ghaznî, Farah ont ainsi été conquises récemment, sans que pour autant, la situation s'améliore dans ces villes. Bien que réduites, les forces armées occidentales jouent encore un rôle déterminant, notamment grâce à leurs moyens aériens. Sans elles, il est à craindre un effondrement rapide du régime actuel.

Le retrait d'Afghanistan est désormais la ligne officielle des Etats-Unis qui ont engagé des négociations en ce sens à Doha. Cette stratégie fait suite à l'échec du renforcement des moyens militaires (« surge ») tenté lors du premier mandat de Barack Obama. Ce dernier avait donné le signal du départ en prévoyant le retrait de l'ensemble des troupes étrangères au plus tard fin 2014, de même Donald Trump a annoncé par un tweet le retrait de la moitié des troupes américaines, soit environ 7 000 hommes. Cette information ayant été ensuite démentie par le ministère de la défense, il est difficile de savoir ce qui va se passer. Toute la classe politique américaine est cependant favorable à cette ligne de retrait, personne ne défendant le maintien des troupes et la prolongation de la guerre. L'armée américaine, d'abord réticente au départ, s'est rangée à cette position.

Le programme des Talibans est stable : ils veulent un nouvel ordre constitutionnel (même s'ils ne demandent plus le rétablissement de la théocratie) tout en étant conscients de la nécessité d'assurer la continuité de l'Etat afghan, s'estimant les représentants d'un gouvernement en exil. A ce titre, ils se disent prêts à empêcher que le territoire afghan serve de base arrière aux mouvements terroristes, ce qui est crédible s'agissant de Daech, qu'ils combattent réellement, mais moins évident s'agissant d'Al-Qaïda qui leur a prêté allégeance et qui reste présent dans la région frontalière du Pakistan.

Contre cet engagement de combattre le terrorisme, les Etats-Unis ont à peu près tout accepté : le démantèlement de leurs bases, l'entrée des Talibans au gouvernement afghan...

Quels sont les obstacles à l'accord qui est en train de se dessiner? Je pense en effet que l'on parviendra à une forme d'accord. Le premier point, qui a surpris tout le monde, c'est l'absence du gouvernement de Kaboul. Les Américains, notamment l'ancien ambassadeur américain à Kaboul, Zalmay Khalilzad, négocient l'avenir de l'Afghanistan, mais le gouvernement afghan n'y est pas associé, d'où la protestation du Président afghan. Cet obstacle doit se comprendre dans sa double dimension. Premièrement, les Américains veulent négocier leur retrait plus que la stabilité de l'Afghanistan et deuxièmement le gouvernement de Kaboul est extrêmement faible et il n'est pas sûr que le Président Ghani puisse arriver à la table des négociations avec des positions qui reflèteraient un consensus des forces, notamment des forces locales qui le soutiennent plus ou moins. On se trouve donc dans une situation où Kaboul n'est pas associé mais où il n'est pas sûr non plus que Kaboul ait une position cohérente. Le deuxième élément, plus facilement gérable probablement, est l'attitude des puissances régionales. La défaite américaine est vécue positivement en Russie et en Iran pour des raisons évidentes. Pour la Russie, c'est la revanche après la défaite soviétique en Afghanistan, une humiliation supplémentaire du système américain. Les Russes, on l'a vu lors des dernières élections américaines, sont dans une véritable stratégie d'affaiblissement psychologique, d'humiliation des Etats-Unis et l'Afghanistan peut en faire partie. Pour l'Iran, c'est important, car cela enlève les troupes américaines à leurs frontières. Cela conforte sa sécurité régionale et peut lui permettre de jouer, de manière plus libre, avec les chiites afghans qui sont ses alliés préférentiels - les Talibans ayant aussi des contacts avec les Iraniens. Globalement pour la Russie et l'Iran, le retrait américain est plutôt un avantage, dans la mesure où ces deux puissances sont assez confiantes dans la possibilité qu'elles ont de faire en sorte que leurs frontières - les frontières d'Asie centrale liées aux intérêts russes s'agissant de la Russie - ne subissent pas de menace directe des Talibans. Entre les Talibans et les Iraniens notamment, il y a une cogestion de fait de la frontière, qui est annonciatrice d'accords informels plus larges.

Le problème possible, ce serait l'Inde parce que la victoire des Talibans est avant tout une victoire pakistanaise du point de vue indien. Le Pakistan s'est retrouvé, après le 11 septembre, dans une situation stratégique difficile, avec l'élimination de son principal allié et à sa place, une présence occidentale et surtout le retour de l'Inde en Afghanistan. Le Pakistan a alors eu une stratégie intelligente en aidant à la fois les Américains sur certains dossiers, comme la traque des groupes d'Al-Qaïda sur la frontière, et les Talibans jusqu'à leur victoire.

La raison centrale de l'échec américain en Afghanistan, c'est qu'aucune administration américaine n'a été capable de prendre en compte et de régler le problème pakistanais. Toute la stratégie américaine en Afghanistan supposait une coopération des Pakistanais alors que le Pakistan servait de sanctuaire aux Talibans. C'est un cas très particulier où un Etat est à la fois un ennemi et un allié et les Américains n'ont pas été capables de sortir de ce dilemme. L'Inde aurait le choix entre deux stratégies, soit adopter une position de retrait à l'égard des Talibans en espérant que leur nationalisme joue à la longue contre le Pakistan et les conduise vers une sorte d'alliance de revers avec l'Inde, soit appuyer le gouvernement de Kaboul ou des forces régionales pour s'opposer aux Talibans. Pour l'instant, il semblerait que les Indiens soient plutôt dans une position de retrait et qu'ils n'aient pas décidé d'une opposition frontale aux Talibans.

Pour finir, deux remarques. La première, les Etats-Unis ont toujours - sous les présidences de Barack Obama et de Donald Trump - spectaculairement affaibli leur position pendant les négociations, ce qui signifie que ce dossier est fondamentalement désinvesti. La seconde, la présence des groupes djihadistes transnationaux susceptibles de commettre des attentats aux Etats-Unis et en Europe - motif d'intervention des Etats-Unis en Afghanistan - n'est pas réglée. Les Talibans représentent la seule force capable de régler ce problème, or il n'existe plus aucun moyen de pression réel sur eux permettant de garantir que l'accord, si accord il y a, serait respecté. Voici donc la situation telle que je la vois.

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