Le Moyen-Orient restera, j'en suis convaincu, une région cruciale pendant les quinze à vingt prochaines années. En effet, la route maritime industrielle et économique essentielle pour l'Asie, les États-Unis et l'Europe traverse l'océan Indien, la mer Rouge, la mer Méditerranée et l'Atlantique nord et, partant, les deux zones les plus crisogènes de la planète : la mer de Chine et l'arc arabo-musulman, compris entre le détroit de Gibraltar, le canal de Suez et le détroit d'Ormuz et auquel appartient le Moyen-Orient. Les puissances asiatiques, américaines et européennes ne cesseront donc pas de s'y intéresser avant longtemps. A ce titre, je ne crois pas du tout à un retrait américain de la région.
L'océan Indien, dans ce contexte, tient un rôle fondamental en ce qu'il borde les deux zones crisogènes précitées. Le Moyen-Orient, pour sa part, possède un intérêt essentiellement énergétique pour ses gisements et, surtout, ses pipelines. En matière économique, le contrôle des flux prime en effet sur le contrôle des territoires. Or, la Syrie et l'Irak se trouvent au coeur d'un réseau majeur d'oléoducs et de gazoducs. Les détroits de Bab el Mandeb, Gibraltar et de Sicile, ainsi que le Canal de Suez apparaissent quant à eux cruciaux en matière d'approvisionnement. Ils doivent absolument, pour cette raison, être protégés, d'autant, s'agissant du détroit de Bab el Mandeb et du canal de Suez, qu'ils sont également le lieu du passage de câbles sous-marins, qui assurent 90 % des communications télécom. Aussi, la Mer Rouge apparaît-elle convoitée à la fois par les grandes puissances et par les djihadistes, à l'instar de Daech ou d'Al-Qaïda, qui désirent perturber les échanges commerciaux comme les communications. Plus que celui du détroit d'Ormuz, qui concerne davantage les Asiatiques, le contrôle du détroit de Bab el Mandeb, paraît, pour des raisons politiques et de sécurité, crucial ; de nombreuses puissances - les Etats-Unis, la Russie, la Chine et certains pays européens notamment - y ont installé des bases. La Mer Rouge est devenue un espace de plus en plus convoité.
À mon sens, des risques de fragmentations de l'Arabie saoudite existent et les éléments que vous avez cités, monsieur le président, interrogent indubitablement. Si le pays venait à se recentrer sur ses territoires prioritaires, Daech pourrait s'emparer de zones secondaires et fragiliser ainsi l'Égypte et la Jordanie. Par ailleurs, la situation d'Oman et du Qatar constitue une incertitude évidente. La France pourrait être appelée à l'avenir à contribuer à la sécurité de la zone de la mer Rouge.
Schématiquement, deux plaques tectoniques se font face au Moyen-Orient : au Nord, sous domination russe et iranienne, on trouve l'Irak, le Liban et la Syrie ; au Sud, les États-Unis se sont alliés avec l'Égypte, Israël, la Jordanie, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis. Les tensions sont évidemment fréquentes et utiles aux Américains et aux Russes pour justifier leur présence, mais l'objectif des États-Unis et de la Russie est d'éviter toute escalade inconsidérée. Le pays qui reconstruira l'Irak et la Syrie se trouvera en position de force. Il apparaît positif que les États-Unis et la Russie n'aient nul intérêt à ce que la situation dégénère. En outre, la Chine souhaite un climat suffisamment apaisée dans la région pour y investir massivement, notamment dans le cadre de ses ambitions pour les nouvelles routes de la soie.
La Turquie appartient à la plaque tectonique du Nord, alors qu'elle est en principe alliée avec les Américains. Au niveau régional, les deux acteurs majeurs sont l'Iran et l'Arabie saoudite. Le Moyen-Orient représente une zone de rivalité exacerbée entre les deux puissances régionales. La ligne rouge séparant le Nord du Sud ne recoupe cependant pas exactement les territoires d'influence de ces deux pays. Des frictions sont ainsi observables dans les zones de rivalité qui s'éloignent de cette frontière symbolique. Les États-Unis, la Russie et la Chine réussiront-ils à éviter l'escalade ? Je l'ignore.
C'est la difficulté. Nous nous trouvons, au Moyen-Orient, en présence d'une double guerre froide : classique entre deux grandes puissances qui ont une vision pragmatique et plus incertaine entre trois acteurs régionaux (Iran, Arabie saoudite et Israël) qui pourraient, dans certaines circonstances, être tentés par l'escalade.
Les États-Unis resteront militairement, diplomatiquement et économiquement présents dans la région, afin s'y préserver leurs intérêts : la liberté de navigation, la sécurité des citoyens américains, celle d'Israël et de l'Arabie saoudite, et le contrôle des flux d'énergie vers l'Asie, utile en cas de conflit, par exemple avec la Chine. Alors que le Président Obama, comme Bill Clinton avant lui, privilégiait le dialogue avec l'Iran, la Russie, la Turquie et Israël, le Président Trump, à l'instar des Bush, prône l'endiguement le long de l'axe courant entre Israël, la Jordanie, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis et s'appuie sur les monarchies du Golfe. En application d'une stratégie de repli défensif, Donald Trump pourrait amener les États-Unis à regrouper leurs forces dans la zone autour de quelques bases stratégiques. Ce repli stratégique global laisse le champ à la Russie et à la chine, ce qui ne saurait qu'inquiéter la Turquie, l'Irak, l'Iran, le Pakistan, l'Inde, voire la Corée du Sud.
Paradoxalement, les Russes ont, eux aussi, une vision défensive. Il s'agit pour eux de contenir les djihadistes dans la région afin d'éviter qu'ils remontent vers le Caucase. Ils veulent promouvoir leurs intérêts énergétiques et isoler la Turquie pour la faire basculer de leur côté. Le Kremlin souhaite aussi démontrer aux autocrates du monde entier qu'il est un partenaire incontournable et fiable, qui ne laisse pas tomber ses alliées, à l'instar de Bachar el-Assad. Dans le domaine énergétique, cela lui permet de stopper les projets d'exportations de gaz et de pétrole iraniens, irakiens et syriens en direction de la Méditerranée. La Russie peut ainsi rester dans un tête-à-tête gazier avec les Européens et accroître la pression sur eux.
Au contraire, les Chinois ont plutôt intérêt, comme les Iraniens et les Irakiens, à ce que la situation s'apaise pour pouvoir exploiter et exporter le gaz et le pétrole dans toutes les directions. C'est un élément d'optimisme. Les Iraniens, les Irakiens, mais aussi les Syriens, les Israéliens et les Egyptiens, qui veulent exploiter leurs gisements de gaz off-shore, ont intérêt à ce que les tensions s'apaisent, quitte à en rester à une sorte de guerre froide avec dissuasion mutuelle. Aucun des acteurs n'a intérêt à voir éclater un affrontement majeur.
À mon avis, le pouvoir chinois est le seul qui ait une vision stratégique à long terme. Elle consiste à maintenir à distance le Japon et les États-Unis et à étouffer progressivement, économiquement et stratégiquement, l'Inde pour étendre son influence vers l'ouest, jusqu'aux côtes du Pacifique, en passant par le Moyen-Orient, l'Afrique, l'Océan indien et l'Amérique latine. Le projet « One belt, one road » est ni plus ni moins la répétition de la grande conquête de l'Ouest américain, étalée sur trente ou quarante ans. Le Moyen-Orient étant situé au milieu, les Chinois devraient essayer de faire en sorte que la région s'apaise.
Aucune solution à la crise du Moyen-Orient ne surviendra sans une quadruple entente, entre les États-Unis, la Russie et la Chine, d'une part ; entre la Russie, l'Iran et la Turquie - c'est le processus d'Astana - d'autre part ; entre Israël, la Russie et l'Iran ; et enfin entre l'Iran et l'Arabie saoudite, cette entente étant un enjeu majeur. En effet, si les deux premières conditions semblent remplies et la troisième peut-être envisageable, la dernière n'est en rien acquise.