Intervention de Raoul Briet

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 20 février 2019 à 9h15
Dette des entités publiques — Audition pour suite à donner à l'enquête de la cour des comptes

Raoul Briet, président de la première chambre de la Cour des comptes :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous accueillir ce matin pour vous présenter les principaux points du rapport que vous nous avez demandé. Outre Emmanuel Belluteau, je suis accompagné d'Inès Mercereau, rapporteure générale des travaux, de Jérôme Véronneau, rapporteur général adjoint, et de Thierry Vught, contre-rapporteur.

Quelques éléments de méthode avant d'évoquer le contenu même du rapport.

Ce travail s'inscrit dans la suite des publications générales de la Cour en matière de finances publiques dans lesquelles, qu'il s'agisse du rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, du rapport sur les finances locales ou du rapport sur les lois de financement de la sécurité sociale, nous abordons de façon générale des questions d'endettement des entités publiques.

Nous allons très prochainement rendre publics des travaux se rattachant aux questions d'endettement : nous remettrons dans les semaines prochaines à la commission des finances de l'Assemblée nationale, en application de l'article 58-2 de la LOLF, un rapport sur les sociétés d'économie mixte locales. Par ailleurs, nous avons remis au ministre, fin 2018, le bilan intermédiaire de l'expérimentation sur la certification des comptes des collectivités locales, sujet qui a également des liens avec la matière dont nous débattrons ce matin.

Conformément à l'échange de lettres qui a fondé ce travail, le rapport adopte délibérément une approche toutes administrations publiques - État, administrations sociales et collectivités territoriales - et traite de la dette financière, à l'exclusion des autres éléments de passif dans ses différentes dimensions techniques.

J'en viens à la présentation des principales conclusions du rapport. Ce rapport aborde successivement les questions de périmètre, apprécie les risques et traite des règles d'encadrement de la dette des administrations publiques.

S'agissant du périmètre, le rapport rappelle qu'il existe plusieurs méthodes pour calculer le montant de la dette publique. L'Insee identifie trois agrégats dans les comptes nationaux, l'OCDE et le FMI en utilisent deux autres. Selon l'indicateur retenu, fin 2017, la dette des entités publiques s'établissait entre 2 055 milliards d'euros et 3 090 milliards d'euros, c'est-à-dire entre 89,7 et 134,9 points de PIB. Le premier chiffre correspond à la dette nette des administrations publiques, le second - c'est le plus large - prend en compte l'ensemble des passifs bruts des administrations publiques, sans les consolider, avec des doubles comptes.

Le périmètre le plus utilisé au sens des traités européens, appelé « dette de Maastricht », se situe entre ces deux agrégats. Quel que soit l'indicateur utilisé pour mesurer l'endettement, on constate des évolutions d'ampleur significative à la hausse, et donc des évolutions défavorables. La dette publique a progressé en moyenne de 2,4 % à 3 % par an entre 2008 et 2017.

Nous rappelons que la dette au sens de Maastricht peut être considérée comme une bonne mesure de l'endettement des entités publiques, car ce périmètre inclut la dette de toutes les administrations publiques et exclut tout double compte entre administrations publiques. Son montant ne varie pas en fonction des marchés financiers et elle a l'immense mérite de permettre des comparaisons entre les pays de l'Union européenne.

Cette dette présente naturellement un certain nombre de caractéristiques. Elle exclut les dettes non financières - charges à payer, prestations restant à liquider -, soit environ une vingtaine de points de PIB. Elle élimine les créances et les dettes entre administrations publiques et, comme je l'ai dit, les variations liées aux évolutions des marchés financiers.

Le rapport attire l'attention sur deux points : le premier concerne les modifications de périmètre de la dette publique. Trois exemples peuvent être cités dans un passé récent : l'aide fournie à la Grèce qui, en 2014, a conduit à augmenter l'encours de dette publique française jusqu'à un pic de 3,2 points de PIB.

