Je vous prie d'excuser le président Cambon, qui accompagne le Président de la République dans son voyage dans la Corne de l'Afrique.
Nous entamons aujourd'hui notre travail sur la future loi d'orientation sur la politique de partenariats pour le développement solidaire. Cette loi sur l'aide au développement devrait être présentée au Parlement au cours de l'année, d'abord à l'Assemblée nationale avant l'été, puis, dans le meilleur des cas, au Sénat à partir de l'automne prochain.
Afin de faire le point sur les grands enjeux de la politique d'aide au développement, qui constitue un pilier essentiel de nos relations extérieures, nous entamons aujourd'hui une série de tables rondes. Nous recevons ce matin des représentants des organisations non gouvernementales (ONG).
Nous accueillons ainsi Philippe Jahshan, président de Coordination SUD, la plateforme qui regroupe l'ensemble des ONG compétentes en la matière ; Elvira Rodriguez Escudeiro, responsable « financements institutionnels » à La Chaîne de l'Espoir ; Claire Baudot, responsable plaidoyer à Action Santé Mondiale ; Hélène Dulin, chargée d'études et de coordination au CCFD - Terre Solidaire ; Nastasia Thebaud-Bouillon, chargée de plaidoyer à Plan International France ; et, enfin, Yann Illiaquer, chargé de mission à Coordination SUD.
L'objet de cette table ronde est ainsi de recueillir l'analyse des acteurs associatifs sur les enjeux d'une nouvelle loi d'orientation sur la solidarité internationale.
Les travaux antérieurs de notre commission, sous l'égide d'abord d'Hélène Conway-Mouret et Henri de Raincourt, puis de Jean-Pierre Vial et Marie-Françoise Perol-Dumont, ont mis en exergue les réussites, mais aussi les nombreux problèmes que pose la politique française en matière d'aide au développement dans sa configuration actuelle. Cette « doctrine » de notre commission a été synthétisée dans une note de position, qui vous a été distribuée, et que le président de notre commission a remise au ministre, afin qu'elle puisse nourrir les travaux préparatoires du Gouvernement. Selon l'analyse de la commission, la politique française d'aide au développement souffre d'une stratégie d'ensemble souvent confuse et lacunaire ; d'un pilotage politique parfois défaillant, avec une aide française au développement efficace, mais insuffisamment intégrée au dispositif global ; de financements fluctuants et globalement insuffisants par rapport aux ambitions affichées ; d'une mauvaise articulation des contributions bilatérales et multilatérales et, enfin, d'une évaluation trop faible de son efficacité globale.
En outre, la France se singularise, par rapport à l'ensemble de ses partenaires, par une très faible proportion de son aide au développement transitant par les ONG.
Première question : que pensez-vous de l'analyse de notre commission et souhaitez-vous réagir à notre note de position ? Ma deuxième question portera sur « l'approche globale ». Les responsables militaires des forces françaises engagées sur des théâtres d'opérations extérieurs indiquent tous qu'aucune solution durable n'est possible sans un renforcement du soutien au développement. Cette nécessité vous paraît-elle actuellement suffisamment prise en compte ? Enfin, quel est aujourd'hui le poids réel de l'aide publique au développement (APD) par rapport à l'ensemble des flux financiers entre les pays riches et les pays en développement - échanges commerciaux et d'investissements, flux financiers au sein des entreprises ou encore transferts des diasporas - ?
Votre exposé liminaire s'articulera en cinq parties : un cadrage d'ensemble avec une évocation des priorités de l'aide au développement ; la question du financement ; la cohérence des politiques publiques ; la place accordée à la société civile dans cette politique ; et, enfin, la question de l'égalité femme-homme et du genre.
Philippe Jahshan, président de Coordination SUD. - Merci à la commission des affaires étrangères du Sénat de nous accueillir pour évoquer la prochaine loi d'orientation et de programmation sur la solidarité internationale. Je dresserai, dans un premier temps, un état de lieux de la politique française en matière d'aide au développement, en en soulignant les carences. J'énoncerai ensuite quelques éléments de principe défendus par les ONG françaises sur l'aide publique. Je ferai quelques commentaires sur les acquis du dernier comité interministériel de la coopération internationale et du développement (Cicid) de février 2018 et j'indiquerai nos attentes au regard de ce projet de loi.
La politique de coopération française se caractérise encore aujourd'hui par la faible lisibilité de ses objectifs et leur relative déconnexion avec les stratégies mises en oeuvre par la loi du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale. Cette politique s'est transformée en une politique d'instruments, et ce sont eux qui ont guidé les orientations.
Autre élément : la faible lisibilité de notre politique, soulignée par l'OCDE, et la déconnexion entre les objectifs, les réalisations et les instruments. Cette faible prévisibilité s'explique notamment par l'absence d'une loi de programmation budgétaire, en faveur de laquelle nous avions plaidé lors de la préparation de la loi de juillet 2014. Nous saluons l'engagement pris, qui devrait permettre de renforcer la prévisibilité de cette politique, trop souvent victime des arbitrages budgétaires.
Cette politique souffre également de la complexité de sa gouvernance et de son pilotage, les compétences se partageant notamment entre les Affaires étrangères et Bercy, chacune de ces deux administrations représentant la France dans les différentes instances internationales. Cette dualité a souvent conduit à une perte d'efficacité du pilotage. La réforme de 1998 a renforcé la coordination notamment interministérielle, objet du Cicid, créé en remplacement du ministère de la coopération. Celui-ci a depuis lors été très peu réuni, et, aujourd'hui, ce sont encore sept ou huit ministères qui interviennent en matière de coopération.
Nous déplorons l'absence d'une véritable stratégie en matière d'aide multilatérale. De fait, on a du mal à comprendre les arbitrages rendus par la France en la matière. D'où une perte d'efficacité. À la suite de la loi de 2014, un document a été produit, qui dresse plutôt un état de lieux des contributions françaises aux fonds multilatéraux plutôt que de définir véritablement une stratégie.
Le déséquilibre entre les prêts et les dons, qui s'est accentué dans le temps, caractérise également notre politique. En 2017, les prêts représentaient 60 % de notre APD et 22 % de celle-ci était destinée aux pays les moins avancés. Aucun des pays pauvres prioritaires ne figure parmi les dix premiers bénéficiaires. Le résultat, c'est la faiblesse de notre politique dans sa dimension bilatérale, dans son appui à l'éducation, à la santé, à l'adaptation au changement climatique, à la société civile. De même, la France est un tout petit bailleur en matière d'aide humanitaire : les dons, du fait de leur faible volume, sont répartis sur de trop nombreux guichets. Il faut noter toutefois une volonté de rééquilibrage.
L'APD française revêt une faible dimension citoyenne : elle relève essentiellement de l'État - seulement 3 % de l'aide publique transite par sa société civile et par les ONG, contre 13 à 16 % de moyenne dans les autres pays de l'OCDE. De fait, les ONG françaises ne bénéficient pas du même soutien de l'État, même si cette spécificité a été légèrement corrigée ces dernières années.
De même, l'aide française pèche par sa faible capacité à soutenir des programmes de mobilisation et de sensibilisation citoyenne, d'éducation à la citoyenneté, à la solidarité internationale et à promouvoir la compréhension, essentielle, par les citoyens des enjeux de cette politique. Ainsi, seulement 0,03 % de l'APD est fléchée sur des projets d'éducation au développement, à la citoyenneté, à la solidarité internationale.
Dernier point : la politique des instruments. Ces dix dernières années, l'instrument prêt a prévalu sur l'instrument don, au détriment de la coopération technique et des autres instruments qui ont fait son histoire. Nous avons perdu ainsi notre capacité à traiter des problématiques diverses.
Pour nous, l'APD, c'est la contribution budgétaire et solidaire de la France à la réduction de la pauvreté, des inégalités, des fractures et des déséquilibres dans le monde. Elle doit essentiellement servir à réduire la pauvreté, les inégalités, et à contribuer à la lutte contre le changement climatique. Souvent, on confond les enjeux d'une coopération internationale avec les enjeux de l'aide publique.
Autre principe : l'aide ne doit pas être détournée de ses objectifs pour servir les intérêts directs de la France. Il existe parfois la tentation de la considérer comme un instrument de régulation des migrations, par exemple. Ce n'est pas son objet et, en plus, c'est inefficace. Autre biais : faire, sans le dire, de l'aide un instrument d'ouverture de marchés au profit des intérêts économiques français. Même si l'aide et la coopération françaises peuvent utilement contribuer à l'image de notre pays.
À l'issue du dernier Cicid, en février 2017, le Président de la République s'est engagé à ce que l'APD représente 0,55 % du revenu national brut, après cette très longue période de baisse, et à présenter une loi de programmation. Dans son rapport rendu en août dernier, Hervé Berville abonde dans le même sens et rappelle un certain nombre d'objectifs : accorder la priorité à l'éducation et à la santé, promouvoir l'égalité homme-femme, s'engager en faveur de l'adaptation au changement climatique, modifier l'équilibre entre les prêts et les dons en faveur des dons et l'équilibre entre engagement bilatéral et engagement multilatéral en faveur du premier, même si le multilatéral est essentiel.
Nous saluons le relevé de conclusions du Cicid, même si fixer des priorités ne constitue pas en soi une stratégie. Celle-ci sera fixée par la loi et son annexe.
Qu'attendons-nous de cette loi ? Renforcer le pilier politique et le pilier non étatique de la politique d'aide ; plus de lisibilité, de transparence ; une plus grande clarté des objectifs ; une déclinaison entre engagements bilatéraux et multilatéraux ; des moyens à la hauteur des engagements - nous proposons 0,7 % à l'horizon de 2025 - ; une simplification de la gouvernance ; une politique partenariale renforcée par le soutien à la société civile française, mieux évaluée et s'inscrivant dans une démarche globale en cohérence avec les autres politiques publiques - la politique commerciale, par exemple.
Cela soulève la question de l'efficacité de l'APD, souvent décriée. Elle ne peut, à elle seule, régler l'ensemble des problèmes, compte tenu des flux financiers qu'on observe dans le système international. C'est pourquoi il faut veiller à sa cohérence.