Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 6 mars 2019 à 17h35
Situation des chrétiens d'orient et des minorités au moyen-orient — Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Nous voulons être aux côtés de l'Irak dans la paix comme nous l'avons été dans la guerre. Les nouvelles autorités issues des élections du mois de mai dernier peuvent compter sur notre soutien, pourvu qu'elles poursuivent la lutte contre le terrorisme, la reconstruction et la réconciliation nationale - telle est leur intention.

La France doit être totalement au rendez-vous de la reconstruction irakienne dans toutes ses dimensions. Nous avons été acteurs pendant la guerre et nous avons une longue histoire avec l'Irak. J'ai constitué un groupe sous mon autorité, à Paris, qui réunit tous les acteurs potentiels de la reconstruction de l'Irak - industriels, ONG, administration du Quai d'Orsay suivant ces questions - pour donner du souffle, y compris sur la partie culturelle et universitaire. Nous sommes convenus avec le président Saleh de la création d'un groupe miroir à Bagdad. C'est une mission qu'il ne faut pas rater, j'y serai très attentif. Nous engageons des actions de formation sur l'université de Mossoul, mais nous engageons également des actions d'accompagnement de la vie quotidienne. Il existe actuellement une fenêtre en Irak, mais pour combien de temps ? Si le pays ne parvient à se redresser rapidement et à apporter aux populations civiles les services de proximité dont elles ont besoin, le risque est grand : car si Daech est battu territorialement, il n'est pas battu dans son activité souterraine ! Nous devons faire la preuve que la vie quotidienne est meilleure depuis la fin de Daech.

La visite du président Saleh s'est très bien passée et permet des avancées dans ce domaine. Le déplacement du Président de la République en Irak aura lieu au cours de l'année 2019.

Enfin, la lutte contre l'impunité doit être également un horizon de notre action. Je sais que vous y êtes particulièrement attentifs. La France soutient l'équipe internationale d'enquêteurs créée par la résolution du Conseil de sécurité du 21 septembre 2017. Si l'intervention de la justice pénale internationale demeure une perspective lointaine, les autorités irakiennes, fédérales et régionales, se déclarent compétentes pour juger les crimes commis sur leur territoire. Nous continuerons d'appuyer par des projets concrets le recueil des preuves pour permettre à la justice d'avancer effectivement, et d'abord à la justice irakienne. Le traitement de ces affaires par les juridictions nationales irakiennes participe en effet du processus de normalisation et de réconciliation indispensable au règlement des conflits. Il y a là une fonction cathartique qui dépasse les intérêts des seules minorités et bénéficie à l'ensemble de la société.

En Syrie, seule une solution politique faisant une place à l'ensemble des composantes de la société est à même d'assurer une stabilité durable. Cela se pose en termes différents pour les chrétiens, qui sont dispersés, et pour les minorités qui disposent d'une base régionale ou géographique - les Kurdes, les Turkmènes, les Alaouites, les Druzes. Mais dans tous les cas, il faudra offrir à ces communautés des garanties. Dans un premier temps, cela passe par la préservation des populations du nord-est syrien et des forces qui ont mené à nos côtés le combat contre Daech. Tel est notre objectif dans nos échanges avec les États-Unis. C'est un axe des travaux du Small Group, qui réunit la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Arabie saoudite, la Jordanie et l'Égypte. Nous tentons également un dialogue avec le groupe d'Astana, qui réunit l'Iran, la Turquie et la Russie, conformément au souhait de l'ONU. La reconnaissance des minorités sera indispensable si l'on veut parvenir à une solution politique. La sauvegarde des chrétiens de Syrie exige des garanties tangibles, dans le cadre d'une solution politique négociée.

Dans le nord-est syrien, la poche djihadiste de Baghouz n'est pas encore complètement éradiquée. Les combats, menés par les forces kurdes et alliées - mais surtout kurdes -, seront terminés d'ici quelques jours. La partie tenue par les forces démocratiques, avec le soutien de la coalition, comprend Raqqa, d'où sont partis les terroristes qui ont frappé la France. L'annonce du retrait des forces américaines au sol dans cette zone a été une surprise. Nous étudions néanmoins avec les États-Unis et avec d'autres pays les solutions pour assurer le maintien de la sécurité dans ce secteur. C'est bien le moins que l'on puisse faire à l'égard des forces démocratiques syriennes !