Le second exemple est tout récent : il tient au fait que l'Insee a intégré dans la catégorie « administrations publiques » la Société de financement de l'économie française (SFEF), qui a été active entre 2008 et 2014 et qui a porté jusqu'à 77 milliards d'euros de dette.

Plus récemment encore, l'Insee, en accord avec Eurostat, a procédé au reclassement rétroactif de la dette de SNCF Réseau au sein de la dette des administrations publiques, ce qui a conduit rétroactivement à augmenter la dette publique de près de 36 milliards d'euros en 2016, de 39 milliards d'euros en 2017, passant à plus de 98,5 points de PIB fin 2017. Globalement, nous estimons à environ trois points de PIB l'impact de ces changements de périmètre entre 2011 et 2017.

Ces évolutions font l'objet d'échanges entre le comptable national, l'Insee et Eurostat. Il existe néanmoins peu d'explications disponibles sur les principales modifications intervenues ou prévues. Face à cette même situation, l'Office for Budget Responsibility (OBR), ainsi que le Trésor britannique, ont pris l'été dernier plusieurs mesures, parmi lesquelles la publication régulière d'informations sur les projets de reclassification ou de changement de méthode à moyen terme et leur impact sur les agrégats de finances publiques. Nous considérons qu'une telle information du Parlement pourrait être assurée régulièrement chaque année à l'occasion des débats sur le programme de stabilité et le projet de loi de finances.

Il existe en second lieu, à côté de la dette, ce qu'on appelle les « garanties », c'est-à-dire les engagements explicites ou implicites pris par une administration publique au bénéfice d'un tiers, par exemple les garanties d'emprunt. Ces garanties accordées par les administrations publiques peuvent, dans certains cas, se transformer en dette, mais ne sont pas - et c'est normal - incluses dans la dette dès lors qu'elles ne conduisent pas à un décaissement en l'absence de réalisation de la condition d'engagement.

S'agissant de l'État, nous avons pu, à l'occasion des actes de certification des comptes de l'État, mesurer qu'au fil des années, des progrès importants, qui restent pour partie à poursuivre, ont été accomplis en matière de recensement. S'agissant des collectivités territoriales, selon notre analyse, confortée en particulier par la première expérience de certification des comptes locaux, les garanties d'emprunt sont bien cernées, mais les autres éléments hors bilan sont mal identifiés.

Il faut rappeler que l'octroi de ces garanties obéit à des règles qui limitent les risques sur les budgets locaux. Un chiffre en témoigne : dans la période récente, les appels en garantie n'ont jamais dépassé 19 millions d'euros pour la totalité des collectivités territoriales, soit une fraction tout à fait réduite de leurs charges de fonctionnement.

La situation financière des 1 257 entreprises dont les collectivités territoriales sont actionnaires n'est pas connue de manière consolidée, la DGFIP estimant que le rapport coût-avantage d'une telle consolidation n'est pas acquis. Il est intéressant de relever que, sur ce total, entre 2014 et 2017, 81 entreprises ont été placées en liquidation judiciaire. Encore faut-il savoir qu'une part significative de ces liquidations ne correspondait pas à des difficultés financières. Selon nos informations, quatre entreprises publiques locales seulement seraient aujourd'hui en situation de redressement judiciaire.

J'en viens au deuxième point de ma présentation concernant les risques. Cela commence par un certain nombre de rappels chiffrés classiques. Le niveau de la dette a augmenté de plus de 30 points en dix ans. Si la totalité des prélèvements obligatoires était affectée au remboursement de la dette, il faudrait deux années de prélèvements pour éteindre celle-ci. La dette représente plus de 33 000 euros par Français, alors qu'elle représentait moins de 20 000 euros en 2007.

La répartition de la dette entre administrations publiques vous est familière : elle pèse environ à 80 % sur la seule entité État. Au-delà des masses, il est important de rappeler que la dette exerce des effets d'éviction sur les budgets publics, qui doivent mobiliser 43 milliards d'euros pour le service de la dette, en dépit du fait que les taux d'intérêt sont extrêmement bas, voire négatifs. 43 milliards d'euros, c'est autant de marges de manoeuvre en moins pour d'autres priorités publiques. Ce montant est voisin du budget du ministère des armées, et deux fois supérieur à celui des dépenses de solidarité de l'État.

L'autre élément qui mérite d'être rappelé, c'est notre situation relative par rapport aux autres États de l'Union européenne, et notamment le fait que l'évolution de la dette française, depuis 2017, se situe à contre-courant de l'ensemble des États de l'Union européenne, qui ont vu leur ratio de dette publique sur PIB décroître, alors que le nôtre continue à augmenter et n'est même pas tout à fait stabilisé.

Le risque de taux apparaît comme le principal risque pesant sur la dette publique française. Il faut cependant distinguer le court terme du moyen terme. Pour ce qui est du court terme, les conditions de financement sont favorables et devraient le rester. L'émission de l'Agence France Trésor à 1,60 % à 30 ans est révélatrice de cette situation exceptionnellement favorable. En 2019, la charge de la dette sera stable si les taux d'intérêt restent stables. Pour les collectivités territoriales, le recours à l'emprunt est globalement modéré. Il en est de même dès lors que la maturité moyenne de leur dette est élevée.

À court terme, la situation profite relativement à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), dont la dette est entièrement financée à cet horizon. À moyen terme, le risque est évidemment différent. L'analyse est moins favorable. La Commission européenne estime, à politique inchangée, que le ratio dette sur PIB pourrait représenter 106 % du PIB à l'horizon 2028. La cour des comptes, dans son dernier rapport public annuel, dans la partie consacrée aux finances publiques, a souligné la fragilité des perspectives de désendettement annoncées par le Gouvernement. Le fait est que les perspectives de désendettement contenues dans le projet de loi de finances tel qu'il a été conçu à l'automne 2019 risquent fort de ne pas se réaliser, compte tenu des ajustements budgétaires qui ont été décidés fin décembre.

S'agissant de l'État, la baisse des taux s'est traduite par une charge budgétaire à peu près stable, en dépit du fait que la dette a doublé entre 2006 et 2018. On est donc dans une situation paradoxalement favorable. Il ne faut cependant pas oublier qu'une hausse de 1 % sur l'ensemble de la courbe des taux se traduirait au bout de dix ans par une augmentation de la charge de la dette de 20 milliards d'euros, alors que cette même hausse de 1 % appliquée au stock de dette de 2010 ne se serait traduite que par une augmentation de la charge de la dette de 14,5 %. Ce risque est donc significatif.

Les collectivités territoriales, qui représentent un peu plus de 9 % de la dette publique, sont peu endettées. Leur capacité de désendettement, c'est-à-dire le rapport entre leur encours de dette et leur épargne brute, est proche de cinq ans. C'est une situation globalement correcte, même si environ 10 % des départements, des intercommunalités et de communes dépassaient en 2017 les plafonds de référence fixés par la loi de programmation des finances publiques pour 2018-2022, avec un seuil d'alerte fixé à douze ans. 10 % des collectivités territoriales sont proches ou au-delà de ce seuil d'alerte, la situation moyenne étant beaucoup plus favorable avec un ratio de cinq ans.

Autre événement positif : cette dette des collectivités locales est pour une très large part constituée d'emprunts à taux fixe. Par ailleurs, la situation des emprunts structurés, si elle n'est pas définitivement réglée, présente désormais un risque limité.

Nous avons bien évidemment examiné la situation dans sa globalité, mais une situation moyenne peu préoccupante ne signifie pas qu'il n'y ait pas de situation particulière problématique dans telle ou telle entité.

S'agissant des administrations de sécurité sociale (ASSO), le rapport rappelle les objectifs exprimés par la loi de programmation des finances publiques : diminution de moitié de leur dette à l'horizon de cette loi de programmation du fait de l'amortissement complet de la dette de la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES), qui serait prévu en 2024, sous certaines hypothèses de recettes. Le rapport souligne néanmoins la fragilité de la situation de l'Acoss.

La loi de financement de la sécurité sociale repose sur le pari d'un transfert important d'une fraction de cette dette à court terme sur la CADES. C'est un pari conditionné par la réalisation des hypothèses en matière économique, en matière de solde du régime général de sécurité sociale et de sa capacité à faire face à la nécessité de transférer des ressources à la CADES et aux évolutions éventuelles du partage des exonérations de charges sociales entre l'État et la sécurité sociale.

La dette de l'Unédic devrait continuer à augmenter pour atteindre 35 milliards d'euros en 2019 et environ 30 milliards d'euros fin 2021. Nous soulignons la nécessité de fixer une trajectoire de réduction de la dette au-delà de 2021, ce qui est en partie lié aux négociations actuelles avec l'Unédic.

Il est par ailleurs à noter qu'un tiers des établissements publics de santé, dont dix-neuf CHU, sont en situation d'endettement excessif, ce qui ne manque pas de soulever quelques préoccupations.

S'agissant des questions de coordination et de gestion opérationnelle des émissions de dette, nous évoquons dans le rapport l'élargissement du recours à l'AFT pour l'Acoss et pour l'Unédic, de façon à réduire les risques opérationnels liés à l'émission de dette.

Dernier point : la question des règles d'encadrement de la dette publique et leur efficacité. S'agissant des organismes divers d'administration centrale - les établissements publics pour simplifier -, l'interdiction de s'endetter est stricte. Pour les collectivités locales, vous le savez, la règle d'or budgétaire permet de limiter leur endettement. La dette des administrations de sécurité sociale fait également l'objet d'un encadrement croissant. Pour l'État, il existe un certain nombre de dispositions : fixation du plafond de la variation nette de la dette, affectation des surplus de recettes au déficit, affectation de recettes au désendettement. Le rapport montre que ces règles sont en réalité sans portée pratique.

Le rapport évoque rapidement la question de l'application à l'État d'une règle de dettes qui s'ajouterait à celle d'ores et déjà prévue par les traités de Maastricht et le traité sur la stabilité et la coordination avec la gouvernance. Il avait été décidé, au moment du vote de la loi organique relative aux lois de finances, de ne pas appliquer de règle du type de la règle d'or applicable aux collectivités locales pour deux raisons principales. En premier lieu, il est difficilement envisageable de priver l'État d'une capacité de réaction en cas de retournement conjoncturel. La fonction contracyclique doit continuer à s'exercer, et l'État a vocation à le faire. En second lieu, la ligne de partage entre dépenses de fonctionnement et dépenses d'investissement est difficile à tracer.

Nous relevons également que, s'agissant des pratiques de régulation de la dette, certains pays jouissent de dispositifs plus explicites - mais ils ne produisent pas de résultats plus probants. Les États-Unis, dont on parle beaucoup en ce moment, ont une règle de plafonnement de la dette fédérale qui n'a pas empêché celle-ci de pratiquement doubler entre 2000 et 2017, passant de 55 à 105 points de PIB.

La question de la maîtrise de l'évolution de la dette publique renvoie fondamentalement à la question des déficits et, au-delà, à celle de la dépense publique, sujet sur lequel la Cour des comptes s'est naturellement exprimée et continuera à le faire.

Le rapport relève, comme le Conseil d'analyse économique l'avait fait en septembre 2018, qu'il y aurait matière à compléter la surveillance qu'exerce en amont le Haut Conseil des finances publiques sur les trajectoires de finances publiques, en faisant en sorte qu'au-delà des prévisions macroéconomiques et de trajectoire de solde, une attention plus particulière et une surveillance accrue soient apportées aux progressions, aux évolutions et indirectement à la mesure de la dette publique. Une recommandation est formulée en ce sens.

S'agissant des informations relatives à la dette destinées à l'information du Parlement, le rapport relève que celles-ci sont nombreuses mais éparses, et que la consolidation est insuffisante. Il est proposé de compléter le rapport prévu à l'article 48 de la LOLF en vue du débat d'orientation par une analyse en bonne et due forme de la trajectoire de la dette et de sa soutenabilité.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion