Intervention de Catherine Troendle

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 6 mars 2019 à 9h00
Proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations — Examen en deuxième lecture du rapport et du texte de la commission

Photo de Catherine TroendleCatherine Troendle, rapporteur :

Le 5 février 2018, l'Assemblée nationale a adopté la proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public. Déposée par le président Bruno Retailleau et plusieurs de nos collègues, cette proposition de loi avait été adoptée par notre assemblée le 23 octobre dernier.

Elle poursuivait deux objectifs principaux : doter l'autorité administrative et les forces de l'ordre de nouveaux outils pour prévenir la commission d'actes de violence et de dégradations, dans le cadre des manifestations se déroulant sur la voie publique, et permettre à l'autorité judiciaire d'apporter une réponse plus rapide et plus ferme contre les auteurs de ces actes.

Lors de l'examen au Sénat, le Gouvernement s'était montré réticent et il avait émis un avis de sagesse sur la plupart des dispositions en discussion, car il considérait que le texte présentait des faiblesses sur le plan opérationnel et des risques d'inconstitutionnalité.

Le 4 décembre dernier, à l'occasion d'une audition sur les débordements des manifestations des gilets jaunes, MM. Christophe Castaner et Laurent Nuñez avaient, à nouveau, souligné les limites des dispositions adoptées par le Sénat, estimant qu'elles « méritaient d'être retravaillées, notamment pour être constitutionnelles ». Faisant soudain preuve d'un grand intérêt pour ce texte, le Gouvernement a demandé, en début d'année, son inscription à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale. Je me réjouis de cette évolution, mais il est regrettable que tant de temps ait été perdu.

Le Sénat avait voté ce texte pour répondre aux graves débordements constatés à l'occasion de plusieurs manifestations, en particulier celles du 1er mai 2018. Nous avions alors été accusés de faire preuve d'opportunisme et de proposer un texte de circonstance. Les évènements qui ont suivi son adoption au Sénat prouvent, au contraire, qu'il comportait des dispositifs pertinents et utiles : les actes de violence et les dégradations commis en marge des manifestations des gilets jaunes, d'une ampleur inédite, témoignent de l'urgence à doter nos forces de l'ordre et l'autorité judiciaire de nouveaux outils. Nous ne pouvons tolérer que, chaque semaine, des groupes de casseurs sèment le trouble en plusieurs points du territoire, s'en prenant aussi bien aux forces de l'ordre qu'à nos institutions et aux symboles de notre République.

Avant d'en venir au texte, je souhaiterais anticiper les critiques qui, légitimement, s'expriment à l'encontre de certaines dispositions. Nous avions d'ailleurs eu un débat animé au Sénat, en séance publique, lors de la première lecture. Nous restons tous, moi la première, profondément attachés au droit de manifester qui constitue un droit constitutionnellement garanti. Ce texte n'a pas et n'a jamais eu pour objet d'entraver l'exercice de ce droit ; il s'agit précisément de le garantir. Il cible un petit nombre de délinquants qui, par leurs actes violents, prennent en otage ceux de nos concitoyens qui défendent des revendications légitimes de justice sociale.

Ce texte comporte deux volets : l'un préventif, avec diverses dispositions de police administrative destinées à mieux anticiper et éviter les risques de débordements, l'autre répressif, qui sanctionne plus sévèrement les auteurs de violence et de dégradations dans les manifestations.

S'agissant du volet préventif, l'Assemblée nationale a souscrit à la position du Sénat en première lecture et a approuvé la plupart des dispositions que nous avions adoptées. Elle leur a toutefois apporté plusieurs modifications, afin de s'assurer de leur caractère opérationnel.

L'article 1er adopté par le Sénat prévoyait de confier au préfet la possibilité d'instaurer des périmètres de contrôles au sein et aux abords des manifestations. Plutôt que de créer une nouvelle mesure de police administrative, l'Assemblée nationale a préféré créer un nouveau régime de contrôles de police judiciaire, sur réquisitions du procureur de la République. L'objet de ces contrôles serait limité : il ne s'agirait pas d'autoriser des contrôles d'identité généralisés, mais seulement de permettre des fouilles de sac et de véhicules afin d'éviter l'introduction d'armes ou d'objets susceptibles de constituer une arme dans une manifestation. Le dispositif adopté par les députés a le même objectif que celui du Sénat. Selon les représentants des forces de l'ordre que j'ai reçus en audition, il présenterait l'avantage d'être plus souple sur le plan opérationnel. La rédaction de l'Assemblée me semble donc parfaitement équilibrée.

L'Assemblée nationale a également souscrit, malgré quelques réticences initiales, à l'article 2, qui prévoit la création d'une mesure d'interdiction administrative de participer à une manifestation. Le Sénat avait été très attentif à entourer cette mesure de suffisamment de garanties. Les députés les ont, pour la plupart, conservées, en particulier s'agissant du droit au recours effectif. Dans le but de répondre aux besoins opérationnels constatés sur le terrain, l'Assemblée a toutefois élargi sensiblement le périmètre de la mesure. En premier lieu, son champ d'application a été redéfini. L'interdiction de manifester pourrait désormais être prononcée dans deux hypothèses : soit à l'encontre d'une personne ayant commis un ou plusieurs actes violents à l'occasion de précédentes manifestations, y compris lorsqu'elle n'a pas été encore condamnée pour ces faits ; soit à l'encontre d'une personne qui constitue une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public en raison de ses « agissements » récurrents à l'occasion de précédentes manifestations.

En second lieu, les députés ont prévu la possibilité pour le préfet de prononcer des interdictions de manifester valables sur tout le territoire, pour une durée pouvant aller jusqu'à un mois. Une telle mesure ne serait applicable que lorsque la personne concernée est susceptible de participer à plusieurs manifestations concomitantes sur le territoire ou successives dans le temps. Je me suis demandé si cet élargissement de la mesure conservait un caractère suffisamment proportionné au regard de ses effets potentiels sur l'exercice du droit de manifester et de la liberté d'aller et venir. Plusieurs garanties m'ont été apportées par les représentants du ministère de l'intérieur. Il m'a été indiqué que l'application de cette mesure serait très ciblée : seules les personnes les plus dangereuses seraient concernées, quelques dizaines seulement à Paris, tout au plus quelques centaines sur l'ensemble du territoire. Il s'agit bien de tenir à l'écart de la manifestation les « casseurs », qui n'ont pas pour objectif de manifester pacifiquement, mais de causer des dégâts. En outre, les arrêtés d'interdiction seront soumis au contrôle du juge administratif, qui s'assurera de leur caractère nécessaire et proportionné, comme il le fait déjà pour toutes les autres mesures de police administrative.

À l'article 3, l'Assemblée nationale a préféré prévoir une inscription des mesures d'interdiction de manifester dans le fichier des personnes recherchées plutôt que de créer un nouveau fichier ad hoc. Cette modification est cohérente, dès lors que ce fichier est déjà facilement accessible par les forces de police et de gendarmerie.

Les députés ont enfin complété ce volet préventif de deux articles additionnels : le premier assouplit les modalités de déclaration des manifestations auprès de l'autorité administrative, afin d'encourager leurs organisateurs à les déclarer. Cette modification ne soulève pas de difficulté, même si son efficacité réelle sur le nombre de déclarations reste à prouver. Le second prévoit un contrôle parlementaire renforcé, avec une évaluation annuelle par le Parlement des dispositions jugées sensibles en termes de libertés, et la remise d'un rapport annuel au Parlement sur leur application.

S'agissant maintenant du volet répressif, je m'attarderai sur l'article 4 relatif à la création d'un nouveau délit de dissimulation du visage au sein ou aux abords d'une manifestation, puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

En octobre, nous avions soutenu la création de ce délit, appelé à se substituer à l'actuelle contravention prévue par le code pénal. La création d'un délit présente de réels avantages sur le plan opérationnel : elle permettra en effet d'interpeller et de placer en garde à vue les personnes qui dissimulent leur visage, ce qui n'est pas possible aujourd'hui. En première lecture, notre commission avait veillé à bien caractériser l'élément intentionnel du délit, en précisant que la dissimulation du visage devait avoir pour objectif de ne pas être identifié dans des circonstances faisant craindre des troubles à l'ordre public. Craignant que cet élément ne soit difficile à établir devant les tribunaux, l'Assemblée nationale a retenu une rédaction plus concise : pourrait ainsi être sanctionné le fait, pour une personne, au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation, au cours ou à l'issue de laquelle des troubles à l'ordre public sont commis ou risquent d'être commis, de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime.

Cette définition est-elle satisfaisante, au regard du principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, qui impose de définir avec précision tous les éléments constitutifs d'une infraction pénale ? Les représentants du ministère de l'intérieur comme de la chancellerie estiment cette rédaction acceptable. L'existence d'un motif légitime sera déterminante pour apprécier l'élément intentionnel et prononcer éventuellement une condamnation. Il appartiendra au parquet d'établir devant le tribunal correctionnel que la personne mise en cause n'avait pas de raison légitime de se couvrir le visage. Compte tenu de ces assurances, et même si la rédaction que nous avions adoptée en première lecture était plus précise, je vous propose de nous en tenir au texte de l'Assemblée, afin de doter rapidement nos forces de l'ordre de ce nouvel outil juridique qui leur sera très utile pour extraire d'une manifestation les éléments perturbateurs.

J'en arrive à l'article 5, relatif au port d'arme et au jet de projectile lors des manifestations, que l'Assemblée nationale a supprimé, au motif que ses dispositions sont satisfaites par les textes et la jurisprudence en vigueur. En première lecture, nous avions nous-mêmes observé que cet article avait surtout une portée pédagogique : je ne vous proposerai donc pas de le rétablir.

En ce qui concerne la peine complémentaire d'interdiction de manifester prévue à l'article 6, les députés ont supprimé l'obligation de pointage, que nous avions envisagée en première lecture, considérant qu'elle serait difficile à mettre en pratique et peu opérationnelle, dans la mesure où le pointage n'empêcherait pas un individu de se rendre ensuite sur les lieux de la manifestation. Ils ont également supprimé l'extension de cette peine complémentaire aux auteurs de tags, la sanction paraissant, à juste titre, disproportionnée. Surtout, ils ont complété cet article en autorisant la mise en oeuvre des procédures rapides - comparution immédiate et comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité notamment - pour les délits liés aux attroupements. Ces dispositions permettront d'apporter une réponse pénale plus rapide à des délits tels que l'attroupement armé ou la provocation à un attroupement armé.

Enfin, l'article 7 traite de la mise en cause de la responsabilité civile des auteurs de dommages lors d'une manifestation : comme nous l'avions souhaité, l'État pourra engager une action récursoire, dans les conditions prévues par le code civil, afin d'en obtenir le remboursement.

En dépit des réserves que j'ai évoquées sur certaines rédactions, je vous propose d'adopter sans modification la proposition de loi. Des garanties importantes m'ont été apportées, tant par le ministère de l'intérieur que par la chancellerie, sur le travail mené par leurs services pour garantir un juste équilibre entre efficacité des mesures et respect des droits et libertés. Il appartiendra au Conseil constitutionnel, s'il venait à être saisi, de se prononcer sur les dispositions du texte. Dans le contexte actuel, il nous revient, en tant que législateurs, de faire preuve de responsabilité, en dotant nos forces de l'ordre des moyens nécessaires à la prévention des violences. Il ne s'agit pas seulement d'assurer la sécurité de nos concitoyens, mais également de garantir le libre exercice du droit de manifester.

L'existence de doutes sur la proportionnalité de certaines dispositions ne doit pas effacer les nombreuses garanties apportées au texte. Surtout, ces doutes ne doivent pas nous conduire à retarder l'entrée en vigueur d'un arsenal attendu par les forces de sécurité intérieure, tant dans son volet administratif que pénal.

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