Intervention de Guillaume Gontard

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 20 février 2019 à 9h30
Proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes et à l'affectation des dividendes à l'agence de financement des infrastructures de transport de france — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Guillaume GontardGuillaume Gontard, rapporteur :

Nous examinons la proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d'autoroutes et à l'affectation des dividendes à l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (Afitf). Ce texte a été déposé le 16 janvier dernier par Éliane Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste (CRCE).

Dans un temps très court, j'ai pu consulter les principaux acteurs : les sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA), à travers l'association des sociétés françaises d'autoroutes ; le ministère des transports, et en particulier le cabinet de la ministre, assisté par la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, et l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer).

Cette proposition, qui vise à corriger l'erreur historique du Gouvernement Villepin de 2006, répond à une double actualité. D'abord, le renchérissement du coût de la mobilité de nos concitoyens et la diminution d'une offre de transports collectifs sous-financée, vivement soulignés par le mouvement des gilets jaunes. Ensuite, la privatisation d'Aéroports de Paris (ADF) souhaitée par le Gouvernement qui, comme celle des autoroutes, est symptomatique d'une politique de court terme, où l'on dilapide les biens de l'État pour dégager des liquidités. Si la majorité sénatoriale s'est massivement opposée à la privatisation d'ADP, c'est qu'elle a sans doute pris toute la mesure du catastrophique précédent de la privatisation de 2006. Pour rappel, le montant de la privatisation avoisinait les 15 milliards d'euros, sans compter la dette transférée aux SCA - environ 20 milliards d'euros - et la tenue des investissements contractualisés, pour 5 milliards d'euros.

Avec ce texte, le groupe CRCE souhaite remettre cette question au coeur du débat public. Son dispositif est simple : il nationalise quatorze sociétés concessionnaires d'autoroutes et prévoit d'assurer le financement de cette opération par un relèvement du taux de l'impôt sur les sociétés (IS). Pour mémoire, en 2019, le produit de l'IS devrait atteindre plus de 31 milliards d'euros. Précisons qu'il s'agit ici d'un gage pour les besoins de la procédure législative et que, naturellement, l'État n'aura aucune difficulté à faire l'avance de cette somme et à se rembourser via les recettes des péages. Car - et c'est important de le rappeler - nationalisation n'est pas synonyme de gratuité. Les recettes des péages viendront alimenter le budget de l'État pour financer cet investissement initial et, plus largement, les infrastructures de transports, notamment ferrés.

Notre commission connaît bien le sujet des autoroutes, qui est au coeur de ses compétences. En janvier 2014, elle s'était prononcée sur un texte similaire, également déposé par le groupe CRCE, qui prévoyait la renationalisation de douze sociétés concessionnaires d'autoroutes, et dont le rapport avait été confié à Evelyne Didier. La commission avait alors largement partagé le diagnostic de sa rapporteure, tant en ce qui concerne les modalités de la privatisation de 2005-2006, que sur les inquiétudes relatives au financement de l'Afitf ou à la hausse continue des péages. Elle avait toutefois exprimé des réserves sur la solution préconisée, et les débats que nous aurons aujourd'hui reviendront sur ces points. Aussi, après avoir fait le bilan des dernières évolutions intervenues dans la régulation des concessions autoroutières, je vous ferai part des trois questions qui ont guidé mes travaux.

À l'heure actuelle, l'on recense 20 concessionnaires chargés d'exploiter et d'entretenir près de 9 200 kilomètres d'autoroutes en France métropolitaine, comprenant 1 000 aires de repos, 987 échangeurs et mobilisant plus de 13 000 emplois. Le principe de la concession est simple. Les sociétés privées entretiennent le réseau ou, plus rarement, le construisent, et l'exploitent. L'usager paie le service qui lui est rendu avec un péage, qui est une redevance d'utilisation. Notons que la définition du montant de cette redevance n'obéit pas à des critères sociaux d'accessibilité ou d'aménagement du territoire. En outre, l'État conclut avec les sociétés d'autoroutes des contrats de plan, tous les cinq ans environ, pour renforcer la qualité du réseau, auxquels ont également pu s'ajouter des plans d'investissements complémentaires, j'y reviendrai. À l'issue de la concession, l'État récupère son patrimoine dans l'état qu'il a déterminé et sans dette.

