Intervention de Daniel Pécaut

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 mars 2019 à 9h35
Colombie — Audition de M. Daniel Pécaut directeur d'études à l'ecole des hautes études en sciences sociales ehess

Daniel Pécaut, directeur d'études à l'EHESS :

L'accord de paix, qui a été un véritable succès international, est en grand péril. Les violences peuvent reprendre à tout moment - et la situation du Venezuela n'arrange rien. Le conflit armé et les disputes entre les groupes de narcotrafiquants ont fait des dégâts considérables : 7 millions de déplacés, 40 000 enlèvements, 60 000 disparitions... C'est plus qu'en Argentine ou au Chili. Pourtant, au cours de ces décennies, la Colombie a joui d'une stabilité institutionnelle et économique rare. Elle s'est toujours réclamée de l'État de droit, y compris lors de la révision constitutionnelle de 1991, qui a considérablement élargi les droits des minorités et des individus. Elle est aussi le seul pays d'Amérique latine à n'avoir jamais connu, en 50 ans, de vrai dérapage économique. Tout au plus a-t-on observé une récession provisoire en 1999 et 2000. Le reste du temps, le pays a eu un taux de croissance satisfaisant, et l'année prochaine, après trois années difficiles à cause de la chute des cours de pétrole, il devrait atteindre 3 %.

Quand je parle de stabilité institutionnelle, cela ne signifie pas que les représentants de l'État et les forces armées ne se soient pas rendus coupable d'innombrables abus, y compris en contact avec les multiples groupes paramilitaires... Mais la Colombie, malgré le conflit, a offert aux investisseurs une grande stabilité sociale, puisque les revendications sociales ont été impossibles - ou étaient traitées par les groupes paramilitaires avec des mesures très expéditives. Résultat : c'est un des pays où les inégalités sont parmi les plus importantes.

Les accords de La Havane ont été salués unanimement par la communauté internationale car ils donnaient la priorité aux victimes et à la réparation en mettant en place une justice transitionnelle. Il s'agissait aussi de lancer un programme de développement rural intégré de longue durée. Une des conditions pour que les guérilleros l'acceptent était que cette justice transitionnelle leur permît d'échapper à toute peine d'emprisonnement, dès lors qu'ils purgeraient des peines substitutives de cinq à huit ans. Bien sûr, s'ils ne disaient pas la vérité, les peines pourraient aller jusqu'à vingt ans de prison. Mais, à la surprise générale, l'accord a été refusé lors du référendum, qui s'appelle en Colombie un plébiscite, par 51 % contre 49 % des voix. L'abstention a été considérable, et le Gouvernement du président Santos a été pris par surprise.

Ce rejet a plusieurs causes. D'abord, la haine, la rancoeur envers les FARC est immense en Colombie. Les paramilitaires, les multiples groupes de narcotrafiquants alliés aux forces de l'ordre sont responsables de beaucoup plus de crimes que les guérillas, mais ces crimes sont omis. Tel n'est pas le cas de ceux des guérillas, qui ont marqué toute la population, y compris urbaine. De fait, lors du référendum, l'accord a été accepté plus facilement en zones rurales que dans les villes, qui pourtant avaient été souvent épargnées par le conflit. Il faut ajouter une propagande forte des parties évangélistes et conservatrices de l'Église, sous prétexte que l'accord comprendrait des mesures sur les questions de genre.

L'échec du plébiscite n'a pas empêché la reprise des négociations. Les FARC ont fait des concessions. Les clauses de l'accord ont été discutées par le Congrès, selon une procédure accélérée. Certaines n'ont pas été retenues. Après quelques mois, on constate que les mesures de transformation qui avaient été promises, et notamment les mesures de réforme agraire, sont restées lettre morte. Il avait été prévu d'envoyer des représentants spéciaux dans les régions qui avaient été le plus touchées par le conflit. Cela n'a pas été voté.

Et le problème majeur des cultures de drogue n'a pas trouvé de solution. Leur volume est passé de 70 000 hectares à 200 000 hectares environ. Résultat : la violence subsiste dans des régions entières. Les accords de la Havane prévoyaient en effet l'éradication manuelle des cultures, les paysans qui acceptaient de détruire les plants recevant une compensation. Environ 50 000 paysans ont joué le jeu. Les groupes illégaux qui contrôlent la production - qui sont de tailles et de natures variées - ont assassiné des paysans ayant participé au programme d'éradication volontaire, notamment dans les régions frontalières avec l'Équateur et le Venezuela. Environ 2 000 membres des FARC, dissidents, se sont implantés dans les régions de culture de drogue, toutes périphériques, en particulier le long du Pacifique : la ville de Buenaventura est aux mains de groupes illégaux, par exemple.

La mise en place de la justice transitionnelle a beaucoup traîné. La loi organique vient d'être adoptée, mais le président a objecté à plusieurs clauses, ce qui jette une grande incertitude sur l'avenir du dispositif, puisqu'il faudra de nouveau plusieurs mois de débat devant le Congrès. L'objection élevée par le président va d'ailleurs à l'encontre de la décision de la cour constitutionnelle, ce qui engendre un conflit de compétences.

La Colombie a accueilli plus d'un million de réfugiés du Venezuela. Le président Duque s'est aligné sur M. Trump pour définir une politique migratoire relativement dure. Le problème majeur réside dans les contacts entre l'armée de libération nationale (ALN) et le Venezuela. Plusieurs dirigeants de l'ALN vivent depuis longtemps au Venezuela, ce qui accrédite le soupçon que les actions terroristes menées au cours des dernières années ne sont pas sans rapport avec le président Maduro.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion