Intervention de Bariza Khiari

Réunion du 21 décembre 2004 à 21h45
Création de la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité — Adoption définitive d'un projet de loi en deuxième lecture, amendement 80

Photo de Bariza KhiariBariza Khiari :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, lors de la première lecture, notre assemblée avait enrichi le texte issu des travaux de l'Assemblée nationale en y apportant trois modifications essentielles, portant respectivement sur la composition de la HALDE, la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, sur le fonctionnement de celle-ci, que le Sénat souhaitait décentralisé, et enfin sur l'extension de l'aménagement de la charge de la preuve. A l'occasion de sa deuxième lecture du projet de loi, l'Assemblée nationale a supprimé ces avancées.

En ce qui concerne la première de ces modifications, je dois bien avouer que ma satisfaction a été réelle, lors de la précédente lecture, quand la commission des lois du Sénat a présenté un amendement visant à assurer le pluralisme au sein de la haute autorité, au nom même des objectifs et des missions inhérents à cette dernière.

La suppression de cette disposition à l'Assemblée nationale a été fondée sur une argumentation contestable. Notre collègue député Pascal Clément, rapporteur du texte, a déclaré, sans rire, qu' « après avoir trouvé spontanément l'idée bonne, il s'est demandé comment on pourrait exiger de connaître les idées politiques des impétrants. Cela apparaît aussi choquant qu'impraticable. Ce serait de nature à faire de la discrimination. » Il a ajouté qu'il ne voyait pas comment le président de la Cour de Cassation pourrait demander à un magistrat de faire état de ses opinions politiques.

Dans la mesure où le vice-président du Conseil d'Etat, le premier président de la Cour de Cassation et le président du Conseil économique et social ne nommeront chacun qu'un seul membre de la haute autorité, le respect du pluralisme ne pourra guider leurs choix.

En revanche, le Président de la République, le président du Sénat, le président de l'Assemblée nationale et le Premier ministre désigneront chacun deux membres. L'argument selon lequel ces personnalités éminentes n'auront pu demander aux membres qu'elles voudront nommer quelles sont leurs sympathies politiques ou syndicales prête à sourire. En effet, on ne voit pas comment des responsables politiques majeurs, de surcroît détenteurs du pouvoir de nomination, pourraient ignorer les affinités politiques des personnes pressenties par eux. Dans un pays comme le nôtre, où la politique occupe une place prépondérante, cette argumentation est faible, c'est le moins que l'on puisse dire !

Quoi qu'il en soit, nous regrettons le recul opéré à l'Assemblée nationale, et nous présenterons un amendement tendant à réintroduire la notion de pluralisme, à laquelle nous sommes attachés, le pluralisme étant garant de l'indépendance de la future haute autorité.

En ce qui concerne la deuxième modification, le Sénat avait donc adopté un amendement visant à prévoir que le fonctionnement de la haute autorité serait décentralisé et que celle-ci serait, à cet effet, dotée de délégués territoriaux.

Une telle disposition correspond à l'esprit sous-jacent à la création de la haute autorité, mais surtout elle constitue un gage de sa réussite et de sa crédibilité.

Pour illustrer ce point, fondons-nous sur quelques exemples tirés d'une actualité qui, malheureusement, s'impose à moi.

Tout d'abord, le tiers des actes de violence raciste commis en France contre des Maghrébins entre janvier et juin de cette année l'ont été en Corse. Nous sommes légitimement en droit de nous interroger sur le nombre d'actes sanctionnés. La présence en Corse d'un délégué territorial de la haute autorité rendrait probablement plus rapide et plus efficace l'action de la justice.

Ensuite, dans la région parisienne, une discothèque sur trois pratique la discrimination raciale.

Je n'allongerai pas cette sinistre liste, nos quotidiens s'en chargent !

Il nous semble donc indispensable que nos concitoyens victimes d'actes de discrimination puissent trouver non loin de chez eux un lieu d'écoute et de prise en charge. En effet, la discrimination frappe en général une personne faible, vulnérable, démunie, que le comportement dont elle est victime affaiblit encore plus. Par conséquent, la territorialisation de la HALDE ne serait vraiment pas un luxe. La République doit réduire la dissymétrie des forces, non pas l'accentuer.

Certes, le Gouvernement nous assure que la HALDE aura des délégués territoriaux, la mise en oeuvre de cette disposition relevant du pouvoir réglementaire. Pourtant, la création des délégués territoriaux du Médiateur de la République a reçu l'onction législative. Dès lors, pourquoi refuser, s'agissant de la HALDE, de prendre une disposition législative déjà en vigueur pour une autre autorité administrative ? Sous prétexte de ne pas élaborer une « loi bavarde », faut-il que la représentation nationale se fasse l'artisan d'une « loi muette » ?

En ce qui concerne la troisième modification que j'évoquais en préambule, j'en viens au titre II du projet de loi, dont les dispositions visent à transposer la directive du 29 juin 2000 relative à l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique.

Le Sénat avait étendu, à l'occasion de la première lecture, l'application du droit à un traitement égal aux critères de discrimination énumérés dans la loi de novembre 2001. Cette extension a été supprimée par l'Assemblée nationale, qui s'en est tenue à une transposition a minima. Le groupe socialiste du Sénat souhaite le rétablissement de la rédaction de l'article 17 issue de nos travaux de première lecture. L'extension de l'aménagement de la charge de la preuve supprimerait une hiérarchisation insupportable dans la famille maudite des discriminations : aucune discrimination ne doit être considérée comme plus supportable qu'une autre au regard de notre droit.

C'est la raison pour laquelle nous aurions préféré que les dispositions du titre II bis, relatives au renforcement de la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe, fassent l'objet d'un texte distinct, comme cela était d'ailleurs prévu initialement.

Le Gouvernement a néanmoins opéré une clarification salutaire concernant la définition de la notion de provocation à la discrimination. A cet égard, comme vous l'avez rappelé, monsieur le rapporteur, la liberté d'expression sur des sujets de société tels que le mariage entre personnes du même sexe ou l'adoption d'enfants par des couples homosexuels ne sera pas mise en question.

Pour autant, les propos outranciers d'un député qui a qualifié, à la tribune, l'homosexualité de « menace pour la survie de l'humanité » peuvent être considérés comme une injure publique visant un groupe de personnes non identifiées, qui constituera bientôt un délit passible de sanctions. Les propos de ce député sont-ils un simple « excès de vocabulaire », ou relèvent-ils de l'injure ou de la diffamation ?

Pour ma part, j'ai confiance dans la pratique et le travail du juge, garant de nos libertés publiques, pour l'appréciation de la portée d'un pareil propos, et je rappellerai que les mêmes débordements, les mêmes menaces se faisaient jour voilà vingt ans, lors de la discussion de la loi Veil sur le droit à l'avortement, vécu et dénoncé par certains comme un « crime contre l'humanité ».

Je me réjouis donc que la commission des lois du Sénat propose de réintroduire l'extension de l'aménagement de la charge de la preuve à toutes les discriminations prévues aux articles 225-2 et 432-7 du code pénal et de ne pas apporter de modification aux articles 17 bis et 17 ter du projet de loi.

Je ne m'étendrai pas davantage sur les questions relatives à la provocation à la discrimination, à la violence ou à la haine à raison du sexe, de l'orientation sexuelle ou du handicap, mes collègues députés socialistes les ayant largement traitées. La fin de mon intervention sera centrée sur les discriminations à l'embauche.

Lors de la première lecture, le groupe socialiste du Sénat avait déposé un amendement, que j'avais défendu, portant sur le curriculum vitae anonyme. Par cet amendement, pourtant timide, tendant à prévoir que, au nombre des missions de défense de l'égalité assignées à la HALDE, figurerait la promotion du CV anonyme, nous souhaitions apporter notre contribution au débat. L'usage du CV anonyme aurait pu permettre de révéler l'existence d'un certain nombre de préjugés. Il aurait eu pour vocation de « décoloniser les imaginaires ».

En effet, il nous faut rompre avec les représentations post-coloniales de l'immigration, considérées comme d'un autre âge par tous les responsables. Le recours au CV anonyme pourrait permettre l'appréciation de la candidature sur des bases objectives, à l'exclusion de toute idée préconçue liée par exemple au patronyme, à l'origine, au lieu de résidence, à l'aspect physique. Certains candidats pourraient alors enfin bénéficier d'un premier entretien d'embauche, possible sésame pour l'emploi.

Le jour même où je défendais cet amendement devant vous, madame la ministre, M. Claude Bébéar remettait au Premier ministre un rapport suggérant le traitement anonyme des CV des demandeurs d'emploi. Cependant, M. le rapporteur et vous-même avez estimé que « la précision apportée par l'amendement n'était pas pertinente », tandis que M. Lecerf faisait état d'une étude menée par l'observatoire des discriminations de Paris et mettant en évidence que, à CV identiques, un homme blanc trentenaire au patronyme bien français avait vingt fois plus de chances d'être convoqué à un entretien d'embauche qu'un trentenaire portant un nom à consonance maghrébine ou africaine ! Cela signifie que l'un de nos compatriotes français d'origine maghrébine ou africaine a 80 fois moins de chance d'être convoqué à un entretien d'embauche. On ne peut plus parler de pacte républicain face à de tels chiffres.

Le lendemain de notre discussion, le CV anonyme est devenu un sujet médiatique. L'amendement de Mme de Panafieu, adopté par la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, visait à rendre obligatoire le traitement anonyme des CV dans les entreprises de plus de 250 salariés. Le 6 décembre, lors de l'examen du projet de loi de programmation pour la cohésion sociale, la commission des affaires sociales a retiré cet amendement à la demande du Gouvernement.

M. Borloo a argué que, à ce stade, le sujet devait être étudié par une commission technique confiée à M. Roger Fauroux, dont la compétence et l'impartialité sur ces questions ne peuvent évidemment pas être mises en cause.

M. Borloo a ajouté que si cette mesure était approuvée par la commission Fauroux, elle pourrait être proposée soit par voie conventionnelle, soit par voie législative ; la loi qui sera présentée par Christian Jacob relative aux entreprises pourrait en être le cadre.

Ce raisonnement, aussi logique qu'il paraisse, présente néanmoins deux contradictions qu'il est intéressant de relever.

La première contradiction réside dans le fait de mettre en place une commission technique où siégeront l'ANPE, les organismes de placement, les chasseurs de têtes, le patronat et les partenaires sociaux, alors même que nous sommes en train de légiférer et de créer une instance dont la vocation est de piloter ce genre d'étude.

La deuxième contradiction découle d'un amendement adopté ici même prévoyant que la Haute autorité sera saisie de tout projet de loi relatif à la lutte contre les discriminations.

Ainsi, si la commission Fauroux statue sur la faisabilité et la pertinence de cette mesure par voie législative, il faudrait ensuite confier le dossier à la Haute autorité avant de voir apparaître un projet de loi.

La mise en place d'une nouvelle commission est donc contraire à l'objectif de recentrage et de cohérence assigné à la Haute autorité. S'agit-il d'allonger les délais et de faire comme si l'urgence sociale n'existait pas ? Certains pourraient le penser, ce qui n'est pas mon cas. Comme moi, mes chers collègues, vous savez que les discriminations, parce qu'elles sont intolérables au regard des valeurs de notre République, mais aussi parce qu'elles contribuent à nourrir le communautarisme, minent notre cohésion nationale.

Après avoir écouté attentivement les arguments hostiles au CV anonyme, je n'en trouve aucun qui soit convaincant au regard des enjeux et de la situation actuelle.

L'un des arguments avancés est que l' « on ne peut pas embaucher à l'aveugle », certains feignant de croire que cette disposition conduirait les chefs d'entreprise à embaucher des candidats qu'ils n'auraient pas rencontrés.

Le traitement anonyme des CV n'implique évidemment pas de mener un entretien d'embauche avec un candidat « muni d'une cagoule ». Il vise à faire en sorte que tous les candidats dont le CV correspond au poste ou à la fonction aient la même chance d'être convoqués au premier entretien d'embauche.

Un autre argument, que je qualifierai de maximaliste, consiste à dénigrer le CV anonyme sous prétexte qu'il s'apparenterait davantage à une esquive qu'à un affrontement résolu des peurs et des stéréotypes qui minent notre société.

Cet argument n'a pour lui que la seule force de la rhétorique. Ceux qui font semblant de préférer une révolution improbable aux réformes insuffisantes, mais bien concrètes, sont en réalité des conservateurs.

Dès lors, nous nous interrogeons sur le bien-fondé de la mission Fouroux chargée d'examiner la faisabilité du CV anonyme. Pourquoi créer des structures comme la Haute autorité et les vider de leurs prérogatives dans le même mouvement ?

Sans faire du CV anonyme l'alpha et l'oméga de la politique de lutte contre les discriminations, on ne peut négliger la mise en oeuvre de ce qui s'apparente à un outil de l'égalité.

Le dernier argument qu'il faut combattre est celui qui consiste à dire que le CV anonyme dans les entreprises est une « fausse bonne idée » dans la mesure où les entreprises de plus de 250 salariés ne représentent que 0, 5 % des entreprises. Encore faut-il ajouter que ces 0, 5 % représentent 42 % des emplois salariés en France !

Le traitement anonyme des CV n'est pas une mesure inspirée par les politiques de discrimination positive. C'est au contraire une alternative sérieuse à la discrimination positive. Cette mesure ne s'oppose en rien à la liberté d'entreprendre. Elle s'inscrit parfaitement dans le cadre de nos idéaux d'égalité et de méritocratie républicaines.

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, il n'est jamais trop tard pour démontrer à tous nos concitoyens, quelle que soit leur origine, que notre pacte républicain repose sur l'égalité.

Cela suppose, au delà de la mise en place de dispositifs efficaces de lutte contre les discriminations - ô combien nécessaires -, la mise en oeuvre de politiques actives autour d'une laïcité émancipatrice afin d'aboutir à une réelle égalité des chances, non pas dans le but d'afficher un éternel slogan, mais pour obtenir un résultat.

Madame la ministre, nous ne nous opposerons pas à ce texte, car il porte une espérance partagée, celle d'un horizon commun respectueux de la diversité. Néanmoins, notre vote dépendra du sort qui sera réservé à nos amendements.

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