Intervention de Gilles Dorronsoro

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 30 janvier 2019 à 9h05
Situation en afghanistan — Audition de M. Gilles Dorronsoro professeur de science politique à l'université paris 1

Gilles Dorronsoro, professeur de science politique à l'Université Paris 1 :

Il n'y a pas de procédure alternative aux élections en Afghanistan. Seule une minorité du pays est tribalisée et selon des modes très différents. Donc le principe des élections est bien le système le plus consensuel. Les Talibans eux-mêmes semblent s'être ralliés à cette idée. Cependant, les élections telles qu'elles ont été conduites jusqu'ici sont un véritable désastre et participent directement de la déconstruction du régime. L'incapacité à recenser les électeurs, le système électoral lui-même dont sont exclus les partis et l'absence de commission électorale légitime, participent de ce rejet. En Afghanistan, être élu ne vous donne pas de capital politique, à la différence de ce qui existe dans nos pays.

Quant aux leçons de la guerre, les raisons internes de l'échec de l'intervention américaine en Afghanistan sont de plusieurs ordres. Tout d'abord les Américains ont considéré l'Afghanistan comme un terrain vierge où l'on pouvait faire absolument n'importe quoi. On a mis en place à la fois un régime légaliste et un régime où l'on tue des gens à partir de listes établies en secret, et avec des effets très déstabilisateurs pour le pays. On ne peut pas faire les deux à la fois, et j'espère que cette leçon-là sera retenue pour d'autres interventions. La guerre a eu un coût exorbitant, près de 1 000 milliards de dollars de coût direct pour les Américains, et un coût global de 1 500 milliards de dollars, ce qui en fait une des guerres les plus chères de l'Histoire. Ces coûts vont de pair avec une forme de privatisation de l'argent public, ou, pour dire les choses simplement, de corruption. L'armée américaine, notamment, et les grandes agences d'aide comme l'USAID, se sont lancées dans de grands programmes de sous-traitance portant sur des montants considérables et incontrôlables, ce qui a débouché sur une corruption très importante. Une grande partie de ces sommes est ainsi revenue dans les pays occidentaux. La guerre d'Afghanistan, mais aussi celle d'Irak, interrogent notre façon de faire la guerre. On ne peut pas continuer à faire de la guerre une espèce d'eldorado pour des groupes privés, c'est suicidaire pour les Occidentaux.

L'Afghanistan a également montré les limites du fonctionnement de l'OTAN. Ainsi, la différence de traitement entre Alliés quant au partage du renseignement a exclu les Français, notamment, du premier cercle d'échange des informations vitales à la conduite de la guerre. De même, les Américains ont refusé d'intégrer leurs alliés à leur réflexion autour de la stratégie à adopter en Afghanistan, empêchant les Européens de proposer d'éventuelles solutions alternatives. Enfin, l'extrême rigidité de l'appareil militaire de l'Alliance a rendu impossible toute adaptation aux changements stratégiques. Globalement, il y a eu un vrai problème de stratégie. La guerre n'était pas perdue au départ ; elle a été perdue par absence de réflexion et d'attention portée à la réalité du pays et des parties prenantes. Ainsi, la représentation donnée des Talibans comme des groupes de combattants mal organisés était tout à fait fausse. A la guerre, la stupidité se paye cher. On peut très bien expliquer que les Talibans défendent des valeurs qui ne sont pas les nôtres, ce qui est vrai, et qu'ils forment une très bonne machine de guerre, ce qui est vrai également. Cela pose la question de l'expertise occidentale, et au-delà des conflits d'intérêts des prétendus experts, qui les poussent à toujours proposer plus de moyens, plutôt qu'une remise à plat des options.

J'en viens au paradoxe du passage d'une demande de « US go home » à une attente d'implication des Etats-Unis. En réalité, on assiste au passage d'un système de sécurité à un autre. Le problème que cela souligne n'est pas tant le retrait américain d'Afghanistan ou de Syrie, mais bien plutôt les conditions erratiques et irrationnelles dans lesquelles il se produit. Il y a comme une stratégie américaine de déconstruction de ses propres positions, qui affecte directement les Européens, par exemple au travers de l'immigration ou du terrorisme.

Je ne comprends pas la rationalité de la politique des États-Unis en Afghanistan. Leur gestion du dossier syrien est également totalement irrationnelle. La mise en place d'une zone d'interdiction aérienne au nord de la Syrie aurait été possible en 2012 - 2013. Les États-Unis l'ont refusée. Ils n'ont pu que constater ensuite la prise de Mossoul. Comment la stratégie américaine de déconstruction de leurs propres positions peut-elle être aussi erratique, au risque de créer des déséquilibres régionaux dont l'Europe porte ensuite le poids ?

Concernant la question de la rupture des Talibans avec le terrorisme, je répondrai en distinguant l'État islamique et Al-Qaïda. Il n'existe pas de passerelle entre les Talibans et l'EI. Chacune de ces deux organisations aspire à monopoliser l'insurrection. En revanche, Al-Qaïda n'a pas d'objectifs en Afghanistan et ne fait pas d'ombre aux Talibans. Al-Qaïda est resté sur une ligne d'allégeance aux Talibans. C'est une des choses qui a été reprochée à cette organisation par les fondateurs de l'État islamique. Il sera difficile de vérifier que les Talibans ne donnent pas, au moins passivement, un sanctuaire à Al-Qaïda en Afghanistan.

Faire du contre-terrorisme en Afghanistan est illusoire. Nous ne disposons d'aucun moyen de contrôle. Nous ne nous sommes pas donné les moyens de faire pression sur les Talibans. Toutefois, ceux-ci souhaitent être reconnus comme un État au niveau international, représentés à l'ONU etc. C'est là que nous avons peut-être un levier qu'il faudra employer avec habileté.

Les Talibans ont été les seuls, historiquement, à mener un programme d'éradication de la culture du pavot en Afghanistan. Un nouveau programme de ce type est possible. Il faudra toutefois veiller à l'accompagnement social d'un tel programme et à la reconversion des terres.

Avons-nous des cartes à jouer en Afghanistan ? La coopération est un levier d'action si elle demeure contrôlable : en zone urbaine par exemple, ou avec les élites afghanes qui sont des relais d'influence potentiels. Le renseignement, notamment dans les zones tribales, est également un outil essentiel à la défense de nos intérêts. Enfin, nous pouvons essayer de jouer dans les négociations un rôle de facilitateur, de porter la parole des groupes à risque. Nous devons réintroduire dans la négociation des éléments qui concernent la vie concrète de la société afghane. Nos marges de manoeuvre sont réduites.

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