En Syrie, la solution ne peut être que d'ordre politique. Pour ce faire, nous activerons trois leviers : le levier territorial, celui de la reconstruction et celui de notre présence au Conseil de sécurité de l'ONU. À défaut, la solution sera militaire. C'est peut-être ce que pense Bachar el-Assad, qui joue la patience et le temps...

La situation d'Idlib, à l'ouest d'Alep, demeure un sujet de préoccupation. Cette zone compte environ 3 millions d'habitants, dont la moitié sont des déplacés, et 30 000 combattants de toutes obédiences. En ce moment, la zone est dominée par des éléments qaïdistes. La reconversion est donc en cours dans les groupes terroristes. Certains des éléments les plus proches de Daech ont prêté allégeance à d'autres obédiences. Les Turcs qui avaient la responsabilité, dans le cadre de l'accord de Sotchi, de mettre de l'ordre dans tout cela n'y sont pas parvenus.

Au-delà des crises, se pose la question de la pérennité de la présence des minorités au Moyen-Orient. Des communautés encore actives, qui ont échappé à l'épreuve du temps comme à l'emprise de Daech, pourraient connaître dans un avenir proche l'érosion et l'exil qui ont petit à petit relégué les Grecs d'Istanbul ou les Juifs d'Alexandrie dans les souvenirs nostalgiques d'un Orient révolu.

La situation des chrétiens d'Orient s'est considérablement dégradée durant le XXe siècle, et le cours des dernières années a accéléré le phénomène. Leur nombre absolu reste stable : environ 12 millions au total en Égypte, en Palestine, en Israël, au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Turquie, en Irak et en Iran. Mais leur part relative, dans des populations en expansion rapide, s'est réduite sous l'effet des massacres, des conflits, du terrorisme, mais aussi de l'émigration économique.

En Syrie et en Irak, les minorités ont été instrumentalisées par des régimes autoritaires cherchant à se faire passer pour « laïcs » afin de justifier leur domination minoritaire - ici alaouite, là sunnite. En Égypte, qui abrite la plus grande communauté de chrétiens d'Orient avec 6 à 8 millions de coptes, la multiplication des attentats dont ils sont victimes rappelle qu'ils demeurent exposés, malgré les efforts déployés par les autorités pour assurer leur protection. Au Liban, l'absence de recensement depuis 1932 n'enlève rien à la sensibilité des évolutions démographiques.

Ces évolutions démographiques renforcent le sentiment minoritaire à travers la région et attisent les angoisses de nombreuses communautés, qui doutent d'avoir encore un avenir chez elles. L'emprise croissante d'un islam de rupture, politique ou sociétal, contribue à accuser ce sentiment. Il faut travailler à sécuriser et à rassurer, là où cela est possible. Quand le départ apparaît inévitable, il faut aussi savoir accueillir ceux qui n'ont d'autre choix que l'exil. La France s'est honorée à le faire quand elle a donné refuge, il y a maintenant plus d'un siècle, aux survivants du génocide arménien, que nous commémorerons le 24 avril. Elle maintient aujourd'hui cette tradition. L'accueil de cent femmes yézidies et de leurs enfants en est l'illustration.

Un protocole a été signé le 14 mars 2017 entre, d'une part, les ministères des affaires étrangères et de l'intérieur et, d'autre part, la Communauté de Sant'Egidio, la Conférence des évêques de France, le Secours catholique, la Fédération protestante de France et la Fondation de l'entraide protestante pour la mise en place de corridors humanitaires. Il a permis l'acheminement sûr de réfugiés syriens du Liban vers la France et l'accueil dans notre pays de plus de 500 d'entre eux. Pour autant, la logique prioritaire est de faire en sorte que ces communautés puissent vivre là où elles ont leur creuset.

