Intervention de Emmanuel Chiva

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 février 2019 à 9h45
Audition de M. Emmanuel Chiva directeur de l'agence de l'innovation de défense au ministère des armées

Emmanuel Chiva :

Cette audition est une première pour moi qui suis nouveau à la fois au ministère et dans cette agence qui, vous l'avez souligné, a été créée cet été. J'ai rencontré les rapporteurs en charge du rapport innovation et défense il y a quelques semaines qui m'ont incité à innover lors de cette audition pour rendre mes propos liminaires le plus dynamiques possible. Je vais donc m'appuyer sur un mode de présentation innovant pour vous présenter la création de l'Agence. Je vais d'abord répondre à la question « pourquoi l'agence a-t-elle été créée », avant de vous présenter ses missions, son organisation et sa feuille de route. Comme vous l'avez indiqué, nous sommes en train d'élaborer à la fois le plan stratégique de l'agence et ses priorités qui seront présentés à la ministre en avril prochain. Compte-tenu de la date de cette audition de nombreux modes d'action de l'agence sont encore en cours de définition.

On me pose souvent la question : pourquoi une agence ? Madame la ministre des armées, Florence Parly, a fait de l'innovation l'une des priorités du ministère et la place au coeur de notre stratégie de défense. Il ne faut pas y voir un effet de mode. Ce n'est pas parce que l'innovation est à la mode que l'innovation est une mode. D'ailleurs, le ministère n'a pas attendu la création de l'Agence de l'innovation de défense pour innover. Lorsque l'on réalise un sous-marin, un système de satellites ou un système de télécommunication ou encore, lorsque l'on va dans les forces, on se rend compte que l'innovation est partout. On rencontre même un réel foisonnement que nous ne devons encourager, renforcer, accélérer et fédérer, d'où la naissance de l'agence.

Au-delà de ce constat, il me semble que parier sur l'innovation est nécessaire car nous sommes à l'orée d'une nouvelle ère qui se caractérise par l'évolution des pouvoirs régaliens. La communication sur les théâtres d'opération, il y a 20 ans, était l'apanage de l'État. Ce n'est plus le cas aujourd'hui alors que le moindre de nos adversaires dispose d'un Smartphone et de la capacité de mettre en place un réseau point à point. De même, il y a 10 ans, personne ne pensait que l'on pourrait se passer des grands opérateurs nationaux dans le domaine de l'espace. Aujourd'hui, des opérateurs privés peuvent mettre des constellations de 70 satellites en orbite par le biais des lancements de Space X, pour un coût relativement modique. Les États n'ont plus le monopole dans ce domaine et l'on voit apparaître de grands acteurs transnationaux dont les valorisations boursières peuvent parfois atteindre le trillion de dollars. D'ailleurs, interrogé dans la rue, le quidam citera des acteurs privés s'il est interrogé sur les champions de l'intelligence artificielle plutôt que l'INRIA. Et pourtant, évidemment, les laboratoires et les opérateurs nationaux ont des compétences remarquables en termes d'intelligence artificielle.

Nous sommes également dans une ère qui se caractérise par de nouvelles opportunités. Je vais vous en donner deux exemples : d'ici 2025 on estime que le véhicule autonome permettra d'éviter 1,5 million de morts liées aux accidents de la route d'une part, et d'autre part, on évalue les retombées économiques de l'intelligence artificielle entre 3 et 6 trillions de dollars par an. Ces perspectives attirent des investissements colossaux dont la défense pourra bénéficier. Ce sont d'immenses nouvelles opportunités, accessibles à tous : nos adversaires utilisent dès à présent des imprimantes 3D, des drones, etc. Il nous faut donc anticiper cette démocratisation et cette accélération de l'innovation civile.

Nous avons également pour devoir « d'imaginer au-delà de l'imaginaire » les prochaines ruptures technologiques qui seront génératrices de ruptures stratégiques. Il s'agit notamment des ordinateurs quantiques, de la cryptographie quantique ou post-quantique ou des capteurs quantiques, mais aussi de l'hyper vélocité avec des vitesses supérieures à Mach 6, afin d'attendre n'importe quel point du globe en une heure, ou encore des armes à énergie dirigée. Vous voyez à l'écran un prototype de canon électromagnétique.

Dans cette nouvelle ère, il est nécessaire d'avoir un chef d'orchestre capable de considérer toutes ces dimensions de l'innovation, le temps court comme le temps long de préparation des programmes. C'est dans ce contexte qu'a été créée l'agence de l'innovation de défense, fondée sur une volonté politique forte exprimée dans la loi de programmation militaire, qui place l'innovation dans ses quatre axes prioritaires.

