Intervention de Bertrand Badie

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 7 mars 2019 à 8h30
Audition de M. Bertrand Badie professeur des universités à l'institut d'études politiques de paris

Bertrand Badie, professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris :

Merci de m'avoir fait l'honneur de m'inviter pour évoquer ce sujet éminemment complexe. J'entrerai directement dans le vif du sujet. Chez les politologues, le terme de populisme a toujours fait peur à tout le monde. C'est typiquement le problème à soumettre à un étudiant que l'on a envie de coller à un examen ! C'est un mot indéfinissable, pour la raison classique qu'il mêle vocabulaire scientifique et vocabulaire polémique, et croiser les deux est toujours risqué. Il renvoie en outre à des séquences historiques diverses dont il est difficile de dégager des racines communes.

Écartons pour commencer certaines idées reçues : le populisme n'est ni une idéologie politique, ni une doctrine, ni un programme, ni une politique publique. Il ne désigne pas, contrairement à ce qu'on lit fréquemment dans la presse, un régime politique, non plus qu'un système politique. Que reste-t-il, dès lors ? Je suis un vieux durkheimien, et invoquerai volontiers mon maître pour parler de pathologie populiste. Mais attention : le mot pathologie n'est pas dans la bouche de notre grand sociologue une injure, et les populistes ne sont pas des malades ! Durkheim désigne par ce terme une dysfonction profonde de la société ou du système politique, suffisamment grave pour avoir des répercussions communes et durables sur l'ensemble de la société et du système politique. Derrière l'hypothèse populiste se cache donc une crise de confiance à l'égard des institutions. C'est une pathologie politique grave, ce moment où s'opère une coupure profonde entre les gouvernés et les gouvernants, ce dernier terme désignant aussi bien les personnes que les institutions.

Pour le politologue, cela implique d'orienter les recherches sur des situations. Il y a en effet des situations populistes, desquelles dérivent des techniques de mobilisation populistes. Ces techniques, au passage, peuvent être de gauche comme de droite : le FPÖ autrichien est un parti populiste ultralibéral sur le plan économique, alors que certains partis populistes scandinaves sont nettement interventionnistes.

Qu'est-ce qui peut provoquer cette crise de défiance des gouvernés à l'égard de leurs institutions, qui se transmettra ensuite au personnel politique ? Distinguons une crise de légitimité d'une crise de l'efficacité - l'une renvoyant souvent à l'autre. La crise de légitimité est une crise de décalage. Elle survient par exemple lorsque les institutions ne sont plus en prise avec les éléments culturels de la population. Les pays récemment décolonisés ont ainsi connu, juste après les indépendances, des mouvements populistes extrêmement forts incarnés par Gamal Abdel Nasser, Kwame NKrumah, Patrice Lumumba, Soekarno, ou encore Jawaharlal Nehru. La crise venait alors de l'incompréhension de la population face à des institutions importées. Le décalage entre la population et les institutions peut aussi être historique, lorsque ces dernières semblent dépassées. La crise d'efficacité renvoie à l'hypothèse d'une crise économique et sociale - songez aux années 1930 - ou d'une crise de l'environnement international. Celui-ci, en réalité, joue souvent le rôle le plus important : l'accusation de l'étranger est alors, en quelque sorte, le nerf de la crise.

Nous avons connu quatre vagues de populisme. La première, fondatrice, date de la fin du XIXe siècle et submerge simultanément les États-Unis, la Russie et la France. Lorsque le capitalisme bancaire restructure l'économie américaine, qui était jusqu'alors rurale, les paysans, du Middle-West en particulier, se sont sentis menacés. Cela s'est traduit par une très forte défiance à l'égard des institutions politiques et la création d'un parti populiste, le people's party, dont le candidat a failli remporter l'élection présidentielle - tout cela évoque la situation de M. Trump - ainsi que par le sentiment d'un environnement international hostile. La même chose se produit au même moment en Russie : la vieille paysannerie, base sociale de l'empire tsariste, s'est senti menacée par le développement d'un capitalisme préindustriel et le mouvement d'occidentalophilie défiant alors les slavophiles - là aussi, les facteurs internes et externes se mêlent. En France, le boulangisme procédait de facteurs analogues, internationaux surtout, car ce n'est pas tant la légitimité des institutions politiques qui était en cause - la IIIe République était encore jeune - que la difficulté à digérer l'humiliation de la défaite de 1870. Le boulangisme est d'abord affirmation patriotique et désir de revanche.

Une deuxième vague nous a touchés dans l'entre-deux-guerres. Les historiens débattent encore de l'impact de la crise économique des années 1930 sur la naissance du fascisme et du nazisme. Or cette crise est postérieure à l'apparition du fascisme italien, qui naît plutôt de la frustration de la victoire, souvent pire que la défaite - et que l'on observe aussi au Japon. Le nazisme, lui, ne résulte pas moins de l'effondrement économique que - je vais vous choquer - du refus de Clemenceau d'asseoir l'Allemagne à la table des négociations de paix, fait sans précédent dans la culture diplomatique européenne. Ce refus a alimenté en Allemagne la défiance à l'égard des institutions, jugées incapables de protection contre l'étranger.