Je dirai un mot de la situation dans le Golfe, où l'islam majoritaire n'a fait que tardivement l'expérience de la diversité, lorsque des minorités importantes, formées de travailleurs migrants, se sont constituées depuis les chocs pétroliers. Ces populations venues d'Asie du Sud, d'Afrique et des Philippines représentent une part croissante, et sans aucun doute une figure majeure de l'avenir des minorités chrétiennes au Moyen-Orient. C'est d'autant plus remarquable qu'elles sont porteuses de traditions religieuses extérieures à la région : le protestantisme évangélique, le catholicisme romain, ou l'hindouisme. La visite historique du Pape François à Abou Dabi a permis la conclusion d'un document important sur la fraternité humaine avec le Grand imam d'Al-Azhar. Mais la messe qu'il a célébrée dans un stade pour plusieurs dizaines de milliers de fidèles a aussi rappelé qu'il y a près de 3,5 millions de chrétiens dans le Golfe, aux trois quarts catholiques.

À cette réalité font écho des ouvertures politiques. Les États du Golfe, conscients du danger que représentent le terrorisme et l'extrémisme pour l'islam, et pour leur propre stabilité, s'essaient au dialogue interreligieux. Le patriarche maronite a été accueilli à Riyad l'année dernière avec les honneurs. Il en a été de même du regretté cardinal Tauran. Ce mouvement, encore timide, nous avons fait le choix de l'accompagner. Il est pour nous indissociable de la lutte contre l'extrémisme et la radicalisation.

Le pluralisme n'est pas qu'une fin en soi. C'est une des conditions de la stabilité, à terme, du Moyen-Orient. C'est la raison pour laquelle nous sommes attachés à la singularité de Jérusalem, dont la vocation multiséculaire est d'accueillir et de refléter la diversité spirituelle, religieuse et historique de cette région. La France y a la propriété et la responsabilité de plusieurs sites religieux importants, regroupés au sein du Domaine national de Jérusalem. Un site juif : le Tombeau des Rois, et trois sites chrétiens : l'église Sainte-Anne, l'Eleona et le couvent d'Abou Ghosh. Je suis fier de vous confirmer que le Tombeau des Rois rouvrira dans quelques semaines, après d'importants travaux de restauration et de sécurité. Ce site que les frères Pereire ont légué à la France est un beau symbole des liens qui unissent la France au judaïsme et de notre attachement à Jérusalem, qui doit pour nous devenir la capitale de deux États vivant côte à côte dans la paix et la sécurité.

C'est aussi la raison pour laquelle au Liban, où il n'y a que des minorités, le modèle tumultueux de coexistence qui s'est installé depuis les accords de Taëf doit être préservé des crises de la région et des ingérences étrangères. C'est le sens des initiatives que nous avons prises fin 2017 pour favoriser un dénouement de la crise institutionnelle. C'est aussi le sens de la Conférence Cedre, qui s'est tenue le 6 avril dernier à Paris. Des engagements importants ont été pris, en accompagnement d'un processus de réformes économiques. Aujourd'hui qu'un gouvernement a été formé, ces réformes doivent être mises en oeuvre, et la souveraineté et l'indépendance du Liban doivent être confortées.

Aux yeux de la France, l'avenir des chrétiens d'Orient et des autres minorités est en Orient, dès lors bien sûr que leur sécurité est assurée : cela veut dire qu'il est aux côtés de leurs compatriotes majoritairement musulmans. Nos efforts visent donc aussi à accompagner l'affirmation d'un islam ouvert et tolérant, compatible avec une conception universaliste des droits de l'homme. C'est le message qu'a porté le Président de la République dans ses entretiens avec le Grand Imam comme avec le Pape des coptes.

L'action en faveur des minorités est liée au combat pour les libertés individuelles, à commencer par celle de croire, de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer. Je tiens à saluer l'exception tunisienne, illustrée il y a quelque mois par la liberté donnée aux femmes musulmanes d'épouser un non-musulman sans que celui-ci ait à se convertir.

Je termine en me réjouissant de l'action menée par le Sénat dans cette direction.

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