Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 6 mars 2019 à 17h35
Situation des chrétiens d'orient et des minorités au moyen-orient — Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères

Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Cette audition conjointe reflète bien l'importance de la cause qui nous réunit aujourd'hui, au-delà de toute considération partisane. La question des chrétiens d'Orient et des minorités n'est pas une niche diplomatique ni le reliquat d'un passé révolu ; à travers le sort de ces populations auxquelles nous a liés l'histoire, c'est une certaine idée du Moyen-Orient et du rôle de la France dans cette partie du monde qui se joue.

Le groupe de liaison et de solidarité du Sénat, depuis sa constitution en 2015, a mené un travail remarquable de recherche et de sensibilisation. Il a auditionné de nombreuses personnalités religieuses et profanes, il s'est rendu sur le terrain en Irak et au Liban. Il a suscité une émulation à l'Assemblée nationale, où s'est constitué un groupe identique.

Tandis que nous parlons, Daech, dans l'Est de la Syrie, est en train d'être vaincu sous la forme territoriale qui a fait sa spécificité au sein de la mouvance djihadiste. La menace n'a pas disparu pour autant, ni pour notre pays, ni pour les populations du Moyen-Orient, en particulier les minorités. La diplomatie française, qui a pris sur ce sujet des initiatives importantes au cours des dernières années, continuera d'être présente à leurs côtés. Car si la situation des minorités religieuses est une préoccupation ancienne de notre politique étrangère, les crises et l'après-Daech au Moyen-Orient confèrent une acuité et une urgence nouvelles à notre soutien.

La relation privilégiée de la France avec les chrétiens d'Orient est historique ; notre diplomatie s'inscrit dans un temps long, et le passé nous oblige. Cette relation remonte aux Capitulations, conclues en 1536 entre le roi François Ier et le sultan ottoman Soliman le Magnifique. Dans le cadre de l'alliance franco-ottomane, la France se voyait reconnaître le droit et la responsabilité de protection des chrétiens de l'Empire ottoman. C'est dans ce cadre que la France est devenue un acteur majeur au Proche-Orient et que les congrégations françaises ont été nombreuses au XlXe siècle à ouvrir des institutions sociales ou éducatives au service des chrétiens d'Orient, mais aussi des juifs et des musulmans de l'Empire.

Le succès de la remarquable exposition sur les chrétiens d'Orient qui a attiré quelques 150.000 visiteurs à l'Institut du monde arabe il y a un an illustre cette sensibilité française. Et le fait que cette exposition ait été inaugurée par le Président de la République en personne, au côté du Président de la République libanaise, rappelle que ce passé continue d'inspirer et d'animer notre sensibilité collective et notre politique étrangère.

Cet héritage d'une relation privilégié avec les chrétiens d'Orient reste fondamental mais n'a jamais été exclusif. Il s'est enrichi, au fil du temps, d'autres liens, d'autres affinités, d'autres fraternités. Je pense en particulier aux communautés juives du Moyen-Orient, arrimées à l'espace francophone par le réseau d'enseignement de l'Alliance israélite universelle fondée en 1860 à Paris par Adolphe Crémieux. Le départ ou le délitement de ces communautés, dans les circonstances que l'on sait, a irrémédiablement appauvri le monde arabe. Mais celles et ceux qui sont partis ont emporté sur les chemins de l'exil le bagage de notre langue et de notre culture. Ce fut pour beaucoup une consolation. Cela reste pour nous une fierté.

Une amitié particulière qui nous lie au peuple kurde, renforcée par la fraternité d'armes contre Daech. En ce moment même, les combattants et les combattantes des Forces démocratiques syriennes achèvent, avec notre soutien, la reconquête des derniers bastions de Daech - les combats ne sont pas tout à fait terminés. Les Français savent ce que nous devons à leur courage et à leurs sacrifices. C'est cette amitié qui a guidé les efforts du Président de la République pour accompagner une reprise du dialogue entre Bagdad et Erbil, après la crise ouverte par le référendum kurde de septembre 2017. C'est cette fidélité que j'ai réaffirmée aux autorités du gouvernement régional kurde, aux côtés du président Cambon et de la présidente de Sarnez, à Erbil, il y a un mois et demi. C'est cette reconnaissance qui continue de nous inspirer dans la période d'incertitude ouverte l'annonce par le président Trump du retrait américain de Syrie.

