Intervention de Nathalie Delattre

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 6 mars 2019 à 9h00
Proposition de loi tendant à améliorer la lisibilité du droit par l'abrogation de lois obsolètes — Procédure de législation en commission articles 47 ter à 47 quinquies du règlement - examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Nathalie DelattreNathalie Delattre, rapporteure :

J'ai pris un plaisir particulier à travailler sur cette proposition de loi, qui devrait être suivie par d'autres textes comparables.

Dans ses Essais, Montaigne écrivait : « Nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble et plus qu'il n'en faudrait à régler tous les mondes d'Épicure. »

Cinq siècles plus tard, ce constat n'est pas démenti. Or la complexité de notre droit égare souvent les administrés et bride parfois les initiatives des acteurs économiques et des collectivités territoriales.

Dans ce contexte, le Bureau du Sénat a créé en janvier 2018 la « mission B.A.L.A.I. » (Bureau d'abrogation des lois anciennes inutiles). Cosignée par 153 collègues, dont moi-même, la proposition de loi présentée par Vincent Delahaye traduit les premiers résultats de ce travail. Elle vise à abroger 44 lois adoptées entre 1819 et 1940, tombées en désuétude depuis longtemps pour certaines. Sous réserve de quelques ajustements, je vous proposerai d'adopter cette proposition de loi qui poursuit opportunément les objectifs constitutionnels de clarté, d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi.

En effet, l'adage « nul n'est censé ignorer la loi » paraît peu réaliste aujourd'hui : au 25 janvier 2018, notre ordre juridique comptait 80 267 articles de valeur législative et 240 191 articles de valeur réglementaire, pour un total de 320 458 articles répertoriés par Legifrance. Pour la seule année 2018, le Journal officiel comprend 71 521 pages, 45 lois, 1 267 décrets et 8 327 arrêtés réglementaires.

Depuis les années quatre-vingt-dix, les rapports se sont succédé pour déplorer la complexité des normes. Sur le plan politique, le président Jacques Chirac déclarait dès 1996 que « trop de lois tuent la loi », au détriment des citoyens les plus éloignés du droit.

L'insécurité juridique est souvent présentée comme une conséquence de l'inflation normative. Pour ne prendre qu'un exemple, les 308 articles de la « loi Macron » du 6 août 2015 ont entraîné 848 modifications législatives affectant 30 codes et 55 lois ou ordonnances !

Moins étudiée, la sédimentation des normes constitue également une difficulté pour la clarté, l'intelligibilité et l'accessibilité du droit. Les normes bénéficient, en effet, d'un principe de pérennité : elles restent applicables jusqu'à l'entrée en vigueur d'un texte ultérieur qui les modifie ou les abroge.

Notre droit conduit ainsi à l'empilement de dispositions anciennes et de règles plus récentes. La proposition de loi illustre parfaitement cette difficulté. À titre d'exemple, l'interdiction des casinos à Paris relève-t-elle du code de la sécurité intérieure, en vigueur depuis 2012, ou d'une loi de 1920 ? La réponse n'est pas évidente.

Pour résoudre cette difficulté d'empilement des textes, le juge constate, de manière subsidiaire, l'abrogation implicite d'une norme par un texte ultérieur. Comme l'a affirmé le Conseil d'État dès 1799, « lorsque la raison d'être d'une loi disparaît, la loi ne s'applique plus ».

Les exemples d'abrogation implicite restent toutefois peu nombreux : ils sont réservés aux contradictions les plus extrêmes entre deux textes successifs. De même, connaître avec certitude les cas d'abrogation implicite reste difficile, car aucune base de données ne les répertorie.

Depuis les années quatre-vingt-dix, de nombreuses actions ont été menées pour lutter contre la complexité du droit. Parmi les réussites, nous pouvons citer le site Legifrance et les efforts de codification, qui ont permis d'améliorer l'accessibilité et la lisibilité des normes.

L'objectif de simplification du droit est plus difficile à atteindre. Nous gardons tous en mémoire les neuf lois de simplification adoptées entre 2003 et 2015, qui sont devenues des textes « fourre-tout » regroupant des mesures ponctuelles et éparses.

De même, les gouvernements successifs ont publié plusieurs circulaires de simplification. La dernière en date fixe le principe du « deux pour un » : ainsi, la publication de certains décrets doit être compensée par la suppression ou, en cas d'impossibilité avérée, par la simplification d'au moins deux normes existantes. Séduisant, ce dispositif reste toutefois marginal : il n'a concerné que 32 décrets depuis juillet 2017 !

Enfin, le Sénat s'engage depuis de nombreuses années pour améliorer la clarté, l'intelligibilité et l'accessibilité du droit. Une charte de partenariat a par exemple été conclue entre le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), d'une part, et la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, d'autre part.

La délégation a d'ailleurs émis des propositions concrètes pour simplifier le droit applicable aux équipements sportifs et à l'urbanisme, sans toujours être suivie par le Gouvernement.

J'en profite également pour saluer l'action de notre collègue Mathieu Darnaud, premier vice-président de la délégation, chargé de la simplification des normes, qui a pris la suite de notre collègue Rémy Pointereau.

Dans le même esprit, le groupe de travail du Sénat sur la révision constitutionnelle a proposé d'inscrire dans la Constitution un principe d'accessibilité, de clarté et de nécessité des normes.

La « mission B.A.L.A.I. » s'inscrit dans cette logique. Elle fait la chasse aux « fossiles législatifs » en abrogeant les dispositions devenues obsolètes ou inutiles. Il s'agit d'un chantier de plusieurs années, notre collègue M. Vincent Delahaye envisageant de déposer d'autres propositions de loi : l'une après l'été dans la même logique que celle-ci, mais sur des textes plus récents ; et d'autres dans les mois à venir pour abroger des dispositions inconventionnelles ou issues de malfaçons législatives.

La proposition de loi soumise à notre examen traduit donc les premiers résultats de cette mission. Déposée le 3 octobre 2018, elle a été soumise à l'avis du Conseil d'État, comme le permet l'article 39 de la Constitution.

Son article unique vise à abroger 44 lois adoptées entre 1819 et 1940. L'éventail des sujets traités est particulièrement large. Il inclut par exemple le droit d'aubaine, les appellations « Cognac » et « Armagnac », la fraude dans le commerce du beurre, la mort civile, etc.

Ces lois sont tombées en désuétude ou ont été implicitement abrogées par des dispositions législatives postérieures. Toujours en vigueur, une loi de 1880 autorise, par exemple, le ministère de l'intérieur à acquérir le matériel d'impression du Journal officiel, pour un coût de 1,7 million de francs !

Comme l'a souligné l'avis du Conseil d'État, la proposition de loi sera sans incidence sur le droit applicable, car elle abroge des lois qui ne trouvent plus à s'appliquer depuis plusieurs dizaines d'années. Elle permettrait toutefois de réduire le stock de normes, d'éviter tout risque de confusion avec des lois ultérieures et d'améliorer la lisibilité de notre droit.

Pour ma part, comme rapporteure, j'ai déposé douze amendements, dont beaucoup reprennent les préconisations du Conseil d'État.

Je vous proposerai de maintenir certaines dispositions législatives qui ne me semblent ni inutiles ni obsolètes, par exemple l'article 82 de la loi du 31 juillet 1920 qui interdit d'ouvrir un casino à moins de 100 kilomètres de Paris, à l'exception de celui d'Enghien-les-Bains. En effet, il ne faudrait pas déstabiliser l'offre de jeux à Paris, alors même que le Gouvernement mène une expérimentation sur les clubs de jeux dans la capitale. Ces clubs de jeux répondent aux mêmes exigences administratives que les casinos, mais ne peuvent pas exploiter de machines à sous.

Dans la même logique, je vous proposerai de conserver l'article 1er de la loi du 31 mai 1854, qui a permis d'abolir la mort civile et qui représente donc une grande avancée pour la protection de nos libertés fondamentales. Comme le souligne le Conseil d'État, il s'agit d'un acte de conservatisme lié à l'histoire.

En concertation avec le ministère des transports, je souhaite maintenir la loi du 29 juillet 1889, qui sert encore de base à l'exploitation de la ligne ferroviaire reliant Nice à Digne-les-Bains.

J'attire également votre attention sur le droit de communication des documents administratifs aux bibliothèques des assemblées parlementaires. Ce droit repose sur une loi de 1881, qui mentionne encore le Conseil de la République ! Il permet toutefois aux bibliothèques des assemblées d'obtenir certains documents à titre gratuit. Je vous proposerai donc de le conserver tout en le rendant plus lisible.

Enfin, je vous proposerai d'abroger d'autres lois obsolètes, dans le prolongement des travaux de la « mission B.A.L.A.I. ».

À titre d'exemple, une loi de 1844 fixait à vingt ans le droit d'auteur des ayants droit des dramaturges, contre soixante-dix ans dans le code de la propriété intellectuelle !

Sous le bénéfice de ces observations, je vous propose d'adopter la proposition de loi ainsi amendée. Je tiens également à remercier notre collègue M. Vincent Delahaye de son engagement constant contre la complexité du droit, ainsi que le président Gérard Larcher pour les moyens mis à la disposition de la « mission B.A.L.A.I. ».

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