J'entre maintenant dans le vif du sujet : qu'est-ce que l'agence ? C'est un service à compétence nationale qui est placé sous l'autorité du délégué général pour l'armement, au coeur de la DGA. Nous sommes situés à Balard, au sein du ministère des armées, avec une extension dont je vous parlerai tout à l'heure située en dehors du ministère. Nous disposons d'une équipe d'un peu plus d'une centaine de personnes, car un jeu de rattachement organique nous amène à être un peu plus nombreux et notre personnel a vocation à augmenter d'ici la fin de la période de programmation. Ce personnel est composé d'ingénieurs de l'armement et de personnels issus de la DGA, de l'état-major des armées, et du secrétariat général pour l'administration. Le taux de féminisation est de 38 %, taux honorable mais qui peut tout de même être amélioré. Nous avons un budget de 1,2 milliard d'euros, qui regroupe le programme 144 pour les études amont et les opérateurs. L'agence a en effet la tutelle de l'ONERA et de l'institut Saint-Louis et la cotutelle, avec le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, du CEA et CNES pour ce qui concerne le programme 191 et la recherche duale. Notre budget comprend également ce qui est injecté dans les écoles. Pour mémoire, je vous rappelle les mécanismes qui sont dans le périmètre de l'agence et qui concernent le financement de l'innovation : le programme Rapid, dédié à l'innovation duale, ou les mécanismes Astrid et Astrid maturation qui concernent les projets à maturation technologique basse et encore le fonds Definvest, opéré par la sous-direction PME de la DGA, destiné à soutenir les sociétés critiques pour la base industrielle et technologique de défense.

Nos missions sont les suivantes : orienter coordonner et piloter l'innovation. Cela revient à anticiper les besoins des futurs programmes d'armement. C'est aussi fournir une orientation qui prenne en compte cette accélération de l'innovation civile et le besoin de captation. Notre objectif est très clair : il s'agit d'accélérer le déploiement de l'innovation vers ceux qui en ont besoin, c'est-à-dire les opérationnels. Nous sommes obsédés par l'idée d'aller vite au profit des utilisateurs de l'innovation. La problématique de la valorisation et du transfert est au coeur de nos réflexions.

Selon le décret de fondation de l'agence, celle-ci est chargée de :

- mettre en oeuvre la politique ministérielle en matière d'innovation et de recherche scientifique et technique et de faire toutes propositions utiles à son élaboration,

- coordonner et piloter la mise en oeuvre des travaux d'innovation et de recherche scientifique et technique en veillant à la cohérence d'ensemble. Elle assure la passation de procédures d'achat nécessaires ;

- conduire les dispositifs d'innovation et de recherche scientifique et technique qui lui sont confiés ;

- et développer ou de mettre en oeuvre les partenariats et les coopérations internationales nécessaires avec les acteurs publics et privés. L'agence va s'appuyer sur des coopérations internationales, en particulier européennes, en effet on ne peut pas tout faire tout seul, et sur un écosystème des acteurs publics et des industriels et acteurs privés.

L'agence est un chef d'orchestre, c'est l'animateur d'un réseau ou plutôt d'un réseau de réseaux. Pour l'innovation en cycle long, l'agence assure la cohérence de l'innovation planifiée et son pilotage, évidemment en étroite coopération avec les autres parties prenantes, tels que SPSACOCA, regroupement des équipes de l'état-major des armées chargées de la cohérence capacitaire et du service de préparation des programmes futurs de la DGA, qui nous fournit les orientations capacitaires, où la direction technique de la DGA qui nous fournit des orientations sur les technologies transverses. L'agence cherche à accroître les efforts de captation de l'innovation en cycle court, issue du marché civil. Dans ce contexte, il sera intéressant d'avoir des correspondants chez les fabricants de lentilles de contact car cela peut permettre d'introduire de l'information au plus près de l'oeil de l'utilisateur ou d'améliorer la vision nocturne. Il est pertinent d'avoir des correspondants chez les fabricants de cosmétiques car ils sont actifs dans le domaine des nanotechnologies qui représentent un vrai potentiel. De même, il est utile d'assurer une veille sur les récents progrès de l'intelligence artificielle : le nouveau programme Alphastar a battu des champions du monde dans un récent tournoi de jeux vidéo extrêmement complexes.