Depuis la privatisation, les concessions autoroutières donnent lieu à des débats souvent passionnés, que plusieurs rapports ont alimentés, et notamment celui de la Cour des comptes en 2013 ou l'avis rendu en 2014 par l'Autorité de la concurrence. C'est pourquoi, fin 2014, un groupe de travail parlementaire, composé notamment de membres de notre commission, avait travaillé sur ce sujet à la demande du Premier ministre pour examiner la piste de la renationalisation. Ce groupe avait alors écarté l'option de la résiliation des contrats de concessions en raison de son coût de plusieurs dizaines de milliards d'euros pour les finances publiques.

Entre temps, le Gouvernement précédent, sous la houlette de Ségolène Royal et d'Emmanuel Macron - mais aussi de leurs directeurs de cabinet respectifs Élisabeth Borne et Alexis Kohler -, s'est empêtré dans une invraisemblable renégociation des contrats, qui a allongé la durée des concessions jusqu'en 2036, liant l'État et les automobilistes aux grands groupes du BTP.

Ce protocole d'accord n'a jamais été soumis à la représentation nationale, ce qui est inacceptable. Le Gouvernement n'assure pas la transparence de son action sur ce sujet, malgré un jugement du tribunal administratif de 2016 qui l'exigeait - et qui est aujourd'hui en instruction au Conseil d'État, avec une audience prévue ce jour à 14 heures. Il a fallu attendre une fuite dans la presse en 2017 pour pouvoir en prendre connaissance. La volonté du précédent Gouvernement, et de l'actuel, de préserver ce secret interroge grandement.

Pour corriger la méthode de cet imbroglio politico-juridique, qui a vu l'État prolonger de deux à cinq ans les concessions sans contreparties suffisantes, des garde-fous ont heureusement été inscrits dans la loi. La mission de régulation économique des autoroutes a été confiée à une autorité indépendante, l'Arafer. Plus intéressant, un mécanisme a été instauré pour interdire tout nouvel allongement de la durée des concessions sans l'accord du Parlement. Ces dispositions font aujourd'hui l'objet de l'article L. 122-4 du code de la voirie routière, qui dispose également que le cahier des charges de chaque convention de délégation doit prévoir un dispositif de modération des tarifs de péages, de réduction de la durée de la concession ou d'une combinaison des deux, applicable lorsque les revenus des péages ou les résultats financiers excèdent les prévisions initiales. Ce dernier dispositif ne s'applique cependant pas aux contrats déjà en cours à l'époque.

En dépit des mauvaises expériences passées, le Gouvernement s'est réengagé dans un plan d'investissement autoroutier en 2017. Ce plan devait à l'origine s'élever à 900 millions d'euros, et a été recalibré à 700 millions d'euros par l'Arafer.

À mon sens, ces différents plans de relance et d'investissement ont condamné l'État à l'impuissance. Aujourd'hui, nous sommes face à une situation extraordinaire où l'État n'est même plus en capacité de défendre ses intérêts patrimoniaux et l'intérêt général, en dehors d'un cadre contractuel qui a à peine évolué depuis la construction des autoroutes en 1955 ! Depuis plus d'une décennie, les pouvoirs publics ont systématiquement fait les mauvais choix, en s'enferrant toujours un peu plus dans des montages contractuels complexes. Les contrats sont aujourd'hui tellement bien ficelés que l'État est pieds et poings liés, perdant, et incapable d'imposer un encadrement ou une révision de ces contrats, sauf à payer d'énormes pénalités. Élisabeth Borne en faisait d'ailleurs le constat en déclarant lors de sa dernière audition devant notre commission : « les contrats signés avec les sociétés concessionnaires d'autoroutes sont très précis ; on peut avoir ce que l'on veut mais il faut le compenser ; il est rare d'avoir des cadeaux des sociétés d'autoroutes. »

Les membres du groupe CRCE considèrent que la puissance publique doit pouvoir disposer d'une maîtrise pleine et entière de ses infrastructures de transport national, qui sont des outils d'aménagement et d'égalité des territoires très puissants, des outils au service du droit à la mobilité. L'État doit reprendre la main au bénéfice de tous.

Trois questions ont guidé mes travaux.

