J'ai parlé de problèmes institutionnels, dans ce pays qui a longtemps joui d'une grande stabilité et qui s'est réclamé de l'État de droit, même dans les moments où ses dirigeants commettaient les pires abus. C'est un pays de tradition libérale, par opposition à tous les autres pays d'Amérique latine. Il n'a jamais connu une forte centralisation autour d'un pouvoir fort. L'exception fut M. Uribe. Encore celui-ci n'a-t-il réussi à se faire réélire qu'une seule fois. Et même pendant ses mandats, il y a eu des limites à l'arbitraire. Il est accusé d'avoir participé à beaucoup d'opérations douteuses, et de s'être appuyé sur des forces illégales d'extrême droite. Malgré tout, la stabilité du pays suscite la confiance des investisseurs.
Mais la Colombie est en train de devenir un pays comme les autres, avec des crises politiques, les partis traditionnels étant quasiment en voie d'extinction. M. Duque a été élu grâce à l'appui de M. Uribe, de l'extrême droite, de la droite, des évangéliques et de la droite catholique. Il vient d'opposer des objections à la justice transitionnelle. Aura-t-il une majorité pour appuyer ces objections ? Rien n'est moins sûr, car il n'a pas de majorité solide au Congrès, y compris pour son propre programme de développement formulé il y a quelques mois, et qui a suscité beaucoup de réticences. Pour la première fois, dans ce pays dont les habitants raffolent du droit, des avocats et des cours constitutionnelles, on arrive à un moment de crise entre les différentes institutions. La Cour constitutionnelle a validé la justice transitionnelle, mais le président la refuse : c'est un conflit frontal et exceptionnel.
Il y a aussi un conflit avec le « fiscal ». Ce dernier est l'équivalent de notre procureur général et contrôle une administration puissante de 10 000 personnes. Il s'oppose au mécanisme de Justice pour la paix, qui s'est constitué depuis quelques mois, et fait tout pour le saboter. Or il est lui-même mis en accusation pour des affaires de corruption car, avant d'être nommé fiscal, il était l'avocat d'une affaire liée au scandale Odebrecht. On a donc un conflit entre la Fiscalia et la Justice pour la paix. Et le procureur a critiqué les décisions du président ! Bref, les problèmes de droit occupent une place majeure en ce moment, et occultent les oppositions politiques. Et la corruption pénètre dans toutes les institutions. Même dans la justice transitionnelle, un juge enquêteur aurait reçu des pots-de-vin.
M. Duque a affiché pendant quatre mois la volonté de définir une ligne relativement ouverte. En refusant d'accepter la loi organique, il sort de cette voie. Qui est la personne susceptible d'être le plus inquiétée par la justice transitionnelle ? L'ancien président Uribe, qui jouit d'un prestige considérable car c'est lui qui a mené une action efficace pour réduire les FARC. Or il s'est appuyé sur les groupes paramilitaires, a corrompu des témoins... Bref, il se sent vulnérable face à cette nouvelle justice. Le président Duque, depuis quelques mois, prend des orientations conservatrices qui ressemblent à celles de M. Bolsonaro, allant jusqu'à intervenir sur le contenu des enseignements !
Si l'on parle de narcotrafic, il faut énumérer l'ensemble des ressources de la Colombie, qui contribuent à sa balance des paiements : le pétrole, les minerais précieux, le charbon, le coltan, et la cocaïne. Beaucoup de ces ressources sont situées dans les régions périphériques, sur lesquelles l'État central n'a que peu de contrôle. La zone d'exploitation pétrolière, notamment, est limitrophe avec le Venezuela. L'ALN y est solidement implantée, et une dissidence des FARC s'y est aussi installée, et s'y est alliée à l'ALN. Cette dernière a commis un attentat terroriste extrêmement grave contre l'école militaire et multiplié les sabotages d'oléoducs, qui affectent des milliers de paysans.
Le Gouvernement de M. Duque vient de décider de revenir aux méthodes d'aspersion aérienne pour détruire les plantations, avec du glyphosate.
M. Duque en avait discuté avec M. Trump, qui a mis en garde la Colombie contre l'expansion de la culture de cocaïne. Il n'a d'ailleurs jamais été question de légaliser la cocaïne, mais uniquement la marijuana et le cannabis. Au cours des dernières années, les FARC se finançaient largement à partir de cultures de cocaïne. Les paramilitaires étaient, à bien des égards, l'expression des narcotrafiquants. Les narcotrafiquants et les paramilitaires n'ont jamais été une force cohérente, et si beaucoup d'entre eux ont péri, c'est surtout le fait de querelles internes aux différents groupes et entre ceux-ci ! L'unité n'a jamais été que de surface. En réalité, il y a toujours eu une multitude de groupes se disputant le contrôle du trafic.
De fait, l'éradication manuelle de la cocaïne - le Gouvernement parle de 50 000 hectares détruits en quelques années - ne peut être que renforcée par les aspersions aériennes, mais celles-ci hérissent les paysans. Pour la communauté internationale, encore faut-il trouver comment financer le remplacement des cultures. En effet, celles-ci sont installées dans des régions isolées, sur des micro-exploitations, et il n'est pas évident de trouver des produits de remplacement. Le cacao ? Mais comment l'écouler ? Beaucoup de plans de substitution ont donc tourné court. Pour autant, il faut que la communauté internationale continue de s'impliquer - et l'action de la France pour la réduction des violences à Medellin a été fondamentale, en effet.
Le travail de mémoire effectué au cours de ces dernières années est remarquable : aucun pays d'Amérique latine n'a connu autant de travaux sur ce qui s'est passé au cours des décennies précédentes. C'est même un des problèmes de la Colombie : on sait tout, ou presque ! Ce n'est pas un pays qui sort d'un système totalitaire, où l'on découvrirait après coup les atrocités qui ont été commises. Les paramilitaires qui ont bénéficié d'un premier régime d'amnistie ont déposé les armes en 2005, et ils ont dû reconnaître les actes qu'ils avaient commis. On sait beaucoup moins de choses sur les guérillas, qui commencent seulement à parler.
Le grand risque, pour la Colombie, serait que la justice internationale s'en mêle. Celle-ci avait reconnu que l'accord était valable, puisque les responsables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité seraient poursuivis. Elle était très attentive au fait que ce ne soient pas simplement les simples soldats ou les sergents qui soient incriminés pour les 3 000 assassinats commis. Le tribunal international de La Haye a fait savoir qu'au cas où la responsabilité des dirigeants et hauts gradés ne serait pas sanctionnée, il se réservait d'intervenir.
Le rôle de la France en Colombie est fondamental - comme celui de l'Allemagne, d'ailleurs. L'ambassadeur allemand est intervenu au Venezuela. La France peut contribuer au financement des programmes de mémoire et de réparation aux victimes. Ces programmes sont bien entamés, mais réclament des moyens que la Colombie n'a pas. La France jouit d'un prestige certain, comme d'autres pays européens : la Norvège a été pays garant alors lors des négociations de La Havane, par exemple. Il est fondamental que la France continue à appuyer tout ce qui relève de la dynamique de la pacification. Elle peut aider à réformer l'administration, aussi, à un moment où la Justice elle-même se trouve impliquée dans des affaires de corruption. Notre Conseil d'État, notamment, est intervenu en Colombie, et sa participation a été très bien reçue.