Dans le cours de cette longue histoire, l'émergence de Daech a constitué un tournant, une rupture. L'organisation terroriste a particulièrement ciblé dans ses exactions les minorités religieuses d'Irak et de Syrie - chrétiens de toutes confessions, yézidis, chabaks, kakaïs, mazdéens. Leur destruction fait partie intégrante de son projet totalitaire. L'exode provoqué par ce choc aboutit à ce résultat que l'on aurait pu croire impossible il y a dix ou quinze ans : l'épuisement de communautés millénaires au foyer même de leur histoire.

Chacun songe au calvaire de milliers de femmes yézidies, vendues sur des marchés d'esclaves, livrées à la tyrannie des djihadistes. Le prix Nobel de la paix a honoré l'une de ces survivantes, Nadia Mourad, dont le témoignage a ému le monde entier. Son courage et sa dignité forcent l'admiration. Son sort a été partagé par de nombreuses autres femmes, chrétiennes, yézidies. Certaines sont mortes ou disparues. Les autres essaient, difficilement, de se reconstruire. Des familles s'efforcent, au prix d'efforts inimaginables, de retrouver et de racheter - puisque c'est ce dont il s'agit - des parentes qui demeurent en esclavage. À l'heure où l'on débat, parfois avec une compréhension qui m'étonne, du sort des femmes françaises parties rejoindre Daech au Levant, j'aimerais que l'on se souvienne de ces survivantes-là...

Daech, dans son entreprise de table rase culturelle, n'a pas ciblé seulement les hauts lieux du patrimoine préislamique - Nimrod, Palmyre, Hata, pour ne citer que les plus emblématiques. Le patrimoine chrétien, souvent très ancien dans cette région qui est le berceau du christianisme, a également été visé : monastère Saint-Elie de Mossoul, le plus ancien d'Irak, démantelé à coups de bulldozer en 2014, monastère de Saint Benham, près de Qaraqoch, dans la plaine de Ninive, dynamité en 2015, et tant de lieux de culte, illustres ou modestes, détruits ou profanés.

La rage iconoclaste de Daech ne s'est pas cantonnée aux minorités. Les tombes des prophètes Jonas et Daniel, communs aux trois monothéismes, des mosquées anciennes, des sanctuaires soufis, des sépultures islamiques ont également été saccagés. Mais, dans le cas des chrétiens ou des yézidis, ce sont les communautés elles-mêmes que l'on a cherché à effacer, avec leur patrimoine. Et c'est donc un crime contre l'humanité qui a été commis à leur encontre.

De fait, c'est toute une trame humaine, tissée au cours des siècles, qui se trouve aujourd'hui déchirée, effilée, rapiécée, comme la plaine de Ninive, au Nord-Est de Mossoul, naguère exemplaire de la diversité irakienne. Berceau de la communauté assyrienne d'Irak, dont Qaraqosh est, dit-on, la « petite Jérusalem », elle abrite également des populations yézidies et chabaks, ainsi que des Arabes et des Kurdes musulmans. Avec l'offensive de Daech au printemps 2014, les minorités ont fui vers le Nord et les camps de déplacés du Kurdistan d'Irak. Soit dit en passant, le gouvernement régional kurde a fait preuve, en matière d'accueil des populations déplacées, d'une générosité sans commune mesure dans la région.

Ceux qui n'ont pas pu fuir ont subi les exactions, les massacres et les déportations. Dès lors, se pose la question de leur retour. Aujourd'hui, Daech est en passe d'être vaincue sous la forme territoriale. La menace n'a pas disparu. L'organisation, dispersée, bascule dans la clandestinité et renoue avec une forme de terrorisme asymétrique. On le voit en Irak. On le voit aussi en Syrie, dans les zones libérées par les Forces démocratiques syriennes comme dans celles tenues par le régime de Bachar.

