Je ne serai pas aussi optimiste sur la formation d'un gouvernement provisoire. Pour l'instant, nous ne savons pas comment vont se positionner les grandes puissances régionales. Pour autant, est-ce que ces puissances régionales sont en mesure de bloquer le jeu afghan ? On ne peut pas le savoir pour le moment.
Par rapport au succès de la stratégie pakistanaise, c'est certain, le Pakistan a atteint ses objectifs. Mais à moyen terme, les Afghans ne souhaitent pas devenir une province pakistanaise. L'arrogance des élites pakistanaises vis-à-vis de l'Afghanistan entraîne chez les Afghans une réaction de rejet, y compris chez les Talibans. Du reste, il n'est pas exclu que les Talibans souhaitent travailler en partie avec d'autres que les Pakistanais à l'avenir. Le Pakistan n'est pas en mesure de contrôler l'Afghanistan. Il y aura donc peut-être une possibilité de remettre en question cette alliance entre le Pakistan et les Talibans qui ne nous est pas favorable.
Quant au bilan final de l'intervention occidentale en Afghanistan, il me semble que l'on peut dire effectivement que l'obscurantisme a gagné dans ce pays.
Le point essentiel, c'est l'État. En effet, l'intervention des occidentaux n'était pas centrée sur l'État. Par conséquent, l'intervention économique en Afghanistan, qui a été très importante, a été d'une certaine façon contre-productive car elle ne venait pas construire ou renforcer les structures étatiques. À côté d'un discours officiel qui prônait la reconstruction des ministères et de l'appareil étatique afghan, les décisions notamment économiques se prenaient dans des circuits parallèles qui affaiblissaient le fonctionnement normal de l'État. Les Occidentaux ont eu une stratégie anti-étatique en Afghanistan, et la grande force des Talibans a été de se poser comme représentants un pouvoir de nature étatique, ce qui était attendu par la population. Dans les zones sous contrôle taliban, il y a des règles, il y a des jugements et en contraste avec l'anarchie qui semblait régner dans les zones sous contrôle occidental, les Talibans sont apparus comme un pouvoir certes ultra-conservateur, mais ordonné. En Afghanistan, la clé c'est l'État. Or les Talibans proposent un modèle étatique et les Occidentaux, eux, n'ont pas été capables de proposer un modèle étatique crédible. Au contraire, les Occidentaux ont même plutôt déstructuré tout ce qui pouvait ressembler à un Etat.
Quant aux droits des femmes, il y a une difficulté qui tient au fait que le corps des femmes devient un champ de bataille politique. Or, plus nous politisons la question des femmes, certes avec de bonnes raisons de le faire, plus cela conduit à faire de la question des femmes un élément de différenciation politique.
Il y a par exemple une mise en avant de la lapidation comme châtiment, alors même que ce n'est pas forcément la peine que préconisent le plus volontiers les juges. Mais cette mise en avant est une façon pour les Talibans d'affirmer que dans leur pays, ils ont la capacité d'appliquer littéralement le Coran.
La volonté occidentale de défendre les droits des femmes s'est heurtée d'une part à l'opposition des grandes familles religieuses, mais aussi, d'autre part, au fait qu'il s'agissait aussi là d'un des axes idéologiques de l'occupant soviétique. C'est un élément important de la difficulté : aujourd'hui, parler du droit des femmes en Afghanistan, cela rappelle à la fois l'occupant soviétique et l'occupant américain. Donc ce n'est pas facile d'en parler, même s'il faut le faire. Nous nous sommes mis dans une situation où, alors que nous voulons défendre les droits des femmes, on nous renvoie à notre occidentalité et à nos actions passées dans le pays.
Quant à la dernière question sur l'état des forces en présence, aujourd'hui le jeu est polarisé entre les Talibans, qui sont le seul groupe qui compte et avec qui il faut négocier, et le gouvernement afghan, avec ses divisions. Il n'y a plus rien entre les deux.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.