L'exploitation des autoroutes est-elle un marché risqué ? Si l'on se réfère à la définition juridique d'une concession, oui, puisque le modèle concessif est centré sur la notion d'un risque lié à l'exploitation d'un service, en l'occurrence d'un service public, qui est transféré au cocontractant de l'administration. Ainsi, les sociétés d'autoroutes sont censées supporter le risque de fluctuation du trafic des véhicules légers et des poids lourds, un risque financier lié aux taux d'intérêts auxquels ces sociétés peuvent se refinancer, un risque lié à des erreurs faites sur la prévision de leurs coûts et un risque lié à l'évolution des indices sur lesquels reposent les tarifs des péages - essentiellement l'inflation.

Dans les faits, ces risques semblent minimes, pour ne pas dire nuls : la hausse du trafic des véhicules légers a été d'environ 12 % en moyenne sur la période 2010-2017 tandis que le trafic des poids lourds est resté stable sur la période, après une forte baisse, en particulier en provenance d'Europe du Sud, du fait de la crise de 2008. La hausse des prix du pétrole a dans un premier temps joué négativement sur l'évolution du trafic mais la baisse de 70 % intervenue entre 2014 et 2016 a largement compensée. S'agissant des taux d'intérêt, la baisse constatée depuis plusieurs années et soutenue par la politique accommodante de la Banque centrale européenne permet aux SCA de se refinancer à des taux très faibles.

Par ailleurs, la hausse des tarifs des péages, c'est-à-dire des tarifs kilométriques moyens (TKM), prévue dans les contrats de concession et entérinée annuellement par arrêté, a dépassé 20 % depuis 2006. Autrement dit, la hausse moyenne annuelle des tarifs des péages a été de 1,36 % sur 2011-2019 : 0,72 point d'inflation, 0,22 point de compensation des hausses de taxe d'aménagement du territoire et de redevance domaniale, et près de 0,5 point lié aux investissements supplémentaires prévus dans les contrats de plan passés entre l'État et les SCA. Dans le même temps, l'inflation a évolué de 10,14 %. On comprend mieux pourquoi, dès 2014, l'Autorité de la concurrence assimilait l'activité autoroutière à une rente...

Rappelons que, si la ministre de l'environnement Ségolène Royal avait décidé le gel des tarifs en 2015, c'était en prévoyant un rattrapage sous forme de hausses annuelles plus fortes en 2019, 2020, 2021, 2022 et 2023. Ce n'est donc pas fini et nous payons aujourd'hui le fruit de mauvaises décisions passées, soit environ 500 millions d'euros au total.

Pour estimer la rentabilité de cette activité, il faut se référer non pas à la marge opérationnelle ou à l'excédent brut d'exploitation - le rapport entre charges et résultats d'exploitation - mais au taux de rentabilité interne (TRI), qui reflète l'amortissement des investissements sur le long terme. Le TRI des sociétés d'autoroutes s'établirait entre 6 et 9 %, sans doute même à 10 % pour certains tronçons, ce qui est très important. L'ensemble de ces éléments conduisent à répondre que cette activité est assez peu risquée.

Le financement des infrastructures par les sociétés d'autoroutes est-il satisfaisant aujourd'hui ?

Sur les 14,8 milliards d'euros récupérés par l'État lors de la privatisation et qui devaient être affectés au financement des infrastructures, seuls 4 milliards d'euros ont effectivement été attribués à l'Afitf ; le reste est venu alimenter le budget général de l'État. L'agence créée fin 2004 devait pourtant disposer d'une ressource assise sur les bénéfices des autoroutes. Elle en a été privée. Notons toutefois que les SCA contribuent au financement de l'Afitf par le versement de la taxe d'aménagement du territoire et de la redevance domaniale, cette dernière étant partiellement compensée par l'État. Le Gouvernement indique qu'au total, les versements des SCA à l'Agence atteignent plus d'1 milliard d'euros. Cela dit, un établissement public industriel et commercial exploitant les autoroutes aurait reversé la même somme.

En comparaison, c'est le manque à gagner qu'il faut envisager. Selon diverses projections, dont celle retenue par l'État, d'ici à 2032, les sociétés d'autoroutes auraient rapporté environ 37 milliards d'euros de dividendes à la puissance publique.

