Intervention de Laurent Touvet

Délégation aux collectivités territoriales — Réunion du 21 février 2019 : 1ère réunion
Audition de Mm. Benoît Brocart préfet de vendée et laurent touvet préfet du haut-rhin sur l'impact pour les collectivités territoriales du décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017 relatif au pouvoir de dérogation aux normes des préfets

Laurent Touvet, préfet du Haut-Rhin :

Je suis honoré d'être entendu par la délégation aux collectivités territoriales. Lors de mon intervention, je dépasserai le cadre des questionnaires adressés en amont, dont les réponses ont été transmises par écrit aux sénateurs.

Ce décret a soulevé un important paradoxe. Lors de sa parution, il a en effet suscité une grande inquiétude au sein de l'administration et pour nos partenaires. Il pouvait effrayer du fait de la brèche qu'il semblait ouvrir dans le principe d'égalité. Cet embarras s'est traduit par le délai de transmission du décret et de la circulaire par le Premier ministre, qui s'est élevé à trois mois. Nous avions en effet été sollicités le 15 janvier tandis que la circulaire a été publiée en avril. Il n'était ainsi pas aisé pour l'État d'imaginer les modalités à mettre en oeuvre. Intuitivement et initialement, la crainte de l'allongement de la durée des procédures d'instruction des décisions administratives s'ajoutait à la possibilité d'une incertitude juridique puisqu'une décision prise sur dérogation s'avère plus fragile juridiquement, ainsi qu'au risque de donner l'impression d'un État arbitraire prenant des décisions différentes en fonction des demandeurs et des collectivités territoriales concernées.

J'ai reçu un courrier d'une organisation syndicale s'inquiétant de l'atteinte au principe d'égalité. A priori, un contentieux contre le décret a déjà été initié. J'ai participé à cette méfiance initiale avant la publication du décret. À sa parution, il m'est cependant apparu intéressant car il bouscule les obstacles administratifs qui paralysent de nombreuses décisions. Le pouvoir de dérogation permet d'accélérer les processus et de s'affranchir de certaines contraintes quotidiennes. Les préfets ne peuvent en outre que se satisfaire d'une marge d'appréciation plus importante et d'un effet plus pertinent de leurs décisions grâce à la possibilité d'éviter certains refus inopportuns.

À cet égard, j'ai demandé à mes équipes de s'interroger sur l'intérêt de mettre en oeuvre le pouvoir de dérogation à l'occasion de décision aboutissant à un refus qui se révèle inopportun dans les faits, c'est-à-dire qui contrarie le projet d'une collectivité territoriale ou d'une association ayant du sens du point de vue de l'intérêt général, ou bien qui ne peut aboutir en raison des délais imposés.

Ma mise en oeuvre effective de ce pouvoir nécessite une forte impulsion de la part du préfet. Les équipes, souvent issues des services techniques (équipement, aménagement du territoire, etc.), sourcilleuses à l'égard du principe d'égalité, cultivent une forte culture de l'application de la loi, ce qui est heureux. Leurs membres se sont engagés dans la fonction publique pour appliquer la règle décidée par le Parlement et déclinée par le Gouvernement. Aussi des réticences au principe de la dérogation peuvent-elles émerger. Le ministère de l'Intérieur a demandé de nommer un référent, dont le contact avec le terrain doit être prégnant. Chaque chef de service doit travailler avec ses équipes. La question doit être posée à l'échelon le plus subalterne. L'expérience a montré que des occasions d'exercer ce droit de dérogation ont été manquées car ces échelons, qui n'avaient pas suffisamment été impliqués, n'avaient pas évoqué cette opportunité devant l'échelon supérieur. Pour ce faire, je me suis rendu au coeur des services. Des réunions hebdomadaires ont été organisées avec l'ensemble des chefs de service de la Direction départementale du territoire (DDT), ce qui n'assure pas en soi une diffusion à l'échelon de base. Des rappels fréquents sont indispensables. Je regrette de n'avoir usé de ce pouvoir qu'en six occasions ; des matières et des dossiers, notamment sur l'environnement, l'auraient certainement mérité.

Compte tenu de la difficulté observée, il faut faire preuve d'audace juridique pour ne pas se montrer trop sourcilleux sur les conditions légales. Par exemple, afin de favoriser une action, la notion de circonstance locale est souvent présumée remplie. Ce fut le cas pour l'autorisation, à l'occasion d'une course automobile, de faire appel à une association agréée de sécurité civile du département voisin, en raison d'un manque de disponibilité qui aurait pu faire annuler l'évènement.

La condition de sécurité des personnes et des biens appelle quant à elle la plus grande attention puisque des mises en cause pénales peuvent intervenir. Le décret donne pouvoir aux préfets de s'écarter de la règle, mais la méconnaissance de certaines règlementations demeure assortie de sanctions pénales. Le juge pénal ne reconnaîtrait pas comme légitime le fait de s'écarter de la règlementation grâce à ce décret. Un raisonnement finaliste, au sens large, doit être adopté. Les conditions de la règlementation ne peuvent-elles pas être remplacées par d'autres conditions qui aboutiraient au même résultat ?

À noter que j'avais proposé à la présidente du tribunal administratif d'échanger à ce sujet, pour anticiper de multiples requêtes dont aucune n'a finalement été formulée. Le juge administratif n'a donc pas encore été amené à statuer.

Annexés à la circulaire du Premier ministre d'avril 2018, des « arbres de décisions » représentent autant de verrous à lever pour aboutir à une décision. Le préfet doit se poser dix questions et avoir répondu positivement à toutes avant d'envisager user de son pouvoir de dérogation. Les conditions sont celles posées par le décret. Plusieurs obstacles ont été identifiés. Tout d'abord, dans quelques cas, des organisations professionnelles, notamment agricoles, ont demandé d'écarter l'application de ce décret par crainte d'une multitude de dérogations, le risque étant d'écarter la norme. En outre, souvent la décision ne relève pas du préfet, couramment consulté comme conseil ou médiateur. L'évolution administrative induit en effet que le préfet ne décide plus dans de nombreux domaines. En vertu de la décentralisation, les décisions en matière d'urbanisme et d'aménagement relèvent par exemple désormais des collectivités territoriales, qu'elles soient communales ou départementales. La reconcentration a également eu des effets néfastes. Par exemple, l'épandage aérien sur les vignes à forte pente constitue une problématique majeure dans le département du Haut-Rhin. Or, la législation a reconcentré la compétence entre les mains de trois ministres (Agriculture, Environnement et Santé), par peur de préfets par trop liés aux intérêts locaux. Un arrêté ministériel, actuellement en préparation, pourrait redonner cette prérogative aux préfets. Par ailleurs, les pouvoirs du préfet de département sont sans cesse grignotés par ceux du préfet de région. Le préfet de département s'avère ainsi de plus en plus ignoré par les administrations parisiennes, qui ne s'adressent qu'aux préfets de région. Ce constat se traduit dans la législation : si la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) relève du préfet de département, la dotation de soutien à l'investissement local (DCI) a été attribuée aux préfets de région.

Un autre obstacle à l'exercice de ce pouvoir survient lorsque la disposition à laquelle il s'agit de déroger est législative, ce qui est rédhibitoire. Dans certains domaines, le législateur semble avoir quelque peu empiété sur le pouvoir règlementaire. Par ailleurs, certains articles du droit du travail prévoient aussi des dérogations mais il ne peut être mobilisé.

La condition de respect des engagements internationaux de la France exclut en outre toute action sur les aides agricoles.

De nombreuses règlementations, voire des législations, prévoient déjà la possibilité de déroger, à l'instar du droit de l'urbanisme permettant des adaptations mineures. Des dérogations sont également accordées par arrêté ministériel, notamment sur le transport de marchandises le week-end ou encore sur le travail dominical. Par exemple, sur la question de l'autorisation d'un abattoir temporaire à l'occasion de la fête de l'Aïd, un arrêté prévoyait déjà des dérogations pour l'installation d'une telle structure à proximité des habitations.

Deux dispositifs semblent insuffisamment explorés. Premièrement, France Expérimentations, inauguré en 2016, assure des appels à projets initiés par Bercy afin que des porteurs de projets innovants puissent demander que la règlementation soit modifiée. Ces dérogations ont été élargies à des dispositions législatives par la loi PACTE, à condition que la dérogation temporaire soit limitée. Néanmoins, ce dispositif s'avère plutôt lourd. La loi pour un État au service d'une société de confiance (ESSOC) a permis, depuis 2018, de déroger à certaines règles de construction et de soumettre ou non le projet à une évaluation environnementale. Ce champ s'avère insuffisamment exploré.

Parmi les six décisions que j'ai prises, cinq relevaient de l'attribution de subventions, bien que certaines conditions d'attribution ne fussent pas remplies, et ce afin de faire oeuvre de bon sens. Par exemple, une subvention a été accordée à un projet déjà lancé pour répondre à une urgence après de fortes intempéries. Une autre a permis à une commune volontaire de construire une gendarmerie, en dépit du dépassement des délais lié à la localisation du terrain en zone humide. Une commune qui aide l'État dans l'une de ses politiques publiques doit être aidée. D'autres projets retardés en raison d'un contentieux se sont également vus attribuer des aides.

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