L'ordre du jour du prochain Conseil européen sera une nouvelle fois très dense et devrait encore s'alourdir, au vu des derniers développements sur le dossier du Brexit. Les chefs d'État et de gouvernement se pencheront sur l'approfondissement du marché unique, question récurrente, car malgré ses 25 ans d'existence, ce pilier fondamental de la construction européenne reste encore largement fragmenté. De nombreux obstacles non tarifaires subsistent dans certains domaines clés, de sorte que les échanges sont en moyenne quatre fois plus faibles entre deux États européens qu'entre deux États américains.
Or, dans un contexte économique international qui se fait à la fois de plus en plus concurrentiel mais aussi de plus en plus incertain, l'approfondissement du marché unique est plus que jamais d'une importance stratégique. Pour rester compétitives et innovantes face à la concurrence, il est essentiel que nos entreprises puissent disposer dans tous les secteurs d'un marché intérieur d'une profondeur suffisante, notamment pour stimuler leurs investissements.
La Commission Juncker avait fait de cette question l'une de ses priorités. À la lecture de sa communication du 22 novembre dernier, force est de constater que son ambition pour le marché unique se heurte encore à nombre de réticences nationales. La majorité des textes qu'elle a présentés restent bloqués au Conseil. De même, la transposition et la mise en oeuvre de la législation relative au marché unique demeure largement imparfaite, tandis que les règles nationales contraires à son bon fonctionnement semblent foisonner et se multiplier. Il est donc fondamental que les dirigeants européens prennent un engagement fort en faveur du marché unique et qu'ils fassent de son achèvement une priorité du Conseil pour les cinq années à venir. Je pense bien sûr au numérique, mais également à l'union bancaire et à l'union des marchés de capitaux sur lesquels je souhaiterais insister en raison de leur lien avec les discussions en cours sur l'avenir de la zone Euro.
En effet, la monnaie unique circule aujourd'hui sur vingt-huit marchés bancaires et financiers. Cette fragmentation a des inconvénients majeurs, dont certains sont au coeur des débats sur le fonctionnement de l'Union économique et monétaire. Elle polarise l'activité, ce qui entrave la convergence des économies. Elle freine le recyclage de l'épargne en investissements, notamment du nord vers le sud. Elle atténue la transmission de la politique monétaire à l'économie réelle. Elle alimente le cercle vicieux de la contagion entre risque bancaire et risque souverain. Enfin, elle empêche la diversification des risques, qui joue un rôle essentiel dans l'absorption de ce qu'on appelle les chocs asymétriques. Aux États-Unis, on estime que les chocs asymétriques sont amortis aux trois quarts par le crédit bancaire et les marchés de capitaux, ce qui diminue d'autant la nécessité de transferts budgétaires fédéraux en cas de crise. En Europe, ce canal est largement inopérant.
Nous avons tendance, dans les débats sur l'Union économique et monétaire, à concentrer notre attention sur les questions institutionnelles et le partage des risques publics. Il suffit de citer les discussions sans fin sur la gouvernance de la zone Euro et les propositions concernant la mutualisation des dettes publiques ou, plus récemment, la création d'une assurance chômage communautaire. Cette focalisation soumet toute avancée à des consensus politiques toujours très difficiles à obtenir. Les propositions du président de la République en la matière sont imparfaites. Il souhaitait créer un Parlement, un ministre des Finances et un budget de la zone Euro de plusieurs points de PIB. Les deux premiers points sont presque enterrés, tandis que la concrétisation du troisième s'éloigne considérablement de l'ambition initiale. En effet, si le principe d'un instrument budgétaire spécifique à la zone Euro a été acté par le Conseil européen de décembre dernier, son montant sera sans doute dérisoire par rapport à celui qui était envisagé au départ. En outre, malgré les circonvolutions de la récente position franco-allemande, son rôle devrait être assez restreint et se concentrer sur la convergence et la compétitivité, en excluant une réelle fonction de stabilisation. Qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore, la voix du fédéralisme budgétaire semble s'apparenter à une impasse politique.
Bien sûr, nous partageons tous l'objectif de renforcer la résilience de la zone Euro et la convergence économique en son sein. Pour l'atteindre, la soutenabilité des finances publiques, qui se rétablit partout ailleurs en Europe, doit demeurer une priorité. Sans doute faut-il également consacrer davantage d'énergie à l'intégration bancaire et financière qui ne progresse que difficilement. L'accord de décembre dernier, sur la création d'un filet de sécurité pour le fonds de résolution unique va indéniablement dans le bon sens. Quant aux discussions menées sur la supervision financière et la mise en place d'une garantie européenne des dépôts, il est important qu'elles puissent trouver une conclusion rapide. Il restera encore à mener un lourd travail d'harmonisation réglementaire pour progresser vers un marché unique des capitaux.
Les clivages de doctrines sont ici bien moins importants que ceux qui concernent un budget fédéral ou la mutualisation des dettes publiques. La tâche sera nécessairement difficile, car il s'agit d'un secteur stratégique qui touche à des caractéristiques structurelles des États membres. En novembre, la Commission rappelait que les mesures les plus aisées pour l'intégration du marché unique, avaient déjà été prises et que sa poursuite demandait davantage de courage politique qu'il y a 25 ans. Elle a sans doute raison. Soulignons toutefois que les dirigeants européens feront d'autant plus facilement preuve de courage que les citoyens européens verront à nouveau, dans le marché unique, une source d'opportunités et non de menaces. Pour cela, des évolutions majeures devront être réalisées dans d'autres politiques de l'Union. La politique de concurrence devra notamment être adaptée aux nouvelles réalités économiques. La politique commerciale devra se montrer à la fois plus exigeante et plus réaliste.
Ces évolutions conditionnent l'émergence d'une politique industrielle européenne forte. Le président de la République a affiché ses ambitions en la matière dans sa récente tribune sur l'Europe et le manifeste franco-allemand pour la politique industrielle a indéniablement éveillé l'intérêt. Madame la Ministre, pouvez-vous nous indiquer si certains de nos partenaires vous ont d'ores et déjà fait part de leur soutien sur ces propositions ?
Enfin, l'harmonisation fiscale et sociale devra impérativement progresser pour faire refluer les politiques de dumping parfois érigées en modèle économique. Les difficultés des discussions sur la taxe sur les transactions financières et la taxe sur les GAFA, ou encore sur les travailleurs détachés, montrent à quel point il est difficile d'avancer à 27 sur ces sujets. La Commission a proposé récemment d'activer la clause passerelle du traité sur ces politiques, mais cette activation suppose elle-même l'unanimité.
Or il existe un espace pour avancer sur les sujets fiscaux et sociaux, comme d'ailleurs sur ceux liés à l'intégration financière, avec un groupe restreint d'États membres, que ce soit dans le cadre de la coopération renforcée, ou dans celui de la coopération intergouvernementale. Le traité d'Aix-la-Chapelle a esquissé la volonté de Paris et Berlin de progresser vers une zone économique franco-allemande dotée de règles communes, en particulier pour le droit des affaires. Madame la Ministre, pouvez-vous nous indiquer si les questions fiscales et sociales pourraient également faire partie des domaines où cette harmonisation bilatérale sera recherchée, et le cas échéant, si la France et l'Allemagne prévoient d'y associer d'autres partenaires ?
Enfin, Madame la Ministre, en tant que sénateur alsacien, je ne peux clore cette intervention sans m'émouvoir devant vous, une nouvelle fois, de la récente déclaration de la présidente de la CDU sur le siège de Strasbourg du Parlement européen. Je vous remercie de bien vouloir à nouveau vous exprimer clairement au nom de la France à cet égard.