Intervention de Gilles Dorronsoro

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 janvier 2019 à 9h05
Situation en afghanistan — Audition de M. Gilles Dorronsoro professeur de science politique à l'université paris 1

Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1 :

Concernant l'accord de coopération avec l'UE et la question des valeurs, il faut bien admettre qu'il n'y a pas de coïncidence des valeurs entre l'Union Européenne et l'Afghanistan. Mais si la construction d'un système de démocratie libérale dans ce pays a échoué, ce n'est pas tant du fait de la résistance de la société afghane, qu'en raison du double langage tenu par les Occidentaux : d'une part, un appel au respect des droits de l'Homme et des valeurs occidentales, de l'autre, la transgression de celles-ci par les Occidentaux eux-mêmes (violation des droits humains par certaines forces armées, corruption). La société afghane est assez conservatrice, avec certes des nuances entre les villes et les campagnes, et son point d'équilibre (qu'incarnait notamment Hamid Karzaï) se trouve dans un islam conservateur. Il n'est pas possible de lui imposer des valeurs de l'extérieur. Ce que peut faire l'UE, c'est contribuer, de manière subtile et indirecte (ce qui n'a pas caractérisé jusqu'à présent les modes d'action des Occidentaux en Afghanistan) à soutenir et protéger des groupes fragiles, comme les femmes, ou des minorités. L'accord de coopération aura un intérêt - bien que modeste - quand le gouvernement afghan sera stabilisé car il sera l'occasion de contacts internationaux et un outil pour contenir les violations des droits.

Pour répondre à une autre question posée, non, l'Afghanistan n'est pas un pays sûr. Le lourd tribut payé par l'armée nationale afghane, près de 45000 soldats tués depuis le désengagement occidental en 2014, témoigne d'une insécurité persistante. La problématique de l'insécurité est d'ailleurs régionale. Dans les régions contrôlées par les Talibans ou par Al-Qaïda, la vie des représentants de l'État comme de certaines minorités religieuses, est directement menacée. L'insécurité est aussi liée à l'effondrement de l'économie afghane qui se traduit par un taux de chômage important et le dysfonctionnement des services régaliens, comme la police, le système judiciaire. Pour toutes ces raisons, les flux migratoires vers l'Europe ne tariront pas.

La question du sort des interprètes est symptomatique de la façon dont les Occidentaux ont agi en Afghanistan. La France aurait dû respecter la parole donnée et faire beaucoup plus au profit de ses interprètes afghans d'autant plus qu'ils ne représentent pas une population émigrée à risque, le comportement de la minorité afghane en France, très bien intégrée, en est l'illustration. À présent, ces interprètes se trouvent dans une situation très compliquée et on ne peut que déplorer l'absence de suivi efficace de ce dossier.

En ce qui concerne la Chine, elle considère l'Afghanistan comme une partie de son arrière-cour dont elle ambitionne d'exploiter les matières premières. Par ailleurs, dans une stratégie d'affaiblissement de son rival indien, elle est très proche du Pakistan, dont elle tend à devenir le partenaire privilégié au détriment des Etats-Unis. Ne voulant pas être en première ligne au plan diplomatique et politique, la Chine fait passer ses messages par le Pakistan.

S'agissant de la frontière afghano-pakistanaise, aucun des groupes insurgés afghans, aussi pro-pakistanais soient-ils, ne souhaitent reconnaître la ligne Durand. Pourtant, même si les solidarités tribales existent, les divergences tendent à se creuser de part et d'autre de la frontière entre des populations en réalité assez différentes..... S'ajoute à cela l'affirmation d'une identité nationale pakistanaise et d'une dynamique nationaliste afghane. Le Pakistan, par ailleurs, a entrepris d'ériger une séparation physique à la frontière pour parvenir à un découplage territorial et contrôler le passage des groupes. Les Talibans afghans sont radicalement différents des Talibans pakistanais, leur histoire, leur sociologie et leur programme politique diffèrent sensiblement. Les véritables coopérations des Talibans sont les solidarités de combat nouées avec les groupes transnationaux d'Asie centrale (« les tchétchènes ») ou encore Al-Qaïda. Jamais les Talibans afghans n'ont soutenu militairement les Talibans pakistanais car ils auraient risqué de perdre le soutien d'Islamabad. Il y a des différences fortes d'univers entre les Talibans afghans, qui sont très étatistes, voire bureaucrates, et politiquement habiles, et les Talibans pakistanais dont l'action est beaucoup plus improvisée et qui se montrent extrêmement violents à l'égard des notables.

Il est surprenant que les Américains aient mis près de 15 ans à réagir au double langage du Pakistan. En plus, à ce stade-là de la guerre, les protestations américaines sont incompréhensibles. C'est irrationnel et beaucoup trop tard. En revanche, la question est plutôt de savoir pourquoi en 2001 les Américains n'ont pas tapé du poing sur la table vis-à-vis du Pakistan. C'est sans doute parce qu'ils ont estimé qu'ils avaient besoin du Pakistan pour acheminer leur logistique et que les Pakistanais hébergeaient des bases américaines sur leur sol indispensables pour les frappes de drones, même si dans le même temps certains Pakistanais protégeaient Ben Laden. Enfin, il y a eu une manipulation des Américains par les responsables pakistanais.

Quant à l'aide au développement, l'essentiel des programmes devrait être déployé au profit des zones urbaines où les besoins sont considérables. Kaboul, qui est une ville très polluée comptant entre 4 et 5 millions d'habitants, ne dispose ainsi pas de réseau d'égouts. Il y a également des besoins considérables dans le domaine de l'éducation En revanche, il est très difficile de travailler en zone rurale.

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