Intervention de Bertrand Badie

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 7 mars 2019 à 8h30
Audition de M. Bertrand Badie professeur des universités à l'institut d'études politiques de paris

Bertrand Badie, professeur des Universités à l'Institut d'études politiques de Paris :

Vous posez le problème de la communication politique, qui est, dans notre pays, profondément malade. Lassé de me faire traiter de « cosmopolite circoncis » sur les réseaux sociaux, je pense d'ailleurs qu'il y a lieu de légiférer sur la question. L'anonymat, qui permet de dire tout et n'importe quoi, est très dangereux. Nous sommes hélas entrés dans un monde de fake news, ce qui est absolument destructeur. L'ennui est que celui qui l'a le plus dénoncé en est le plus grand producteur, mais c'est un autre problème... Autre chose sont les petites phrases, qui font partie de la communication moderne. La une de presse qui montre Poincaré visitant un cimetière de poilus et qui pose la question de savoir s'il rit ou est aveuglé par le soleil n'a pas créé de mouvement d'opinion. Aujourd'hui, la moindre petite phrase est répétée, disséquée et amplifiée. Il y aurait un livre à écrire - en deux volumes, donc, pour ne pas les confondre - sur les effets désastreux des fake news, et des petites phrases... Les comportements politiques et sociaux se forment désormais davantage sur la superficialité que sur la délibération. Or la démocratie, c'est la délibération, qui suppose d'entrer dans la profondeur des sujets, soit le contraire des petites phrases !

Un autre élément me frappe : le rôle des imaginaires sociaux, qui ont été absolument bouleversés en quelques années. Quand j'étais jeune, l'imaginaire était national, local aussi, mais à peine européen. L'imaginaire est désormais mondial, ce qui permet d'expliquer le djihadisme, par exemple. C'est ainsi que le monde se structure. Mireille Delmas-Marty, cherchant à concevoir un système normatif adapté à la mondialisation, a identifié des imaginaires contemporains : l'utopie du marché, le tout-numérique, l'utopie de la terre mère, de l'empire-monde, ou ce qu'elle appelle encore l'imaginaire des poètes. Le grand problème, c'est que nous n'en délibérons pas, et n'essayons pas de fixer notre imaginaire pour les décennies à venir. Les utopies régressives gagnent lorsque nous ne réussissons pas à construire des utopies projectives. Le grand succès de l'Europe au XIXe siècle est dû au fourmillement d'utopies : communiste, socialiste, anarchiste, libérale... Le XXe siècle, lui, a été utopicide. Le panarabisme, le panafricanisme ont été tués dans l'oeuf, ce qui a conduit à la faillite du tiers-monde. Au monde islamique comme ailleurs, le monde occidental arrogant a expliqué que le choix n'était pas permis. Résultat : n'a subsisté que l'utopie du retour à l'islam de l'âge d'or, du VIIe siècle, portée par les Dupont-Aignan du monde musulman.

La responsabilité du personnel politique est de passer un tiers de son temps à proposer des utopies projectives, c'est-à-dire susceptibles d'accompagner les mutations. L'asphyxie par la pensée unique a désormais atteint un niveau inquiétant. Ce n'est pas Éric Zemmour qui fournira les utopies du XXIe ou du XXIIe siècle ! Nous sommes figés dans le déni du réel, c'est notre maladie principale. L'idée que l'Europe n'est plus l'étoile du berger et que le sud est désormais plus riche et plus peuplé que le nord nous est insupportable ; alors, nous allons chercher de nouvelles batailles de la Marne au Tchad ou en Mésopotamie. Ainsi que me le disait un ami au club des vingt hier soir, nous avons une très belle diplomatie mais nous n'avons plus de politique étrangère. Comme disait le général de Gaulle : « Eh bien, monsieur le président, nous mourrons ensemble ».

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