Intervention de Jacqueline Eustache-Brinio

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 février 2019 à 15h30
Proposition de loi visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique dans ce cadre — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Jacqueline Eustache-BrinioJacqueline Eustache-Brinio, rapporteur :

Nous sommes saisis aujourd'hui d'une proposition de loi visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique, déposée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

L'examen de ce texte s'inscrit dans un contexte social et sécuritaire difficile : depuis maintenant quatorze semaines, nous assistons sur l'ensemble du territoire à des manifestations hebdomadaires qui s'accompagnent d'actes de violences et de dégradations sans précédent. Depuis le 17 novembre, date du premier acte des « gilets jaunes », 8 400 personnes ont été interpellées et 1 800 ont été condamnées pour des délits.

Les conséquences de ces actes, nous les connaissons tous. Des dégradations d'une ampleur inédite ont été commises dans les plus grands centres urbains, y compris à l'encontre d'institutions. Un nombre important de blessés est à déplorer, du côté des manifestants comme des forces de l'ordre.

Dans ce contexte pour le moins inédit, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur l'adéquation de la doctrine française de maintien de l'ordre. Il ne fait aucun doute, en effet, que des transformations devront être apportées dans l'organisation et la stratégie de nos dispositifs de maintien de l'ordre pour répondre à l'évolution et à la radicalisation des mouvements sociaux.

La présente proposition de loi s'inscrit dans ce débat, mais adopte un angle précis : selon ses auteurs, elle vise à « apporter à la fois une solution immédiate à l'urgence de la situation et à l'émotion suscitée par l'usage massif des lanceurs de balles de défense, et à proposer des pistes d'amélioration pour le long terme ».

Son objet est triple. Son article 1er - la principale disposition du texte - vise à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, quelle que soit l'unité amenée à intervenir. Les auteurs de la proposition de loi justifient cette interdiction par le niveau élevé de dangerosité de cette arme, dite « de force intermédiaire », et par le nombre de blessures qui lui ont été imputées au cours des dernières semaines.

L'article 2 tend à renforcer la transparence sur l'usage des armes par les forces de l'ordre. La police nationale dispose d'un fichier interne, le traitement relatif à l'usage des armes, dans lequel sont recensées les données relatives aux circonstances de l'usage des armes. Le texte tend à permettre l'ouverture de ce fichier au public, au lendemain de chaque manifestation se déroulant sur la voie publique.

Enfin, l'article 3 prévoit une demande de rapport au Parlement « sur les avantages et les inconvénients de chaque type de doctrine au niveau européen, et sur les alternatives à mettre en oeuvre dans notre pays pour pacifier le maintien de l'ordre dans le cadre des manifestations ».

Cette proposition de loi soulève un débat essentiel, mais présente plusieurs limites. Elles sont d'abord juridiques : la plupart des dispositions ne relèvent pas de la loi mais du domaine réglementaire. La liste des armes susceptibles d'être utilisées dans le cadre du maintien de l'ordre est fixée par décret. De même, les conditions d'accès au traitement relatif à l'usage des armes sont déterminées par arrêté du ministre de l'intérieur et ne peuvent, en conséquence, être modifiées par la loi.

Les dispositifs proposés me semblent surtout soulever des difficultés sur le fond. Les personnes que j'ai auditionnées s'accordent pour dire que l'interdiction pure et simple des lanceurs de balles de défense, sans offrir d'alternative, est susceptible de déstabiliser l'organisation des opérations de maintien de l'ordre. Le lanceur de balles de défense (LBD) est intégré depuis plusieurs années à l'arsenal des forces de maintien de l'ordre. Comme l'a récemment rappelé le Conseil d'État dans trois ordonnances de référé, son emploi est néanmoins strictement encadré.

Deux usages sont prévus par le code de la sécurité intérieure. Le premier, dit collectif, est spécifique aux opérations de maintien de l'ordre : il autorise l'usage du LBD lorsque, à l'occasion d'un attroupement sur la voie publique, des voies de fait ou des violences sont commises à l'encontre des forces de l'ordre, ou lorsque celles-ci ne sont pas en mesure de protéger le terrain qu'elles occupent. Le LBD est alors utilisé en groupe, par l'ensemble de l'unité, sur décision du commandement.

Le second usage, dit individuel, repose sur le régime général d'usage des armes par les forces de sécurité intérieure : le LBD peut alors être utilisé, y compris dans le cadre d'une manifestation, lorsque l'usage de l'arme létale est légitime. Il s'agit, par exemple, des cas de légitime défense, d'état de nécessité ou encore de l'action conduite face à un périple meurtrier.

En revanche - et j'insiste sur ce point - le LBD ne peut pas être utilisé par les unités de maintien de l'ordre en vue de disperser un attroupement, après sommations. Son usage est donc purement défensif.

Outre ce cadre légal et réglementaire, une instruction fixe, de manière claire et précise, la doctrine d'emploi du LBD. Celle-ci prohibe notamment le tir à la tête, ainsi que le tir contre des personnes présentant des signes de vulnérabilité.

On ne peut nier que l'usage du LBD, jusque-là assez réduit, a beaucoup progressé au cours des dernières semaines, entraînant parfois des blessures importantes. Ainsi, alors que 6 284 tirs de LBD ont été recensés au sein de la police nationale sur l'année 2017, 13 460 tirs ont été décomptés entre le 17 novembre 2018 et le 5 février 2019. Depuis le début des manifestations des gilets jaunes, un millier de tirs de LBD a été effectué par les escadrons de gendarmerie mobile, contre une cinquantaine seulement en 2017.

Cet usage massif, conjoncturel, s'explique par les violences sans précédent perpétrées à l'encontre des forces de sécurité intérieure dans le cadre des manifestations. Cela ne justifie pas, pour autant, qu'on l'interdise.

Il est tout d'abord essentiel de ne pas confondre l'usage légitime et légal d'une arme, qui est toujours susceptible de blesser, avec le mésusage de la force. Constater des blessures, aussi graves soient-elles, ne suffit pas à établir que l'emploi de l'arme était illégitime. L'existence d'éventuelles dérives personnelles dans l'usage des LBD, qu'il appartient à la justice de condamner fermement, ne justifient pas davantage d'en interdire l'emploi.

On ne peut que regretter que l'usage du LBD puisse, dans certaines circonstances, provoquer des blessures, parfois graves. Mais le nombre de celles-ci reste réduit par rapport au nombre de tirs effectués : sur les quelque 13 460 munitions utilisées dans le cadre des manifestations sur la voie publique depuis la mi-novembre 2018, l'inspection générale de la police nationale n'a été saisie, à ce jour, que de 56 cas de blessures graves.

Surtout, il est essentiel de rappeler que le lanceur de balles de défense constitue une arme de force intermédiaire, nécessaire à la mise en oeuvre d'une réponse graduée et d'un usage proportionné de la force. En interdire l'usage reviendrait à supprimer un échelon dans l'arsenal des moyens à disposition de nos forces de l'ordre, avec deux risques : soit inciter au contact direct entre les manifestants et les forces de l'ordre, qui n'est pas de nature à réduire le nombre de blessés ; soit induire un recours plus fréquent à l'arme létale.

La Cour européenne des droits de l'homme exige d'ailleurs, pour ces mêmes raisons, la mise en oeuvre d'une réponse graduée et d'un usage proportionné de la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Dans un arrêt de 1998, elle a par exemple condamné la Turquie car elle n'avait pas doté ses forces de police d'autres armes que les armes à feu et ne leur avait pas laissé d'autres choix que d'utiliser leur arme létale à l'occasion d'une manifestation.

Ces arguments militent pour le maintien de l'usage du LBD. Pour autant, il demeure essentiel que le ministère de l'intérieur s'assure de son bon usage et du strict respect du cadre juridique. Or, à cet égard, il ressort des auditions que j'ai organisées des marges d'amélioration possibles. La formation des agents à l'usage de cette arme pourrait, tout d'abord, être améliorée : l'obligation d'entraînement tous les trois ans est jugée insuffisante par les policiers et gendarmes eux-mêmes. Par ailleurs, si la mise en place de caméras mobiles pour collecter des données sur l'usage de cette arme constitue une avancée importante, des améliorations techniques mériteraient d'y être apportées pour les rendre complètement opérationnelles.

Passons maintenant aux deux autres articles du texte. Tout comme l'interdiction du LBD, l'ouverture au public du traitement relatif à l'usage des armes est porteuse de risques pour les forces de l'ordre. Outre les difficultés qu'elle soulève en termes de protection des données personnelles, elle pourrait conduire à rendre publiques des données relatives aux conditions d'intervention des forces de l'ordre, ce qui risquerait de fragiliser leur action. En outre, ouvrir ce traitement ne donnerait qu'une vision partielle de l'usage des armes, car il ne concerne que la police nationale. La gendarmerie nationale ne dispose pas, quant à elle, de fichier équivalent.

Enfin, par le biais d'une demande de rapport au Parlement, les auteurs de la proposition de loi invitent à repenser la doctrine française du maintien de l'ordre, en s'inspirant des modèles mis en oeuvre dans d'autres pays européens.

Le débat mérite d'être posé. Toutefois, les pistes esquissées par la proposition de loi ne paraissent pas de nature à répondre aux défis auxquels le dispositif français de maintien de l'ordre est aujourd'hui confronté.

Contrairement à la conception communément admise, les doctrines fondées sur le principe de « désescalade » ne sont pas en effet exemptes, dans la pratique, de tensions avec les forces de l'ordre. Un rapport des inspections générales de la police nationale et de la gendarmerie nationale de 2014 révèle ainsi que la doctrine allemande, souvent donnée en exemple, est en réalité fondée sur une entrée en contact directe et rapide avec les manifestants, qui s'accompagne d'un nombre important de blessés des deux côtés.

Aucune des personnes que j'ai entendues ne réfute la nécessité de faire évoluer notre doctrine de maintien de l'ordre. Néanmoins, d'autres pistes d'amélioration sont aujourd'hui privilégiées : révision de la procédure des sommations préalables, renforcement de la judiciarisation a posteriori des actes de violence et de dégradations.

Au vu de l'ensemble de ces arguments, je vous proposerai de ne pas adopter cette proposition de loi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion