Intervention de Patrick Chaize

Réunion du 20 février 2019 à 14h30
Fracture numérique et inégalités d'accès aux services publics — Débat organisé à la demande du groupe les républicains

Photo de Patrick ChaizePatrick Chaize :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, j’aimerais pouvoir vous dire qu’il s’agit du dernier débat sénatorial sur la fracture numérique auquel nous participons aujourd’hui. Malheureusement, nous savons tous que ce n’est pas le cas.

Le Sénat continuera d’aborder cette question, d’abord parce qu’il a chevillé au corps tout ce qui a trait à l’aménagement du territoire, mais surtout, parce que, malgré les efforts réels des gouvernements qui se succèdent, nous sommes face à une révolution qui, comme le chemin de fer en son temps, se déroulera sur plusieurs décennies.

Comme le chemin de fer, donc, comme tout progrès en somme, le numérique entraîne son lot d’externalités, tantôt positives, tantôt négatives. Et c’est exactement le sujet d’aujourd’hui : à mesure qu’une technologie se développe, des usages se développent eux aussi. Puis ce sont les comportements qui évoluent : e-commerce, télétravail, coworking, télémédecine, tous ces phénomènes ont une incidence directe sur l’aménagement du territoire.

Bien sûr, la dématérialisation ne fait pas exception, ce qu’a voulu nous dire le Défenseur des droits, dans son rapport du 17 janvier 2019 intitulé Dématérialisation et inégalités d ’ accès aux services publics.

Voilà la genèse de ce débat sur la fracture numérique et les inégalités d’accès aux services publics. Pour le groupe Les Républicains, qui en est à l’origine, il paraît plus que nécessaire, à l’aune de ce rapport, que le Gouvernement dévoile sa stratégie.

Mais que dit en substance ce document ? Son postulat de départ est sans équivoque : l’essor des téléprocédures dans les services publics est un progrès pour l’accès au droit. Le rapport commence par cette affirmation : au moment où les transformations de l’organisation de l’État, mais également des collectivités territoriales, des organismes de protection sociale, ou encore du système de santé, se traduisent par un recul de sa présence au plus près des usagers, cette révolution numérique offre de nouveaux moyens d’accès aux services publics.

Certains répondront avec malice que le numérique n’est pas uniquement l’une des conséquences de la restructuration de l’État, mais qu’il peut être aussi l’une de ses causes. Ne sachant pas qui, de l’œuf ou de la poule, est arrivé en premier, je ne trancherai pas.

Quoi qu’il en soit, l’apport de la dématérialisation à l’amélioration de l’accès aux services publics est incontestable. Pour s’en convaincre, je donnerai d’abord quelques chiffres.

En 2017, plus de 20 millions de foyers fiscaux ont déclaré leurs revenus en ligne, soit 2, 4 millions de foyers fiscaux supplémentaires par rapport à 2016. Près de 90 % des utilisateurs se déclarent satisfaits de ce service. Enfin, les services numériques des administrations sont jugés en avance ou au même niveau que les services des entreprises privées par 70 % des Français.

Je prendrai maintenant un cas pratique. Aux termes d’une étude du ministère des solidarités et de la santé, la dématérialisation s’est révélée un facteur d’amélioration de l’accès à la prime d’activité, avec un taux de recours élevé, estimé à 73 %, dépassant de 23 % les projections initiales.

Le rapport détaille enfin sous quelles conditions la dématérialisation est une avancée pour l’accès aux services publics : elle doit s’inscrire dans une démarche large portant sur les simplifications possibles des procédures administratives et sur les capacités qu’offre la technologie pour repérer et résoudre les situations de non-recours.

J’en arrive au deuxième grand point du rapport précité. Il existe des fractures sociales et territoriales qui aggravent, via la dématérialisation, les inégalités d’accès aux services publics. Qui peut croire que la dématérialisation est indolore lorsqu’on est situé en zone blanche ? Je ne reprendrai pas à mon compte la liste des communes concernées, identifiées par arrêté, car je crois le problème beaucoup plus profond.

Les zones blanches et ces quelques communes officielles ne sont que la face émergée de l’iceberg. Une statistique me semble éloquente pour rendre compte de la fracture territoriale. Dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d’un tiers des habitants n’ont pas accès à un internet de qualité, ce qui représente près de 75 % des communes de France et 15 % de la population. Bien sûr, les territoires ruraux et les territoires ultramarins arrivent en tête.

Le rapport du Défenseur des droits ne s’arrête pas à cela. Bien qu’elle n’ait pas de lien direct avec la fracture territoriale – quoique –, il rappelle que la dématérialisation accroît les inégalités du fait de l’inaccessibilité financière aux abonnements à internet et au matériel informatique : ordinateurs, imprimantes, scanners ou smartphone.

La dimension sociale rejoint souvent la dimension territoriale. Ceux de nos concitoyens qui éprouvent le plus de difficultés résident souvent dans les territoires enclavés ou insulaires.

Enfin, les inégalités d’accès aux services publics se nourrissent des obstacles techniques, voire du défaut de conception ou d’ergonomie des sites et des procédures dématérialisées, sans oublier les problèmes liés au paiement dématérialisé.

Si les sources de ces inégalités sont nombreuses, les publics victimes de ces difficultés sont, eux aussi, très nombreux et variés. On parle alors de fracture sociale et culturelle.

Autre statistique éloquente du document susvisé, le taux de connexion à internet varie de 54 % pour les non-diplômés à 94 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur.

Je n’en dirai pas davantage sur le rapport du Défenseur des droits dont l’examen minutieux me conduirait à dépasser le temps de parole qui m’est imparti.

En définitive, qu’en retenir ? Quel lien y a-t-il entre dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics ? La réponse a été rapide à trouver et je la résumerai en une phrase : oui, la dématérialisation des démarches administratives crée des inégalités d’accès aux services publics, mais ces inégalités sont le fait de la fracture numérique et non de la technologie en elle-même.

Oui, il est possible de développer du numérique inclusif ; le seul tort de la technologie est de donner une opportunité à l’administration de masquer son approche budgétaire et comptable en invoquant la modernité et la qualité du service public ; mais rien de plus !

Les administrations ont, elles aussi, une petite part de responsabilité, mais, à leur décharge, elles évoluent dans un cadre budgétaire contraint, et le développement des téléprocédures a été un véritable mirage comptable pour elles. Pensons que, depuis 2013, a eu lieu le choc de simplification, puis le programme de transformation de l’administration, baptisé « Action publique 2022 », a été lancé en octobre 2017 et le 13 septembre 2018, M. le secrétaire d’État chargé du numérique, aujourd’hui au banc des ministres, a présenté le plan national pour un numérique inclusif, afin d’aider les 13 millions de Français souffrant d’illectronisme.

C’est indiscutable, l’administration a pris la mesure des inégalités entraînées par la dématérialisation. Elle apporte des réponses à la fracture sociale qui accroît les inégalités. Je pense aux inégalités liées à l’accessibilité financière au numérique, ou encore aux usages, notamment pour les personnes âgées.

Mais je ne crois pas que la fracture territoriale, elle aussi source d’inégalités dans l’accès aux services publics, soit pleinement appréhendée. Chaque mois, de nouvelles téléprocédures apparaissent, de telle sorte que la fracture territoriale devient de plus en plus insupportable.

Alors oui, il est loisible, pour le Gouvernement, de prendre les mesures d’urgence, notamment sur recommandation du Défenseur des droits. Mais si la fracture sociale et culturelle peut trouver des réponses par le biais d’un accompagnement – favoriser l’usage d’un identifiant unique, renforcer la formation initiale et continue des travailleurs sociaux et des agents d’accueil des services publics à l’usage numérique, créer une clause de protection des usagers en cas de problème technique –, la lutte contre la fracture numérique ne peut faire l’économie de mesures beaucoup plus profondes. Je suis sensible, par exemple, à la proposition du Défenseur des droits de voir adopter des dispositions législatives.

Lutter contre la fracture numérique avec cette seule mesure et l’unique concours des maisons de services au public, les MSAP, qui, soit dit en passant, doivent être renforcées, est un coup d’épée dans l’eau !

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