Le défi consiste à concilier le cycle court et la captation de l'innovation civile avec le cycle long. Cela nécessite de jouer sur plusieurs leviers : un levier contractuel, le levier de la conduite des programmes, en prenant en compte la nouvelle instruction ministérielle sur la conduite des opérations d'armement, un levier technique : la branche capacitaire étendue, un levier financier, et enfin un levier lié au changement de culture dont nous pourrons reparler. Cela nécessite également d'avoir des systèmes qui ne sont plus uniquement conçus pour durer mais qui prévoient, dès leur conception, la possibilité d'évoluer pour intégrer une approche incrémentale dans la conduite des programmes d'armement.

Pour ce faire nous nous sommes organisés, vous découvrez sur les images notre nouveau logo et notre organigramme présenté de façon non conventionnelle ce qui souligne notre volonté de ne pas fonctionner en silo. Ceci illustre la mission de l'agence elle-même qui consiste à être le plus ouverte possible, à fédérer et à mettre de la cohérence. Notre organisation interne se devait de refléter ces objectifs.

L'agence est donc organisée autour de quatre pôles principaux. Le premier s'appelle « stratégie et technologies de défense ». Il est essentiellement orienté vers le pilotage de la recherche de l'innovation en cycle long, le programme 144, les études amont, la gouvernance des tutelles, les coopérations internationales. Ce pôle comprend aussi les experts techniques rattachés à l'agence.

Nous avons un deuxième pôle « innovation ouverte » qui est une plus grande nouveauté. Nous finançons 130 thèses par an. C'est un mode d'action important. Nous promouvons également l'innovation participative qui nous remonte des forces et que nous finançons ensuite, ce qui nous permet notamment de déposer des brevets. Compte tenu de la synergie avec les autres départements de l'agence, cette innovation participative va être renforcée.

Il est parfois difficile pour les innovateurs d'identifier le bon contact au ministère. Grâce à nous, l'innovateur doit désormais savoir où s'adresser. La cellule d'innovation ouverte permet de prospecter au sein des entreprises, des salons, etc., afin d'aller à la chasse ou à la pêche à l'innovation.

En troisième lieu, le pôle « valorisation de l'innovation » permet de mettre en place une politique de valorisation : accompagner la maturation des technologies, organiser les transferts stratégiques, accompagner les innovateurs dans la protection intellectuelle de leur innovation, aider l'innovateur à développer son modèle d'affaires en relation avec les autres acteurs. Il faut que l'innovateur soit rassuré sur son retour sur investissement.

Enfin, le pôle « financement et acquisition de l'innovation » : l'acte d'achat est aujourd'hui identifié comme un frein, car il existe une rupture entre l'expérimentation et le passage à l'échelle. Il faut un changement de culture : passer du zéro risque à la maîtrise du risque.

Je reviens sur l'« Innovation defense lab ». Il vise à remplacer le DGA Lab dans sa mission de veille, d'organisation de séminaires, de communication, etc. Il est l'opérateur de l'innovation ouverte, visant à accélérer, mettre en place les ressources, organiser l'expérimentation de l'innovation, sachant que l'innovation peut survenir à n'importe quelle phase du processus. Nous ne prenons pas seulement en compte la maturité de la technologie, mais aussi celle de l'utilisateur. Il s'agit par ailleurs de fédérer les différents laboratoires et labs des armées. Le nouveau lab ne remplace pas ceux-ci, qui jouent un rôle d'animation de l'innovation, de relais vis-à-vis de l'agence. Il s'agit pour nous d'éviter les duplications et de profiter des synergies. Nous sommes une tour de contrôle, un chef d'orchestre, et le chef d'orchestre ne joue pas tous de les instruments de l'orchestre... L'Innovation defense Lab a été inauguré à Balard, il permet d'organiser des espaces de co-travail, des séminaires ; il est ouvert à tous sur inscription, dans la mesure où l'on n'y traite aucun sujet du niveau protégé. Il y a quelques mois s'y est tenu le conseil de l'innovation avec l'ensemble des ministres compétents. Nous organisons chaque semaine des « défis » : récemment nous avons par exemple lancé un challenge sur la protection des bases aériennes en rassemblant tous les innovateurs potentiels sur ce sujet. Le planning est chargé ! En ce moment nous avons une conférence sur la neuro-ergonomie : comment concilier l'homme et la technologie, notamment en captant son état cognitif...

La feuille de route de l'agence est la suivante. Nous avons été créés le 1er septembre. En novembre dernier nous avons créé le premier forum innovation défense, qui remplace le forum innovation DGA et regroupe l'ensemble des directions et services, pour la première fois ouvert au grand public à la cité de la mode et du design, ce qui a permis de montrer plus de 130 innovations remarquables. Nous sommes par ailleurs en train de préparer un ensemble de documents fondateurs : le plan stratégique de l'agence ; le document d'orientation de l'innovation défense (DOID), qui va structurer l'innovation planifiée et définir les grandes priorités de l'innovation ouverte, notamment en traitant de la préparation des grands programmes structurants de défense, et fixer les objectifs stratégiques de soutien à l'innovation en cohérence avec la revue stratégique et la LPM ; il y aura enfin une instruction ministérielle d'innovation de défense qui définira les processus et la gouvernance de l'innovation au sein du ministère avec un volet particulier portant sur l'innovation ouverte.