Or les minorités et leurs lieux de culte représentent des cibles privilégiées. On se souvient des attaques contre les coptes, dans une église d'Alexandrie, le dimanche des Rameaux en 2017, dans une église de la banlieue du Caire, le 29 décembre 2017, contre un bus de pèlerins, dans la province de Minya, le 2 novembre 2018. Et je n'oublie pas les 21 chrétiens coptes enlevés et exécutés par Daech en 2015 à Syrte, en Libye.

C'est en témoignage de notre solidarité et de notre soutien que le Président de la République s'est recueilli, lors de sa visite d'État en Égypte, dans l'église de la Boutrossia du Caire, où un attentat islamiste avait fait, en décembre 2016, 27 morts et 50 blessés, pour la plupart des femmes et des enfants.

C'est aussi dans ce contexte que s'inscrit notre coopération de sécurité avec l'Égypte, que j'ai contribué à structurer comme ministre de la défense et comme ministre des affaires étrangères. Il s'agit pour nous du choix d'un partenariat stratégique avec le pays arabe le plus peuplé, tout à la fois siège de la prestigieuse université islamique d'Al-Azhar et patrie de la plus importante communauté chrétienne du Moyen-Orient. Je rappelle la présence au Caire du Pape copte Theodore II.

Ces chrétiens égyptiens bénéficient de la liberté de culte et de la protection de l'État. Ce n'a pas toujours été le cas en Égypte et ce n'est pas toujours le cas ailleurs dans le monde musulman. C'est un point qu'il faut rappeler, comme il faut rappeler nos attentes à l'égard de l'Égypte en matière de droits de l'homme.

C'est aussi une des dimensions de notre soutien sécuritaire et économique à la Jordanie, où je me suis rendu avec le président Cambon. Les chrétiens s'y voient reconnaître par la Constitution l'égalité devant la loi et la liberté de culte. Ils sont solidement représentés dans la vie politique, culturelle et économique, et revendiquent leur arabité, souvent même leur appartenance tribale. J'ajoute que la Jordanie a accueilli au cours des dernières années près de 45 000 réfugiés chrétiens d'Irak et de Syrie.

Depuis 2014 et l'invasion de la plaine de Ninive par Daech, la France compte parmi les pays qui se sont le plus mobilisés en faveur des victimes de ces exactions. Ce soutien se poursuivra dans la phase délicate qu'ouvre la victoire territoriale contre Daech.

Cette mobilisation s'est opérée sans discrimination, au profit de toutes les minorités menacées, y compris les chiites en pays sunnite et les sunnites en pays chiite. Car il y a aussi au Moyen-Orient des musulmans persécutés ou discriminés, notamment quand l'État se réclame d'une lecture de l'islam au détriment de toutes les autres.

Notre politique dans ce domaine se veut inclusive, fidèle à notre histoire et conforme à notre conception universaliste des droits de l'homme, dans une région où cette conception ne fait pas consensus. Comme l'a rappelé le Président de la République lorsqu'il a inauguré, aux côtés du Président Aoun, l'exposition que l'Institut du monde arabe a consacrée aux chrétiens d'Orient : « Partout où des minorités défendent leur foi, la France est à leurs côtés [...] parce que nous croyons au pluralisme ».

Si la France laïque et républicaine se mobilise ainsi, c'est pour trois raisons essentielles. D'abord, par fidélité envers des populations historiquement proches de nous et de notre culture, souvent francophones. Ensuite, en cohérence avec notre approche universaliste des droits de l'homme, qui inclut la liberté de religion ou de conviction, comme la liberté d'en changer ou de ne pas en avoir - dans des sociétés traversées par un revivalisme religieux parfois intransigeant, le combat pour la liberté des chrétiens rejoint celui des convertis, des athées, des laïques ou des indifférents. Enfin, parce que nous sommes convaincus que le pluralisme est indispensable aux équilibres du Moyen-Orient : il ne sera pas possible d'assurer la paix et la stabilité dans cette région s'il se délite ou s'il disparaît. C'est une des dimensions de notre soutien au Liban.

