Intervention de Hervé Godechot

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 6 février 2019 à 9h00
Audition de M. Hervé Godechot candidat désigné par le président du sénat aux fonctions de membre du conseil supérieur de l'audiovisuel en application de l'article 4 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et vote sur la proposition de nomination

Hervé Godechot :

Je vais m'efforcer de vous faire part de mon expérience et de ma vision des choses, afin que vous puissiez vous déterminer à mon sujet.

Bien que j'aie plus de trente ans de journalisme et de télévision derrière moi, il est probable que nombre d'entre vous ne me connaissent pas. J'y vois la marque de l'une des valeurs que j'ai toujours portées, la discrétion, à savoir m'effacer derrière ce qui est plus grand que ma personne, l'information du public.

J'ai toujours été un homme de médias. Ma carrière a commencé alors que j'étais encore lycéen, comme animateur radio à Nancy. J'ai immédiatement attrapé le virus et il ne m'a jamais quitté. Après l'École publique de journalisme de Tours, je me suis dirigé vers la télévision de service public, celle de la proximité, FR3, et fait un tour de quelques stations régionales. À l'armée, on dirait que je suis « issu du rang ».

En 1994, j'ai rejoint brièvement le service informations générales de la rédaction nationale, puis le service économie. Nommé grand reporter, j'ai beaucoup voyagé, mais j'ai continué de labourer mon terrain préféré, la France. J'ai ainsi assisté à la transformation de notre pays, qui a en partie tourné le dos à l'industrie lourde et à l'agriculture pour se concentrer sur les services, avec pour conséquences la désertification de certaines zones rurales et la concentration urbaine.

En 2000, j'ai pris la tête du service économie, d'abord comme chef de service adjoint et éditorialiste, puis, en 2003, comme chef. En 2006, Paul Nahon me nomme rédacteur en chef des journaux du week-end ; en 2012, je dirige le 12/13 et, en 2013, je deviens rédacteur en chef du 19/20. Pendant presque dix ans, chaque jour, je me suis demandé comment raconter, le plus fidèlement possible, notre société et le monde, y compris celui dont on parle peu. J'ai créé, à l'époque, des rubriques comme « Vu de... » ou « Découverte » pour exposer une France délaissée par beaucoup de médias.

Ces trois dernières années, je suis retourné au service économie pour procéder à la fusion des services économie de France 2 et de France 3, dans le cadre du projet Info 2015. J'ai repris, en parallèle, mes activités de chroniqueur et eu le bonheur de monter dans le train de la nouvelle chaîne, France Info TV, en créant un petit journal hebdomadaire et en participant régulièrement aux Informés.

Au cours de ces trente années, j'ai vu notre monde se transformer, et les médias aussi. Il y a trente ans, le métier de journaliste à la télévision consistait à aller chercher l'information et l'image et à les restituer à un public captif et relativement inerte : captif, car il y avait très peu de chaînes de télé, inerte, car la seule possibilité de dialogue était le courrier des téléspectateurs.

Ensuite, le nombre de chaînes a explosé avec le numérique et la concurrence a changé la donne. Internet et les réseaux sociaux sont arrivés. Aujourd'hui, le public dialogue avec nous. De récepteur captif, il est devenu émetteur et, à son tour, prescripteur, pour le meilleur comme pour le pire. La capacité acquise à mettre en ligne tout et n'importe quoi et à toucher parfois des centaines de milliers de gens d'un clic fait croire à certains que nous sommes entrés dans l'ère du « tous journalistes ». Il n'est qu'à voir les interviews d'un prétendu journaliste « gilet jaune » ces dernières semaines.

Seuls sont journalistes ceux qui ont une carte de presse et travaillent pour des organes de presse reconnus comme tels, obéissant à un code de déontologie. À ce titre, les réflexions autour de la création d'un conseil de la déontologie multipartite sont intéressantes. Notre métier est ainsi sous la pression d'enjeux gigantesques, son rôle dans notre démocratie mis à mal.

Au-delà des agressions inadmissibles de confrères, de l'incendie criminel de la station de France Bleu Isère, des insultes et de la violence verbale subies sur les réseaux sociaux, le récent baromètre des médias Kantor pour La Croix est une claque : la confiance envers la télévision et la radio est en chute libre. Comment renouer le lien ? Comment labelliser une information fiable et reconnaissable par tous ? Comment former le public face aux fausses informations, au complotisme, aux appels à la haine et au racisme ? La loi dite « anti fake news », limitée aux périodes électorales, sera-t-elle efficace et répondra-t-elle aux attentes ?

Les chaînes de télévision et de radio ont pris le taureau par les cornes : de nombreuses rubriques sont consacrées à la lutte contre les infox. Reste que le régulateur, en application des décisions du législateur, ne peut laisser les rédactions seules face à ce déferlement. Il ne peut pas non plus maintenir cette asymétrie de droits et de devoirs entre les médias traditionnels et les nouveaux entrants. Il ne s'agit pas seulement de déontologie de l'information. L'enjeu est aussi économique : les médias sont aujourd'hui confrontés aux agrégateurs, qui mettent gratuitement à la une de leurs applications et de leurs sites des produits qui ne leur appartiennent pas et qu'ils n'ont ni créés ni financés. C'est ainsi que les médias traditionnels ont de plus en plus d'audience, mais perdent aussi de plus en plus d'argent, car cet argent va dans la poche des GAFA, qui recueillent 80 % de la recette publicitaire sur internet.

Nous suivrons tous avec beaucoup d'intérêt l'avenir de la proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, déposée au mois de septembre dernier et dont les premiers signataires sont MM. les sénateurs Assouline, Kanner et Daunis. Et que dire du piratage ? Espérons que la loi sur l'audiovisuel, transcription dans le droit français de la directive européenne « service des médias audiovisuels » (SMA) et probable refonte de la loi de 1986, nous aidera tous, producteurs, diffuseurs et régulateur.

D'autres enjeux demeurent. La télévision et la radio sont dans tous les foyers, ou presque. Les médias traditionnels sont des facteurs essentiels de continuité territoriale et de cohésion culturelle. Eux aussi se transforment : la télévision fait du web, la radio aussi, la presse écrite se lance dans la télévision. L'offre se démultiplie et se délinéarise, mais seulement pour ceux qui y ont accès. En effet, dans certaines zones de notre territoire, celle-ci est inaccessible. En 2017, 500 000 personnes n'avaient aucun moyen de recevoir internet.

Surtout, il y a les contenus. Dans notre société ultraconnectée, si l'on ne parle pas de vous dans les médias, si vous n'êtes pas présents, vous n'existez pas pour le reste du pays. Le dernier baromètre de la diversité, publié par le CSA le 16 janvier dernier, laisse pantois : les personnes perçues comme blanches représentent 83 % de celles qui sont vues sur les écrans ; les CSP+, 74 %, alors qu'elles ne représentent que 27 % de la population française. Quant aux Ultramarins, si on enlève France Ô, ce sont 0,3 % seulement des gens présents dans les infos, les jeux, les séries, etc.

Entre l'inaccessibilité aux contenus et les contenus qui ne parlent jamais d'eux, c'est toute une France des invisibles qui est exclue : des personnes victimes de la fracture numérique, en situation de handicap, des pauvres, des périurbains, des habitants de certaines zones rurales, les Ultramarins, tous regardent de loin ce maelstrom médiatique et technologique dont ils ne profitent pas. Là encore, les règles doivent probablement être revues et il appartient au CSA de jouer un rôle d'aiguillon pour combler cette faille, numérique et culturelle. Je connais bien cette France des zones délaissées. Bien que Parisien d'origine, j'ai passé toute mon adolescence dans un village de Lorraine, près de Pont-à-Mousson ; cela fait 35 ans que je randonne et que je vois ce territoire des « chemins noirs » si bien décrit par Sylvain Tesson. J'ai fait mes classes de jeune étudiant en journalisme à Cantal FM, à courir les comices agricoles... Je connais aussi les territoires outre-mer, pour être allé à plusieurs reprises à la Réunion, en Martinique et en Polynésie... Il y a un effort collectif à faire. C'est une question dont j'entends me saisir, à la suite de ma collègue et amie Mémona Hintermann, dont je salue le travail et l'engagement, si vous me faites l'honneur de me nommer au CSA.

