Intervention de Cédric Villani

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 14 février 2019 à 9h40
Examen d'une note scientifique sur les accélérateurs de particules

Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office :

Mes chers collègues, le sujet de la note est proche de celui que nous venons de développer, puisqu'il porte sur les accélérateurs. Sans nul doute, nos invités pourront enrichir les débats.

Il s'agit de la douzième note courte préparée par l'Office depuis la mise en place de ce format. Elle concerne le thème des grands accélérateurs de particules, que nous aborderons, d'une part, sous l'angle scientifique et technologique d'autre part, sous celui des projets en cours, en discussion ou en projection pour le futur. Comme les autres productions, celle-ci se synthétise en un texte de quatre pages, suivi de deux pages de notes. Nous n'y avons pas inclus la liste des personnes interrogées, que nous ajouterons dans le projet final. De mémoire, une demi-douzaine d'experts a été consultée au CERN, au CNRS, au CEA. En outre, des contacts ont été pris avec les représentants du projet japonais.

Les grands accélérateurs de particules sont des infrastructures permettant à de nombreuses équipes de recherche de travailler. Il s'agit de dispositifs parfois coûteux, se chiffrant en milliards d'euros, avec des buts scientifiques différents, ce qui justifie une attention très particulière.

Au départ, les accélérateurs ont été conçus pour explorer la matière à travers des états de très haute énergie. Certaines particules élémentaires sont ainsi accélérées à une très grande vitesse, proche de la lumière, et sont éventuellement poussées à entrer en collision. L'objectif est d'explorer certains composants de la matière, comme si une valise étanche devait être explosée pour en analyser les débris. En allant à de très hautes vitesses, on arrive à des conditions physiques propices à la mise en évidence de particules de plus en plus élémentaires, de la même façon que l'on imagine la nature naissant à partir des conditions extrêmes du Big Bang.

Au cours de l'année 2019, plusieurs projets de grands équipements de recherche dans le domaine de la physique des particules seront envisagés en Europe et en Asie. Plus particulièrement, une décision très attendue dans la communauté de la physique des particules, concernera en mars prochain un projet japonais. De cette décision, dépendra aussi la stratégie européenne sur ces grands équipements en physique des particules.

La note commence par un rappel sur le modèle standard, qui est une façon de classer les particules élémentaires et les interactions fondamentales. L'idée développée est que les protons, électrons, neutrons tels qu'appris au lycée, ne sont pas les plus fondamentaux. Les protons et neutrons sont eux-mêmes constitués de quarks, qui sont des bribes de matière ordinaire. Dès les années 1950, le neutrino a été ajouté. Il s'agit d'une particule électriquement neutre, fascinante par sa très faible masse et ses interactions quasi nulles avec la matière.

Finalement, une douzaine de particules fondamentales constituant la matière, dénommées fermions, quarks et leptons ont été mises en évidence.

Les hadrons sont les particules constituées de quarks comme le proton, ayant donné leur nom au plus célèbre accélérateur de particules au monde, situé au CERN : le Large Hadron Collidor (LHC). Son rôle est d'accélérer des hadrons pour les faire entrer en collision.

Les bosons sont d'autres exemples de particules élémentaires qui font office de messager entre particules, pour transmettre des interactions. La découverte et l'identification des bosons - les bosons z et w d'une part, le boson de Higgs d'autre part - ont constitué des étapes fondamentales dans la connaissance de la matière. Ces découvertes ont donné lieu, à chaque fois, à l'attribution de prix Nobel à leurs auteurs.

L'enjeu de la physique fondamentale est d'explorer la constitution de la matière.

Les accélérateurs de particules utilisent un champ électrique, magnétique et un vide poussé. Ce sont de très grands dispositifs, mis au défi par les nouvelles techniques développées par Gérard Mourou et ses équipes, proposant à base de lasers ultra rapides, des accélérations sur des distances beaucoup plus courtes.

Le premier accélérateur mis au point dans les années 1930, dénommé cyclotron, avait une forme essentiellement circulaire. Puis une nouvelle catégorie d'accélérateurs de type synchrotron a vu le jour, dans lesquels le champ magnétique varie en fonction de l'énergie des particules accélérées.

Les nouveaux accélérateurs se divisent entre synchrotron et collisionneur. Dans le premier cas, il s'agit surtout de produire des rayonnements de grande intensité, qui sont utilisés dans divers domaines tels que la biologie, la chimie, l'astrophysique et l'archéologie. Dans l'autre cas, les collisionneurs continuent à faire entrechoquer différentes particules, pour analyser les débris des collisions. Ces équipements sont répartis de manière très inégale dans le monde : aucun en Afrique, un seul en Amérique du Sud, une quantité au Japon et aux États-Unis, ainsi qu'en Europe. Le Japon est sans doute le pays dans lequel ces grands instruments sont les plus nombreux.

Toutefois, le plus emblématique d'entre eux est celui du CERN, créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un but aussi bien scientifique que politique, de réconciliation entre les peuples européens. Cet accélérateur est aujourd'hui devenu emblématique par ses résultats, mais également par son mode de travail. En effet, il est géré par un consortium d'États et accueille des chercheurs du monde entier. Il est devenu la plus grande collaboration scientifique du monde. Au sein du CERN, la composante la plus célèbre est le LHC, enfoui à cent mètres sous terre et mesurant vingt-sept kilomètres de circonférence. Comptant près de dix-mille aimants, dont une partie à supraconducteurs, il accélère des protons à très haute énergie et à une vitesse extrêmement élevée. Le LHC est véritablement un prodige de technologie.

C'est le CERN qui a mené à la découverte des bosons w et z (prix Nobel de Carlo Rubbia et Simon van der Meer). C'est aussi le CERN qui a permis la mise en évidence, en 2012, du boson de Higgs. En 2013, le prix Nobel a été remis à cette occasion à François Englert et Peter Higgs, apportant la confirmation du modèle standard et constituant un point d'étape pour la physique fondamentale mondiale.

Pour cela, il a fallu analyser avec de puissants outils statistiques, de gigantesques masses de données produites par les collisions.

Pour les besoins de sa construction, le LHC a entraîné un coût de huit milliards d'euros et nécessité quinze années de travaux. Le premier faisceau de particules a été produit en 2008, et le boson de Higgs mis en évidence en 2012.

Le CERN est également connu pour ses impacts sociétaux, en particulier la création du World Wide Web en 1989, sous la direction de Tim Berneers-Lee et de son collaborateur Robert Cailliau. Le simple fait de se placer dans de tels registres extrêmes pour les conditions physiques et la production de données, incite de nouveaux comportements à se faire jour, en rejaillissant sur l'ensemble de la société. Tout à l'heure, le professeur Galès évoquait le don à la médecine d'un grand accélérateur de particules pour un franc symbolique. Ici, les logiciels développés pour le WWW ont été publiés sous une licence du domaine public, de sorte que tous ces résultats ont été reversés à la société gracieusement.

Le modèle standard n'explique pas tout l'univers visible, connu et possible. Un certain nombre de phénomènes inexpliqués restent dans l'univers, en particulier ceux désignés sous le nom de « matière noire », « énergie sombre », qui laissent entendre qu'il en faut toujours plus pour explorer l'univers. Par ailleurs, si l'on souhaite explorer une nouvelle gamme d'énergie, les accélérateurs circulaires tels que le LHC ont leur limitation. En particulier, les cycles d'accélération et décélération nécessités par le guidage, produisent à chaque fois de la perte d'énergie par rayonnement de freinage, désignée par le nom allemand Bremsstrahlung. L'effet étant beaucoup plus fort pour les électrons que les protons, le LHC se concentre à très haute énergie sur les protons. Quand il abrite des programmes de collision d'électrons, ceux-ci ne peuvent intervenir qu'à énergie plus basse.

Pour dépasser ces limitations et parvenir à des électrons à énergie très élevée, on en vient à planifier des accélérateurs linéaires, qui évitent cette perte d'énergie par freinage. Sur ce modèle, l'accélérateur expérimental European XFEL, basé à Hambourg, dont le coût dépasse un milliard d'euros, permet d'accélérer les électrons sur une longueur de quelques kilomètres. Ce réacteur expérimental a été un succès, et permet de considérer la technologie comme maîtrisée.

En 2012, un projet connu sous l'acronyme ILC (International Linear Collider), a été déposé au ministère japonais de l'éducation, de la culture, des sports, des sciences et de la technologie par un consortium international de chercheurs. ILC permettrait les collisions d'électrons positrons à très haute énergie sur une quinzaine de kilomètres, donc à un niveau bien supérieur à celui du E-XFEL. De tous les projets en compétition, l'ILC est le plus avancé dans son design. Néanmoins, son coût élevé de 8 milliards d'euros suscite peu d'enthousiasme des différents acteurs.

Pour sa part, le Japon est prêt à financer une partie de ce projet, à condition que le coût total en soit réduit d'un tiers, passant de huit à cinq milliards d'euros. Corrélativement, l'énergie du collisionneur en serait réduite d'un quart. Par conséquent, le système ainsi modifié serait insuffisant pour explorer la physique des ultra hautes énergies, qui intéresse les physiciens, mais suffisant pour réaliser des mesures de précision sur le boson de Higgs et renforcer la connaissance du modèle standard. Les conditions d'expérience et de mesure seraient en effet bien meilleures que celles du LHC. Cette innovation pourrait aussi être considérée comme une première étape, dans la mesure où les quelques milliards d'euros manquants pourraient être investis par la suite.

Le projet est prévu pour être installé au Japon dans la région de Tohoku, non loin du séisme de Fukushima de 2011. C'est pourquoi l'installation de grands équipements au Japon suppose des précautions et des discussions particulières.

Les discussions prévoient des participations en nature émanant de l'Europe et des États-Unis à hauteur d'un milliard chacun, avec une contribution supplémentaire de l'Asie.

La question est de savoir, pour la communauté internationale et les gouvernements, dans le cadre des grands instruments, s'il faut tout miser sur le projet japonais ou garder des moyens pour d'autres projets tels que celui du futur collisionneur circulaire du CERN. Ce dernier atteindrait une circonférence de 80 à 100 kilomètres, avec une énergie dix fois plus importante que le LHC et un coût total de 9 milliards d'euros, hébergeant des collisions à partir de 2040.

Faut-il conserver de la réserve pour d'autres projets encore en préparation au CERN, tel que le Compact Linear Collider, dont le principe et le fonctionnement se rapprochent du projet japonais, tout en gardant en tête que la Chine travaille également sur son propre projet, le Circular Electron Positron Collider ? La Chine tente de jouer sur plusieurs tableaux, avec ses propres écosystèmes et mannes financières.

De ce que nous comprenons, la réponse à la question dépendra aussi du montant que le Japon sera prêt à financer. Si ce montant est bas, la communauté scientifique internationale sera dans l'impasse car elle ne dispose pas des ressources dans le domaine de la physique fondamentale, pour financer à la fois le projet du CERN et le projet ILC. Si le montant proposé par le Japon est élevé, la situation sera beaucoup plus simple.

Tels sont, cher collègues, la problématique et le paysage des grands accélérateurs de particules pour les années à venir.

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