Intervention de Bernard Bajolet

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 6 mars 2019 à 9h30
Situation au moyen-orient — Audition de M. Bernard Bajolet ancien ambassadeur et ancien dgse

Bernard Bajolet :

Sur la Jordanie, je partage tout à fait les préoccupations que l'on peut avoir sur ce pays clé au Proche et au Moyen-Orient. C'est un pays qui n'aurait pas dû exister et dont la création est un peu le fruit du hasard. Dans les années 1990, un prince jordanien, neveu du roi Hussein, coordinateur du renseignement me disait : « il y a cinquante ans, aucun des pays du Proche et du Moyen-Orient n'existait dans sa configuration actuelle et qui peut dire ce qu'il en sera encore dans cinquante ans, y compris s'agissant de la Jordanie. Ne trouvez-vous pas que ce que nous avons fait, nous les Hachémites, est extraordinaire ? » C'est vrai, car il s'agit d'un petit pays qui ne devait pas exister et qui a réussi à mettre en place un régime, certes non parlementaire, mais où il y a un parlement avec des élections « honnêtes », même si c'est le roi qui décide. À ma connaissance, il n'y a pas de prisonnier politique. Le roi Hussein pratiquait une politique qui, au lieu d'envoyer les gens en prison ou de les torturer, consistait à se venger d'eux en leur pardonnant. C'est ce qu'il avait fait avec le chef d'Etat major des armées qui avait comploté contre lui et auquel il avait pardonné en le nommant ambassadeur à Londres, puis à Paris, ce qui avait fait perdre à ce dernier toute crédibilité politique, une sorte d'assassinat politique en quelque sorte. Abdallah n'agit pas différemment de son père. La Jordanie est un petit pays qui a joué un rôle clé dans les équilibres et qui a atténué les chocs. Il a des voisins turbulents - Israël, l'Iran, l'Irak, la Syrie et l'Arabie Saoudite - qui le méprisent. Il accueille aussi beaucoup de réfugiés. La Jordanie a toujours été un pays fragile du fait du contexte extérieur mais aussi de ces difficultés intérieures : il n'a pas de de ressources si ce n'est le tourisme, les banques - pendant la guerre civile libanaise, la Jordanie a récupéré une partie des activités bancaires de la région -. C'est un pays qui est encore plus fragile en raison de l'impasse du processus de paix. Quand j'étais aux affaires, je disais aux Israéliens qu'ils étaient en train de tuer la Jordanie - il y a une majorité de Palestiniens en Jordanie - et cela fragilise énormément le roi. La France a tout à fait sa place en Jordanie. Le roi Hussein était très soucieux de maintenir une relation forte avec la France et il était d'ailleurs reçu tous les six mois à Paris, par le Président Mitterrand, puis par le Président Chirac. Abdallah fait la même chose alors qu'il est plutôt de culture anglo-saxonne. Toutefois il aime beaucoup la France et il venait souvent pour le 14 juillet à la Résidence de France quand j'y étais et je le connaissais très bien. Il est donc plus proche de la France qu'il ne semble. Je pense donc que la France doit être un allié indéfectible de la Jordanie.

S'agissant d'Israël et de la Palestine, même si l'espace pour un accord se restreint, il me paraît important qu'il reste un espoir car le désespoir peut conduire à l'extrémisme et au pire. C'est là où la France et l'Europe ont un rôle à jouer, surtout depuis que l'administration américaine a, encore plus que par le passé, marqué une totale partialité dans ce conflit en décidant le transfert de son ambassade à Jérusalem, suivi d'ailleurs par le Président Bolsonaro. C'est déplorable et l'Union européenne doit maintenir une position ferme. À l'égard de cette situation de blocage, Benjamin Netanyahu, qui a été treize ans au pouvoir en tout, porte une grande responsabilité mais il n'est pas le seul. Il y a eu d'autres gouvernements, y compris travaillistes, qui n'ont pas réussi à renverser cette orientation. Il serait aventureux de parier sur les évolutions de la politique intérieure israélienne mais c'est un sujet important et le Parlement français à un rôle très important à jouer vis-à-vis de la Knesset.