Autre sujet, la présence des femmes dans les médias. Les choses avancent, mais pas assez vite. À France Télévisions, la présidente, Delphine Ernotte Cunci, a fait un grand travail. Il y a davantage de journalistes femmes à l'écran. J'enseigne à l'Institut Pratique du Journalisme, les étudiantes sont nombreuses. Des efforts aussi sont faits pour interviewer des femmes dans la rue ou pour des sujets du quotidien... Mais on ne voit encore que peu d'expertes, même si un annuaire a été créé. Peu de femmes politiques également, diront certains... Cette question ne concerne pas seulement les professionnels des médias. Peut-être n'y a-t-il pas assez d'expertes en France ? De femmes politiques ? De femmes dirigeantes ? D'après l'observatoire Ethics and Boards, on ne compte que 17% de femmes dans les instances de direction des 100 plus grandes entreprises françaises. Et le salaire moyen d'une femme est encore inférieur de plus de 20 %, à fonction et ancienneté égales, à celui d'un homme. Les médias sont le triste reflet de la société toute entière. Cela ne doit pas, pour autant, les exonérer d'une démarche encore plus proactive qu'elle ne l'est déjà. Et le CSA a son rôle à jouer. Cette fois, c'est au travail de Sylvie Pierre-Brossolette que je veux rendre hommage.

Enfin, dans cet effort pour contribuer à la continuité territoriale et à la cohésion culturelle et sociétale de la nation, l'audiovisuel public - Radio France et France Télévisions en tête - joue un rôle de tout premier plan. Le CSA a pour mission de veiller sur lui, de dialoguer avec lui et de le rendre comptable de la bonne exécution des contrats d'objectifs et de moyens (COM). L'audiovisuel public est face à de grandes échéances de modernisation et d'adaptation. Mais il est difficile de lancer des projets dans la durée quand les COM sont trop souvent remis en cause, peu de temps après leur signature, comme l'a dénoncé, à plusieurs reprises, M. Leleux. La taxe sur les services fournis par les opérateurs de communications électroniques (TOCE), initialement dédiée à l'audiovisuel public, sera réaffectée au budget de l'État. Ces contraintes budgétaires peuvent pousser la direction de France Télévisions à s'écarter d'une politique d'investissement nécessaire et à privilégier une logique comptable. Cela se répercute dans les contenus. Quand, dans une station régionale, vous n'avez que deux ou trois équipes pour faire tout le journal, vous aurez tendance à envoyer les journalistes à peu de distance de la rédaction, là où ils auront le temps de réaliser deux reportages dans la journée, plutôt qu'à les envoyer à l'autre bout du département couvrir la fermeture du bureau de poste dans un village.

Les expérimentations de programmes communs entre France Bleu et France 3 sont très intéressantes. Pour autant, il faudra veiller à ce qu'elles soient portées par un véritable projet éditorial et non par une simple mutualisation comptable des moyens. La suppression de France Ô va priver les Ultramarins du peu d'exposition qu'ils avaient. Cette chaîne a les défauts de ses qualités, à savoir d'offrir aux outre-mer un canal qui, en même temps, les cantonne sur une seule chaîne. Il appartient aux médias, et particulièrement aux médias publics, d'augmenter considérablement la présence des citoyens et des territoires ultramarins à l'écran.

De même, le basculement de France 4 sur internet pose la question de la diffusion des programmes jeunesse. Comment, dès lors, continuer à promouvoir les films d'animation, fleurons de la technologie française, que nous exportons dans le monde entier ? Les plus jeunes, vont quitter les programmes de flux contrôlables pour regarder ces programmes de manière délinéarisée, sur une tablette par exemple. Comment, dès lors, maîtriser l'exposition aux écrans ? Je rejoins, en cela, votre préoccupation, madame la présidente, qui portez la proposition de loi visant à lutter contre l'exposition précoce des enfants aux écrans. Comment faire appliquer, sur un site délinéarisé, la loi, initiée par M. Gattolin, sur l'interdiction des publicités pendant les programmes pour les moins de douze ans ? Si l'État, en tant qu'actionnaire du service public de l'audiovisuel doit, sans doute, prendre ses responsabilités en stabilisant les COM, le CSA aussi doit prendre les siennes en accompagnant France Télévisions et Radio France sur toutes ces questions.

Enfin, s'il n'appartient qu'au législateur de définir le périmètre du CSA, au moment où celui-ci va vraisemblablement évoluer, avec la refonte de la loi de 1986 et la nouvelle loi sur l'audiovisuel à venir, je m'avancerai à dire que le CSA doit être un partenaire. Partenaire du législateur, dont il applique et veille à faire appliquer les décisions, des producteurs et diffuseurs, des autres régulateurs, qu'ils soient en France ou en Europe, et des citoyens. Place doit être faite au dialogue, au droit souple, à la co-régulation et à la médiation, sans pour autant abandonner les prérogatives de mise en demeure et de sanction si cela s'avère nécessaire. Je partage en cela les deux rêves exprimés par le président Maistre : faire entrer le régulateur de plain-pied dans l'ère du numérique et aider à renouer le lien de confiance entre les Français et les médias.

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