Ça n'a rien à voir mais il faut observer nos propres évolutions pour comprendre ce qui se passe en Turquie. D'ailleurs, la dérive autoritaire du régime et la situation dans le Sud-Est de la Turquie ne peuvent que remettre en cause les perspectives de son adhésion à l'Union européenne, déjà entravée par sa relation avec Chypre et interrogée dans sa finalité par Mme Merkel et M. Sarkozy. Ainsi, plusieurs chapitres n'ont pas pu être ouverts en raison du refus d'Ankara d'étendre l'union douanière à Chypre.
Mais aujourd'hui, suite à la remise en cause complète de l'État de droit, avec notamment la révocation de nombreux fonctionnaires, juges et universitaires, de nombreuses voix s'élèvent pour demander la fin des négociations. En juillet 2017, le Parlement européen a demandé le gel des négociations d'adhésion. Johannes Hahn, commissaire en charge de l'élargissement, déclarait alors « qu'à long terme, il serait plus honnête que la Turquie et l'Union européenne s'engagent dans une nouvelle direction et mettent fin aux négociations d'adhésion ». Pourtant, aucune des parties ne semble vouloir mettre fin au processus d'adhésion, qui est de fait gelé.
Pour l'AKP en Turquie, les négociations doivent se poursuivre même si l'issue n'est pas certaine. En effet, le parti au pouvoir ne veut pas prendre la responsabilité électorale d'un tel renoncement et craint la défiance des investisseurs étrangers. Depuis vingt ans, la croissance turque est complètement liée à l'union douanière. M. Gulpinar, président de la commission d'harmonisation Union européenne - Turquie souhaiterait que de nouveaux chapitres soient ouverts. Pour le CHP, le parti kémaliste et principale force d'opposition, l'évolution d'une société peut connaître des entraves comme c'est le cas en ce moment mais, selon lui, le destin de la Turquie est bien de rejoindre l'Union européenne et d'en épouser les valeurs. Pour ce parti, les négociations doivent donc se poursuivre. Pour le HDP, parti de gauche pro-kurde, les négociations d'adhésion impliquent que la Turquie rende des comptes sur la situation des droits de l'Homme. En effet, les négociations d'adhésion permettent légitimement d'évoquer l'évolution de l'État de droit, ce qui est précieux en cette période. Mettre un terme aux négociations risquerait donc de renforcer la dérive autoritaire du régime.
Pour Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, les négociations d'adhésion doivent d'autant plus se poursuivre que l'Union européenne a également besoin de la Turquie. En effet, nos interlocuteurs sur place ont mis en avant la qualité de la coopération turque en matière de lutte contre le terrorisme et dans la gestion de la crise migratoire. L'Union européenne est d'ailleurs perçue comme attachée à sa relation avec la Turquie uniquement pour assurer la surveillance de la frontière.
À ce sujet, la déclaration du 18 mars 2016 prévoyait qu'en contrepartie de l'aide de la Turquie pour limiter les arrivées irrégulières sur le territoire de l'Union européenne, celle-ci verserait deux tranches de trois milliards d'euros à la Turquie pour aider les réfugiés présents sur le territoire turc. La première tranche a été entièrement engagée et plus de deux milliards ont déjà été décaissés. Si la Turquie déplore un décaissement trop lent des fonds, la Cour européenne des comptes l'a jugé rapide et a reconnu que le filet de sécurité sociale d'urgence mis en place avec ces fonds avait permis de répondre de manière appropriée aux principaux besoins des réfugiés. Le 29 juin 2018, les États membres se sont accordés sur le mode de financement de la seconde tranche de trois milliards d'euros : deux milliards seront financés par le budget de l'Union et un milliard par des contributions des États membres. La part de la France devrait être de l'ordre de 155 millions d'euros. Bien que la Turquie soit cinq fois moins peuplée que l'Union européenne, elle a su accueillir de nombreux migrants même si cela commence à susciter de réelles tensions, comme l'a souligné le Président Bizet.
Dès lors que la coopération avec la Turquie apparaît comme une nécessité et que les négociations d'adhésion sont gelées, il est nécessaire de trouver de nouveaux thèmes pour une coopération plus constructive. Deux sujets intéressent particulièrement la Turquie : la libéralisation du régime des visas et la modernisation de l'union douanière.
Concernant la libéralisation du régime des visas, la Commission européenne a bien présenté une proposition de règlement en ce sens. Toutefois, le Conseil ne l'examinera que lorsque l'ensemble des critères exposés dans la feuille de route du 16 décembre 2013 seront remplis. Il s'agit notamment de modifier la loi de lutte contre le terrorisme qui ne respecte pas suffisamment les droits de la défense. Nos interlocuteurs sur place nous ont assuré de leur bonne volonté mais à ce jour, aucune proposition concrète n'a été faite.
Concernant la modernisation de l'union douanière, la Commission européenne a déposé, en décembre 2016, un texte demandant au Conseil l'autorisation d'engager des négociations avec la Turquie. Cette révision doit notamment permettre à la Turquie de bénéficier des avantages liés aux accords bilatéraux de libre-échange conclus par l'Union européenne. La Turquie, faute d'être partie prenante aux négociations, considère que certains dispositifs prévus par ces accords demeurent asymétriques. Cette révision doit également étendre le champ d'application de l'union douanière aux produits agricoles, aux services et aux marchés publics pour développer les échanges, tout en harmonisant les règles relatives aux aides d'État. Le Gouvernement turc souhaite une révision rapide de l'accord d'union douanière pour laquelle aucun préalable n'est requis. Mais ce texte n'a pas encore été examiné par le Conseil, compte tenu de l'image actuelle de la Turquie en Europe. On ne peut qu'être inquiet face à ces évolutions. En effet, si la libéralisation du régime des visas ou la modernisation de l'union douanière peuvent apparaître, à court terme, comme un substitut aux négociations d'adhésion pour permettre le maintien du dialogue avec la Turquie, elles ne seraient pas assorties de la même capacité d'influence sur l'avenir de l'État de droit en Turquie. En outre, les discussions sur ces sujets, tout autant que les négociations d'adhésion, pourraient être rapidement bloquées en raison de la dérive autoritaire du régime.
Pendant la première période où l'AKP était au pouvoir, FETÖ a été son allié politique mais l'AKP n'a pas mesuré la mainmise de cette organisation sur l'État. La tentative de coup d'État a été un révélateur de la situation. Pourtant, le guide spirituel du parti FETÖ se trouve en Pennsylvanie, ce qui n'est pas sans générer des tensions avec les États-Unis. Cela interfère dans les rapports de la Turquie à l'OTAN et rend son positionnement politique complexe. Durant la crise syrienne, hormis sur la situation des Kurdes, nous avons été en accord avec la Turquie. Aujourd'hui, celle-ci tend à agir de concert avec la Russie. C'est là un tournant ! Si la Turquie, depuis Atatürk, avait adopté une orientation clairement européenne, cette situation peut désormais basculer, sans présager de l'évolution des forces politiques. Prenons garde à la création d'un axe Ankara-Moscou supplantant la relation avec l'Union européenne ! Aussi, si des négociations venaient à débuter sur l'union douanière, tout blocage ultérieur risquerait d'être considéré comme une provocation et aviverait ce revirement géopolitique.
Il faut également veiller à renforcer la coopération universitaire, en favorisant notamment les échanges entre étudiants, afin de conserver des liens avec les prochaines générations turques et de promouvoir, chez les plus jeunes, les valeurs de l'Union européenne.