La troisième vague de populisme, après la seconde guerre mondiale, n'a pas affecté l'Europe, sauf si l'on range dans cette catégorie le bref mouvement poujadiste - qui ressemble assez à l'antifiscalisme que nous voyons dans la rue actuellement en France. Pour l'essentiel, cette troisième vague se joue dans ce que l'on appelait alors de façon méprisante le tiers-monde, dans quasiment tous les pays qui ont alors accédé à l'indépendance. Elle prend de l'ampleur à partir de la dénonciation d'institutions inefficaces, illégitimes et incompréhensibles, et prend la forme de l'apologie d'un leader. L'Amérique latine est à cheval entre la deuxième et la troisième vague : le populisme qui y émerge dès les années 1930 se prolonge après la seconde guerre mondiale. Songez par exemple au gétulisme au Brésil ou au péronisme en Argentine, qui sont essentiellement des réactions à l'omniprésence américaine et au sentiment d'être dépossédé de sa souveraineté par les États-Unis. Le péronisme est d'abord un antiaméricanisme, le gétulisme est une résistance forte contre la tutelle américaine - sous ce rapport, la présidence de M. Bolsonaro est intéressante...

La quatrième vague, que nous observons actuellement, a plusieurs particularités. D'abord, elle est universelle. C'est la première fois que l'on peut identifier un dénominateur commun à toutes les expériences politiques dans le monde. Et non seulement le populisme parvient au pouvoir, ce qu'il n'était pas parvenu à faire à la fin du XIXe siècle, mais il inverse l'hégémon pour contester l'ordre du monde et la mondialisation. Voilà en effet le bouleversement du monde que nous ne savons pas regarder en face : depuis un an et demi, les États-Unis sont devenus la première puissance contestataire mondiale, et c'est une révolution absolument considérable, et le sera davantage encore si M. Trump est réélu en 2020 ! Outre les États-Unis, signalons le cas de la Russie, de la Turquie, ou encore des Philippines, dont le président Duterte a traité le Saint-Père de « fils de pute » - je me permets de le citer pour illustrer l'incroyable exceptionnalisme populiste, qui se permet tout : jamais Staline ni Hugo Chavez n'auraient parlé ainsi !

Deuxième caractéristique : ce phénomène accomplit profondément la geste populiste en cela qu'il se cristallise autour d'une même accusation, celle de la mondialisation. Et cela se comprend, car comment imaginer qu'un système politique puisse passer de l'ère interétatique à la mondialisation sans changer profondément ses institutions ? La question de la démocratie se pose dès lors avec acuité en Europe. Qu'il évoque les enjeux économiques, sociaux, politiques ou diplomatiques, le populisme, agent pathogène certes inconscient de ce qu'il fait, nous place face au grand enjeu de notre millénaire : l'inadéquation des institutions politiques existantes à la mondialisation. Luc Rouban a mené une enquête pour Sciences Po qui montre que 82 % des personnes déclarant soutenir les gilets jaunes - car sur les gilets jaunes eux-mêmes, on ne peut guère enquêter - ont une vision négative de la mondialisation. Or nos institutions ne nous défendent pas contre la mondialisation, en laquelle nous ne voyons donc que délocalisations, commerce international et vulnérabilité de notre appareil industriel.

On peut encore définir le populisme par un mode de mobilisation. Un homme politique populiste tentera de tirer avantage de la peur populiste. Les relais institutionnels étant cassés, il misera sur une mobilisation autoritaire et anti-institutionnelle, c'est-à-dire dirigée contre les parlementaires ou les partis politiques. Cela se traduit par une prime au chef - je ne les énumérerai pas pour ne pas mettre dans le même panier Adolf Hitler, Donald Trump ou Marine Le Pen. Quoi qu'il en soit, le charisme du chef est opposé aux logiques institutionnelles. Le populisme se traduit encore par un renouvellement des modes de communication, faisant plus de place à la mobilisation de masse.

À partir du moment où les fils institutionnels sont mis à nu, où tout se cristallise sur la dénonciation des médiations, c'est l'identité qui sert de point de ralliement, et sur un mode radical puisqu'elle est elle-même désinstitutionnalisée. Comptant douze nationalités dans ma famille, je suis fier d'appartenir à une nation dont l'identité est institutionnelle - droit du sol, principe de nationalité... - et pourvu que ça dure, mesdames et messieurs les législateurs ! En situation populiste, cette conception politique, noble, contractuelle, du politique, se trouve défiée par les anticorps ethnico-religieux. Cela prend des formes extrêmement diverses, celle de la revendication de particularismes régionaux par exemple. Je suis ainsi frappé de voir des drapeaux régionalistes dans les cortèges de gilets jaunes. Tout ceci aboutit à reconstruire, en guise de substitut à des institutions méprisées et délaissées, une nation identitaire fondée sur le repli, qui est la négation de la nation d'origine, émancipée de l'absolutisme, des empires ou des puissances coloniales par la conquête de droits pour le peuple. C'est ainsi que le migrant devient le bouc-émissaire commode, alors que migration et mondialisation sont l'avenir du monde - et c'est ainsi fort bien ! Bref, le populisme reconstitue le mythe identitaire fondateur en base positive, productrice d'une nouvelle utopie - régressive en l'espèce : Europe chrétienne ou quête des racines françaises.

Ainsi, la mobilisation populiste, issue d'une pathologie originaire, bouleverse complètement les paramètres de notre système international.

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