Vous avez aussi évoqué la Chine, qui aspire au statut de grande puissance et s'affirme de plus en plus sur la scène internationale. Sa politique étrangère assurée, voire agressive en Mer de Chine, inquiète les pays voisins, mais aussi la France, qui est attachée à la liberté de navigation et à la préservation de ses intérêts en Asie et dans l'Océan indien. Ces sujets doivent être évoqués avec la Chine.

Par ailleurs, l'implantation de la Chine à Djibouti, ses ambitions en Afrique sans prise en compte des contraintes que nous nous imposons en matière de lutte contre la corruption, de bonne gouvernance, de respect des règles de l'OCDE, c'est-à-dire des principes destinés à éviter l'accaparement des richesses par certains au détriment du peuple, constituent un problème pour un pays qui aspire à jouer un rôle de premier plan dans le monde.

La seule réponse ne peut être qu'européenne, ce que soit en termes de pratiques commerciales ou de défense.

La Turquie subit une charge importante en termes d'accueil des réfugiés. Je ne peux me prononcer sur ses intentions à plus long terme. L'armée turque présente dans le nord de la Syrie (où la Turquie voudrait créer une zone tampon) est très affaiblie depuis les purges qui ont suivi la tentative de coup d'Etat au point qu'on peut s'interroger sur ses capacités opérationnelles. Par ailleurs, la Turquie reste un partenaire difficile, notamment en matière de renseignement, se montrant très attachée à sa souveraineté, alors que les djihadistes présents sur son territoire représentent un enjeu pour notre sécurité. S'agissant des Kurdes, il ne s'agit pas de prendre position, la France n'ayant jamais souhaité le démembrement ni de l'Irak, ni de la Syrie. Mais il pourrait être envisagé pour les Kurdes de Syrie un statut semblable à celui dont bénéficient les Kurdes d'Irak, qui leur confère une grande autonomie tout en préservant l'intégrité territoriale du pays.

En ce qui concerne l'Algérie, quand j'ai eu l'audace de m'exprimer il y a six mois sur la santé du chef de l'Etat, mes propos ont été accueillis par des bordées d'injures de la part de certains dirigeants algériens, ce qui trahissait, à mon sens, un manque d'arguments et une absence de réflexion. Les manifestations actuelles témoignent d'une grande maturité. De part et d'autre, on constate une grande retenue, qu'il faut saluer et souhaiter qu'elle perdure là aussi de part et d'autre. La question est : quel peut être le débouché politique des évènements actuels, alors que les institutions politiques ont été vidées d'une partie de leur contenu ces dernières années ? Plusieurs scénarios ont été évoqués : le scénario syrien, le scénario égyptien, le scénario libyen, le scénario tunisien. Je pense qu'aucun ne prévaudra, compte tenu de la spécificité de l'Algérie, dont la population a été profondément marquée par les années de la « décennie noire » qui ont profondément traumatisé la population. Je m'en tiendrai là compte tenu de la sensibilité du sujet et de l'attention portée en Algérie à tout ce qui se dit en France. Je salue, à cet égard, la très grande réserve dont font preuve les dirigeants français, notamment le président de la Haute Assemblée. C'est sage. Faisons confiance au peuple algérien.

Daech a perdu son territoire mais n'a pas été détruit. La question d'Idlib demeure, dont on peut douter qu'elle soit résolue sans que le sang coule. L'organisation terroriste se réorganise dans la clandestinité en Syrie, en Irak, en Afghanistan (où elle est en concurrence avec Al Qaïda et les Talibans). Avec la perte de son territoire, sa capacité de projection et son attractivité ont été affaiblies, mais il faut rester vigilant car Daech est capable de se reconstruire sur un mode différent, proche de celui d'Al Qaïda. Et il garde une capacité de projection, même si le terrorisme dit « d'inspiration » est désormais la menace la plus directe pour notre pays. En outre, les problèmes de fond, qui ont été le substrat du terrorisme, n'ont pas été traités. Il en est ainsi de la marginalisation des sunnites en Irak, à laquelle aucune réponse n'a été apportée, de même qu'en Syrie, où cette marginalisation va perdurer avec la victoire militaire du régime, et où elle a même été aggravée, la fuite massive des réfugiés ayant modifié l'équilibre ethnique du pays au léger profit des alaouites.

C'est vrai aussi pour le Sahel. Le terrorisme y est nourri par le sentiment de frustration. Il ne s'agit pas seulement des Touaregs. C'est aussi le cas des Peuls par exemple, qui sont présents dans d'autres pays d'Afrique tels que le Burkina Faso. C'est pourquoi une approche purement sécuritaire n'est pas suffisante.

De même en France, on a beaucoup de mal à traiter le phénomène de la radicalisation. Les magistrats, les policiers, les services sociaux commencent à avoir des idées assez précises sur le phénomène de la radicalisation et sur la manière dont notre société peut produire ce phénomène. Mais je ne suis pas sûr que les remèdes aient été apportés. Concernant le retour des djihadistes, cette question doit être abordée d'abord sous l'angle de la sécurité de la France. La question ne se pose pas de la même façon en Irak et en Syrie. En Irak, il y a un gouvernement qui peut juger. Les djihadistes français ont combattu la France et l'Irak, il n'est donc pas scandaleux qu'ils soient jugés en Irak. En Syrie, c'est plus compliqué parce que les kurdes ne sont pas un gouvernement. On ne peut pas non plus imaginer une remise au gouvernement syrien, non seulement parce que n'avons pas de relations avec lui, mais aussi parce qu'il risque de les relâcher très vite, comme il a relâché des centaines de terroristes en 2011. Soit la France reste présente et arrive à obtenir des kurdes qu'ils les gardent, soit ils sont transférés ailleurs dans un pays voisin. Avons-nous des éléments suffisants pour les juger et les garder en prison en France, c'est une question qui se pose. La question est différente pour les enfants : les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents, même si certains ont été incités par leurs parents à commettre des actes abominables, qui vont les traumatiser pour le restant de leur vie. La France est un État de droit. Nous ne pouvons pas traiter les enfants comme des criminels.

Je condamne certes la diplomatie parallèle mais je ferais une nuance. Les services de renseignements, sous l'autorité du Président de la République, peuvent pratiquer une diplomatie parallèle, un peu comme Louis XV, en s'appuyant sur le conte de Noailles, en pratiquait une à l'égard de la Pologne. La première consistait à rétablir la dynastie polonaise sur le trône de Pologne, l'autre à y mettre le prince de Conti. Le Gouvernement doit disposer de plusieurs instruments, et les services permettent parfois d'établir des liens avec des régimes auprès desquels la diplomatie officielle ne peut pas s'afficher. Ceci, bien entendu, sous le contrôle de l'autorité politique démocratiquement désignée.

S'agissant du manque de continuité dans l'effort, en Afghanistan par exemple la France a beaucoup mis de moyens et des soldats français ont sacrifié leur vie, 89 soldats si ma mémoire est bonne. J'ai assisté moi-même à vingt cérémonies de levée de corps, pour 54 soldats. Pourtant la France s'est effacée aujourd'hui d'Afghanistan même si nous avons un traité d'amitié et de coopération avec ce pays, qui nous engage. Il est important d'avoir une continuité, et je dirais la même chose des Balkans. Les Balkans se réveillent. Dans les Balkans, nous avons perdu 112 hommes depuis 1992. J'avais inauguré un monument aux morts à Sarajevo, en plein coeur de la ville, pour montrer aux Sarajéviens qu'en dépit de ce qu'on leur racontait, la France avait aussi combattu pour leur liberté. Il y avait plus de 80 noms sur ce seul monument ! Pourtant à partir de 1999, seulement quatre ans après la fin de la guerre, lorsque j'étais à l'ambassade de Bosnie, nous avions déjà un peu désarmé. Cette région reste extrêmement sensible, en dépit de la candidature de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine à l'entrée dans l'Union européenne. Malheureusement on ne fait pas, sur les grandes opérations extérieures, ce que les forces armées pratiquent avec beaucoup d'efficacité, c'est-à-dire le retour d'expérience, le RETEX. Ce retour d'expérience politique est très délicat et très difficile à faire car il peut susciter des oppositions, mais il me paraît nécessaire. Il faudrait le faire pour la Libye, l'Afghanistan, les Balkans, la République Centrafricaine dont je trouve que nous nous sommes retirés un petit peu trop tôt alors que sans nous le pays serait devenu une zone grise où se seraient engouffrés les terroristes. Nous avons eu très peu de soutien aux Nations unies lorsque nous y sommes intervenus. Un processus politique s'y est aujourd'hui mis en place avec une élection que l'on peut dire réussie dans des conditions difficiles. Certes la France ne peut pas tout faire, mais il y a une question de continuité et de réflexion où, me semble-t-il, la Haute assemblée a tout son rôle à jouer en faisant un bilan serein sur les opérations extérieures.

Je crois beaucoup à l'action d'influence de la France. C'est ce que les Américains appellent le soft power. La France dispose pour cela d'instruments extraordinaires sur le plan culturel, avec un réseau d'instituts culturels absolument formidables dans le monde. Je souhaiterais que ces instituts diffusent aussi la création artistique contemporaine française, le cinéma français. Madame la Ministre Conway connait tout cela parfaitement. Nous avons des instruments qui ne sont pas toujours valorisés comme ils le devraient. Ce sont aussi des espaces de liberté. J'ai été frappé, dans nos cinq centres culturels en Algérie, du fait que ce sont des espaces où les gens viennent s'exprimer, entendre des choses. C'est pour la France un formidable vecteur. Nous avons aussi l'action archéologique. En Afghanistan, nous avions le plus gros chantier du monde, avec une toute petite équipe qui ne coûtait pratiquement rien et qui avait réussi à fédérer d'autres équipes chinoises, américaines. L'archéologie est importante car elle touche à la culture, à l'histoire. Il y a également, et c'est moins connu, les instituts de recherche, comme l'institut du Maghreb contemporain, l'institut d'Istanbul. Nous avons besoin de ces instituts de recherche pour comprendre comment le monde fonctionne, dans cette culture de l'immédiat. Nous avons besoin de prendre du recul, de comprendre les événements. La France a un rôle particulier à jouer dans ce domaine, qu'il ne faut pas négliger. Et puis il y a aussi l'action linguistique. Nos concitoyens sont souvent perçus comme parlant très mal anglais, mais ils se sont beaucoup améliorés. Les jeunes générations parlent parfaitement l'anglais. Toutefois, il y a aussi un certain appauvrissement dans la mesure où l'on apprend moins les autres langues vivantes, qu'il s'agisse des autres langues européennes ou des langues rares. J'ai constaté au Quai d'Orsay et à la DGSE que l'on manquait de linguistes. Nous avons des populations d'origine arabe. Je pense que favoriser l'enseignement de l'arabe en France, ce n'est pas favoriser le communautarisme, bien au contraire. Le communautarisme se crée dans les écoles religieuses, pas dans les écoles de la République. Au contraire, la maîtrise de l'arabe classique ou de l'arabe dialectal sont une ouverture. Nous avons du mal à trouver des spécialistes en pachto ou en dari... il y a certes plus de personnes qui parlent chinois à présent, mais la France a une ambition universelle, et cette ambition universelle ce n'est pas seulement par les armes mais c'est d'abord par la culture qu'elle doit s'exprimer. Il ne faut pas réduire les moyens que nous accordons à la diffusion de la culture française.

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