L'agence est à Balard mais nous devons nous appuyer sur un réseau national avec les centres d'expérimentation des armées, les clusters techniques de la DGA, etc.

Quels seront pour nous les signes du succès ? L'utilisation de l'innovation dans les opérations ; la satisfaction des utilisateurs finaux ; l'efficience : des moyens très importants sont consacrés à l'innovation, nous avons l'obligation de bien les utiliser au service du ministère et au profit de la supériorité opérationnelle de nos forces armées ; enfin la « greffe » : l'agence, nouvel objet qui n'est pas créé à partir de rien, ce qui est à la fois une chance et une difficulté, doit s'articuler pleinement avec l'ensemble du ministère. Cette greffe est en train de prendre !

L'Agence est un laboratoire d'idées qui préfigure le ministère de la défense de demain. Il faut s'en servir comme tel. Nous avons des démarches technologiques mais aussi de valorisation de l'humain. Comme à la DARPA, où tous les personnels sont nommés pour deux ou trois ans mais trouvent facilement, en sortant, du travail n'importe où et généralement très bien payé, je veux que les innovateurs qui passent par l'Agence soient reconnus dans leur parcours professionnel. Avec les Directions des ressources humaines, nous avons engagé des chantiers pour valoriser l'innovation dans les parcours professionnels individuels.

En conclusion, je vous donne les trois mots de la fin. Le premier « oser », j'ai parlé du Forum innovation défense et j'ai choisi de vous montrer la démonstration qui y avait été faite. Nous avons fait voler un fantassin au-dessus de Paris. Pour information, il peut aller à plus de 200 km/heure, à plus de 2 000 mètres d'altitude avec 10 minutes d'autonomie. C'est remarquable ! Nous finançons en ce moment des études pour adapter le système de cet inventeur français aux besoins des Forces, y compris dans le domaine de l'évacuation sanitaire, le port de charges utiles. Cette démonstration nous a permis de faire évoluer la règlementation et il devrait y avoir bientôt de nouveaux textes permettant de faire voler des aéronefs innovants. Le deuxième mot, c'est « accélérer » en faisant de la subsidiarité, de la simplicité et en essayant d'être aussi réactif que possible. On a commencé à le faire. Par exemple en décembre dernier, nous avons lancé un appel à projets sur des sous-thématiques de l'intelligence artificielle, en demandant aux start-up et aux PME de nous fournir un projet sur une page avec un sujet, un descriptif, un budget et un planning et non pas un dossier de cinquante pages pour lequel les PME n'ont pas de temps. Le 8 janvier dernier, nous avons clôt cette procédure. Nous avons reçu 163 propositions que nous avons soumises à des jurys multidisciplinaires très rapides. Au final, nous avons retenu 2 challenges et 6 projets, qui seront financés dans les prochaines semaines, et dont nous attendons les premiers résultats en septembre 2019. Nous avons vraiment engagé cette démarche d'accélération. Le troisième mot, c'est « imaginer » le futur. Nous sommes en train de le faire avec les premiers projets sur l'hypervélocité et dans tous les domaines nécessaires avec le concours de la DGRIS et de l'ensemble des composantes du ministère des armées. Nous essayons de briser le mur de l'imaginaire, notre quotidien est tellement saturé de technologies qu'il faut faire l'effort de se projeter au-delà. Pour l'anecdote, nous avons un comité de pilotage présidé par le délégué général pour l'armement qui associe quatre personnalités, dont un astrophysicien qui est également président du festival de la science-fiction des Utopiales, ce qui nous permet d'adopter une démarche innovante, comme l'introduction de la science-fiction pour faire de la prospective car les auteurs de science-fiction n'ont pas de barrière mentale. Vous l'avez compris, l'Agence est un catalyseur de l'innovation du ministère des armées. L'innovation existe, elle préexistait et elle va être amplifiée. J'ai bien conscience qu'il faut être réaliste et établir des priorités. Nous sommes dans une logique d'obtention de résultats rapides et démontables. La création de cette agence est en elle-même une innovation. Chaque jour, nous sommes mobilisés pour mener à bien notre tâche et je peux vous assurer de notre parfaite motivation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion