Intervention de Pierre Razoux

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 6 février 2019 à 10h30
Enjeux géopolitiques de la situation au moyen-orient — Audition de M. Pierre Razoux directeur de recherches à l'irsem

Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Irsem :

Djibouti est vital. À titre personnel, je trouve très dommage l'érosion progressive de notre présence militaire à Djibouti, tant il est crucial de contrôler cette zone, pour toutes les raisons que j'ai indiquées. Ainsi, ceux qui sont militairement présents en masse sur place peuvent écouter ce qui se passe sur les câbles de communication, voire les couper en cas de confrontation plus ouverte. Djibouti permet de couvrir la Mer Rouge jusqu'à Suez, mais aussi une partie de la péninsule arabique et de déboucher sur l'océan indien.

Je ne peux pas répondre à votre question sur le printemps africain, car je ne suis pas un expert de l'Afrique.

Pour ma part, je ne crois vraiment pas à un retrait des États-Unis de la région. Certes, ils se sont en grande partie retirés d'Irak et ont annoncé leur retrait de Syrie, mais leur stratégie est de regrouper dans quelques bases cruciales de la région - à Oman, au Qatar, à Djibouti, au Koweït - les militaires qui étaient répartis sur de multiples théâtres opérationnels. Il s'agit pour eux de rester en capacité d'intervenir militairement de manière massive et décisive dans la région dans le cas où leurs intérêts vitaux seraient menacés. Quant à l'Afghanistan, c'est une zone et une thématique différentes.

Je ne crois pas non plus à la théorie du pivot vers l'Asie. Les responsables de l'administration parlent plutôt désormais de « rebalancing », de rééquilibrage. Il est crucial pour eux de rester présents au Moyen-Orient, non plus pour sécuriser leur approvisionnement énergétique, mais pour pouvoir jouer sur l'approvisionnement de leurs rivaux ou de leurs challengers de demain, les Chinois ou les Indiens.

Je n'ai pas parlé de l'Europe, car elle n'a pas pour l'instant de vision commune et consolidée sur le Moyen-Orient. Les pays latins ou de l'Europe du sud ont chacun leur propre stratégie. L'Allemagne a une stratégie commerciale. Pour les Britanniques, le Moyen-Orient est essentiellement un axe de passage vers l'océan indien, l'Australie et l'Asie du Sud-est. Le problème est que les Européens regardent tous dans des directions différentes. La logique voudrait qu'il y ait un certain partage des tâches et qu'un groupe d'États européens se sentant concernés par l'avenir de cette région unissent leurs forces et mettent en oeuvre une stratégie vis-à-vis de cette région.

En Turquie, la stratégie de M. Erdogan est de rester au pouvoir jusqu'en 2023, année du centième anniversaire de la République turque, afin de pouvoir se présenter comme l'homme le plus important de Turquie à égalité avec Mustafa Kemal Atatürk. Son problème est qu'il lui faut donner des gages aux Américains et aux Russes, en maintenant des relations correctes avec l'Iran.

Aujourd'hui, le pouvoir turc va devoir gérer le retrait des djihadistes d'Idlib et de la région frontalière nord. Je suis intimement persuadé qu'il y a eu une entente du régime syrien, des Russes et des Iraniens pour faire rentrer les Turcs chez eux. Cela ne se fera pas à brève échéance, sachant que des élections cruciales pour M. Erdogan auront lieu en 2019. On peut penser que M. Erdogan a négocié un délai de six mois. Il verra ensuite comment gérer le retrait d'Idlib et intégrer les milices actives à la frontière syrienne. Il fera face au même problème que le gouvernement israélien en 2000 quand il lui a fallu gérer le retrait de la milice du Liban-sud, composée de chrétiens et de chiites.

En Syrie, je pense qu'on va vers des zones d'influence - une zone russe, une zone iranienne, une zone kurde, une zone du régime - et une fiction d'unité territoriale.

Nous n'avons évidemment pas de preuve d'une reprise du dialogue entre l'Iran et Israël, mais nous pensons qu'elle a eu lieu. M. Netanyahou était présent à Oman à la fin de 2018. Or c'est à Oman que tout le monde discute avec les Iraniens. M. Netanyahou ne veut évidemment pas le reconnaître politiquement, d'autant moins qu'il connaît des difficultés judiciaires et qu'il vise une réélection. Les Irakiens jouent peut-être également un rôle d'intermédiaire. Des délégations irakiennes se sont rendues en Israël récemment. Or les Irakiens n'ont rien à refuser aux Iraniens. On peut également imaginer des canaux de discussion avec des pays européens ou la Suisse, mais aussi avec la Russie. Toutefois, les Israéliens et les Iraniens se méfient des Russes et ont intérêt à discuter directement.

En règle générale, les conflits sur l'eau se règlent par la voie de la négociation. Le risque du manque d'eau est d'assister à une prolifération des programmes nucléaires civils, nécessaires au fonctionnement des usines de désalinisation d'eau de mer. C'est une raison de plus pour que les Américains et les Russes restent présents, afin de se prémunir contre toute dérive ou prolifération militaire incontrôlée.

La voie maritime du nord n'est pas pour demain. La navigation circumpolaire pose de nombreux problèmes, y compris techniques. Les GPS ne fonctionnement pas bien aux pôles. En outre, en cas de problème technique, mécanique ou de santé sur la route de l'Arctique, vous êtes loin de tout hôpital ou centre de réparation.

Je ne sais pas si les Émirats arabes unis peuvent jouer un rôle de médiateur. Ce rôle est aujourd'hui joué par Oman. Or le Sultan est malade, malheureusement. Qui pourra ensuite jouer ce rôle de médiateur ? Connaissant les tensions historiques entre les Émirats arabes unis et le Sultanat d'Oman et entre les Émirats et les Frères musulmans, on peut s'interroger. Les relations resteront bonnes entre les Émirats et l'Arabie saoudite, car ils ont des points communs.

Je verrais mieux le Qatar jouer ce rôle, dans l'intérêt d'ailleurs des Européens et des Américains. Le Qatar se détache en effet du Conseil de coopération du Golfe en raison de ses tensions avec l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Il se rapproche à la fois de l'Iran et de la Turquie. En outre, l'émir peut acheter la paix sociale, car le Qatar a une faible population locale.

Oui, il y a effectivement un projet de séparation physique entre le Qatar et l'Arabie saoudite. Cela étant dit, selon les experts, un canal de quelques centaines de mètres de large ne pourra pas garantir l'insularisation du Qatar. Une population saoudienne en forte croissance, confrontée à des difficultés économiques, pourrait être tentée de l'étendre au Qatar.

Force est de constater que le dossier palestinien est gelé. Personne n'a ni intérêt ni la volonté de le porter sur le devant de la scène. La Jordanie se dit qu'il vaut mieux ne pas réveiller la bête qui dort. Je crains que ce dossier, comme le dossier kurde, ne fasse les frais du nouveau redécoupage politique.

J'évoquerai pour finir la Jordanie. Ce pays est un pôle de stabilité, car il est soutenu par tout le monde. Toutefois, si les Nations unies en venaient à lui supprimer leur assistance financière, liée notamment à la présence des réfugiés, si le conflit syrien était réglé, cela aurait un impact majeur sur la stabilité économique du pays. La Jordanie est un pays pauvre, ses ressources sont extrêmement limitées. Des groupes djihadistes pourraient être tentés à un moment ou à un autre de viser les touristes, pour déstabiliser le pays. La Jordanie a confiance dans ses partenaires, mais les indicateurs sont inquiétants à long terme, notamment en termes socio-économiques.

La Russie essaie de combler le vide laissé par les Américains, comme la Chine, y compris en Arabie saoudite, en Mer Rouge, au Soudan. On peut imaginer une stratégie russe visant à opérer une percée en Syrie, en Jordanie, en Mer Rouge et au Soudan, afin de pouvoir agir sur cet axe de communication vital pour les Européens et les Américains.

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