Dans cet esprit, la France s'est employée à mobiliser la communauté internationale sur la question des minorités. Nous avons organisé, le 15 septembre 2015, une conférence internationale à Paris, que nous avons coprésidée avec la Jordanie, sur les victimes de violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient. Une soixantaine d'États, dont de nombreux États de la région, étaient présents. Ainsi, la France a internationalisé la question. Cela semble évident a posteriori, mais encore fallait-il qu'un État s'y emploie. Ce fut le nôtre. Il fallait objectiver un sujet souvent passionnel, en formulant l'idée que les personnes menacées et ciblées en tant que telles devaient être protégées spécifiquement en raison de leur vulnérabilité.

De cette réflexion est issu un plan d'action qui fait désormais référence. Il énonce les mesures à prendre dans les domaines humanitaire, politique, patrimonial et judiciaire, pour créer les conditions d'un retour des membres de ces communautés. Il représente un guide particulièrement précieux dans la phase de stabilisation des territoires libérés de Daech que nous avons engagée, en Irak, mais aussi dans le nord-est de la Syrie. Enfin, un suivi garantit la permanence de l'attention internationale. L'Espagne a organisé la conférence de Madrid en 2017 et la Belgique la conférence de Bruxelles en 2018. La France accueillera la prochaine conférence à l'automne 2019, que j'aurais l'honneur de présider. Notre mobilisation s'inscrit dans la durée.

Cette mobilisation suppose aussi des moyens. C'est pourquoi un fonds français de soutien aux victimes des violences ethniques et religieuses au Moyen-Orient a été créé en 2015. Il appuie des projets mis en oeuvre notamment par des ONG françaises et par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) au profit des communautés menacées. Il contribue à démontrer à ces populations la solidarité active de la France. Depuis sa création, ce fonds a engagé près de 23 millions d'euros sur 79 projets concrets, en Irak, en Syrie, au Liban, en Jordanie et en Turquie. Au cours de l'année écoulée, il a permis de financer 17 projets, pour un montant total de plus de 5 millions d'euros : huit projets d'assistance humanitaire pour les populations déplacées dans les secteurs de l'eau, de l'hygiène, de l'assainissement et de la santé, avec un accent sur la santé mentale, ainsi que dans le domaine les activités génératrices de revenus ; neuf projets de stabilisation visant en particulier à accompagner le retour des populations dans leurs régions d'origine, par des actions de déminage et de rétablissement des services de base.

En Irak, notre action a notamment bénéficié à la ville de Qaraqosh, dans la plaine de Ninive, où une majorité de la population qui avait fui la ville en août 2014 est revenue et où la campagne de déminage est désormais achevée. La phase de reconstruction est lancée. En Syrie, elle a plus particulièrement porté sur le déminage dans la vallée de Khabour, qui compte de nombreux villages chrétiens.

Ce soutien sera maintenu en 2019 et 2020. Cette année, une part significative du Fonds sera consacrée à la mise en oeuvre des engagements du Président de la République envers Nadia Mourad : accueil de 100 femmes yézidies victimes de Daech en France, dont un premier groupe est arrivé en décembre 2018 ; construction d'un nouvel hôpital à Sinjar, ouvert à toutes les communautés. Une attention particulière sera également portée aux communautés de la plaine de Ninive : chrétiennes, kakaï et shabak. Enfin, le soutien aux réfugiés irakiens et syriens au Liban et Jordanie se poursuivra.

Nous avons également pris des initiatives en faveur du patrimoine du Moyen-Orient, singulièrement du patrimoine religieux. Dans ce domaine, nous avons agi en concertation étroite avec l'Unesco et sa directrice générale, Audrey Azoulay. Une conférence internationale sur la préservation du patrimoine en péril s'est tenue à d'Abu Dhabi en décembre 2016, sous la co-présidence de la France et des Émirats arabes unis. Elle a débouché sur la création du Fonds Aliph (Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit) présidé par l'Américain Thomas Kaplan et dont l'ancienne sénatrice Bariza Khiari occupe la vice-présidence.

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