Au bas mot, la privatisation des concessions d'autoroutes ampute donc l'Afitf de 1 à 2 milliards par an, sans aucune compensation à la hauteur des besoins de financement. Privée de financements suffisants, elle ne peut remplir ses missions, ce qui pénalise nombre de projets territoriaux.

Dernière question, plus prospective : est-il pertinent d'attendre l'échéance des concessions ?

Les dates d'échéance des concessions autoroutières varient d'une entreprise à l'autre, mais elles s'échelonnent globalement entre 2031, pour le réseau confié à la Sanef, et 2086, pour le tunnel Duplex A86 de 11 kilomètres confié à Cofiroute. Les principales concessions des sociétés historiques, à savoir APRR, qui a 1 867 kilomètres sous gestion, ASF, qui a 2 724 kilomètres, Cofiroute, avec 1 100 kilomètres, la Sanef, 1 400 kilomètres, et SAPN, 372 kilomètres, arrivent à échéance respectivement en 2035, 2036, 2034, 2031 et 2033.

Le coût d'une renationalisation des autoroutes est difficile à estimer. Il faut intégrer les indemnités de résiliation pour motif d'intérêt général, qui seraient fixées par le juge administratif pour les contrats de concession qui ne prévoient pas de clauses de rachat, les indemnités pour la perte des achats et des investissements réalisés ainsi que le manque à gagner anticipé jusqu'à la fin de la concession, mais aussi la dette de 30 milliards d'euros de ces sociétés, qui viendrait s'ajouter à la dette publique française. Au global, c'est sans doute la fourchette haute de 50 milliards d'euros qu'il faut retenir, comme l'a confirmé l'Arafer.

S'il peut sembler financièrement plus sage d'attendre la fin des concessions pour que l'État récupère son bien, rien ne garantit que ce sera l'option retenue. Le Gouvernement reconnaît déjà que les SCA insistent pour prolonger leurs concessions. Au regard de la puissance du fait majoritaire dans notre pays, le garde-fou de l'accord conforme du Parlement ne semble pas suffisant pour écarter ce risque.

Si l'État reprenait en charge son patrimoine, il ne serait pas obligé de le faire comme avant, en exploitant directement les concessions. La piste sur laquelle je vous propose de réfléchir consisterait à créer un établissement public industriel et commercial nommé « Routes de France » et chargé de gérer l'ensemble des 9 200 kilomètres de réseau autoroutier, avec un contrat d'objectifs et de performance et des critères forts en matière d'aménagement du territoire, d'efficacité environnementale et de différenciation des tarifs selon des motifs sociaux. Ainsi, la fin des concessions permettrait d'avoir de nouveaux débats sur la gratuité des autoroutes, la mobilité partagée ou la mobilité connectée, et nous pourrons faire du patrimoine routier un vrai champ d'action publique.

Avant de conclure, je souhaiterais attirer l'attention de la commission sur le dispositif du péage à flux libre, que le projet de loi d'orientation des mobilités prévoit d'instituer à son article 40. Si, avec le mouvement des gilets jaunes, les sociétés d'autoroutes ont accepté la mise en place de tarifs spécifiques, sans modification des contrats, pour les grands usagers de la route, il est nécessaire que nous obtenions l'assurance de la ministre, en séance publique, que les travaux liés à la suppression des barrières physiques sur le réseau autoroutier ne conduiront pas à des hausses de tarifs plus importantes. Ce serait totalement illogique, car les sociétés d'autoroutes vont non seulement fiabiliser la perception des péages sur les usagers mais en plus récupérer des espaces très importants autour des anciens péages, qu'ils vont certainement dotés en équipements commerciaux, de nature à apporter de nouvelles recettes...

Enfin, je vous rappelle qu'attendre la fin des concessions ne nous donne aucune garantie sur des hausses de tarifs futures du fait de nouveaux investissements qui pourraient être demandés par l'État aux sociétés concessionnaires. Je rappelle, enfin, qu'attendre expose à de nouveaux accords qui permettraient d'allonger encore la durée des concessions, ce qui semble un pari risqué. C'est pourquoi le groupe CRCE propose à votre commission de renationaliser les sociétés concessionnaires d'autoroutes.

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