Intervention de Anne-Sarah Kertudo

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 14 mars 2019 : 1ère réunion
Audition de mmes fabienne servan-schreiber présidente et anne-sarah kertudo directrice de l'association droit pluriel

Anne-Sarah Kertudo, directrice de l'association Droit pluriel :

Tout d'abord, il est important de préciser que la question des femmes en situation de handicap se trouve à la croisée de deux thématiques : celle des femmes d'un côté et du handicap de l'autre. Les difficultés rencontrées par ces femmes recoupent ces deux champs : il peut s'agir de la domination masculine, des difficultés d'accès à la justice et de l'égalité des droits. Ce dernier point se retrouve à la fois dans les questions liées aux femmes et dans celles liées au handicap.

Des études récentes ont montré que les femmes en situation de handicap sont davantage victimes de violences que les autres femmes, dans des proportions très importantes. En partant de ce constat, nous devons nous demander comment faire pour inverser la tendance.

Deux causes importantes de cet état de fait peuvent être mises en évidence. La première, qui dépasse le cadre de la justice, concerne l'invisibilité des femmes handicapées. La seconde se trouve au coeur de notre action. Il s'agit de la difficulté d'accès à la justice et, plus largement, de la difficulté de recourir à tous les dispositifs existants en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.

La question de l'invisibilité des femmes en situation de handicap a été largement portée par l'association Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir, créée par Maudy Piot, qui est décédée l'année dernière. J'ai été vice-présidente de cette association pendant plusieurs années et je connais bien son action.

J'aimerais vous raconter une anecdote sur l'invisibilité des femmes handicapées. Quand j'ai commencé à m'intéresser à ce sujet, j'ai essayé de me représenter les femmes handicapées connues. En réalité, les personnes en situation de handicap connues sont des hommes : Ray Charles, Stevie Wonder, Stephen Hawking ou encore Alexandre Jollien. Je n'ai trouvé aucune femme. Lorsque j'ai perdu la vue il y a quatre ans, j'ai cherché « femmes aveugles » sur un moteur de recherche. C'est le nom de Gilbert Montagné qui est apparu en premier.

Nous ne pouvons donc que constater une véritable absence de représentation des femmes en situation de handicap. Cela crée un réel problème de regard que l'on porte sur soi, de construction et de fierté, qui peut avoir un impact sur les violences que nous subissons. En effet, si nous n'existons pas dans les médias ou dans l'espace public, cela signifie que nous n'existons pas ou que nous sommes cachées. Or le fait de se cacher traduit une honte. Il nous est donc difficile de nous construire, d'être fières de ce que nous sommes et, in fine, de nous sentir légitimes à défendre nos droits.

Plus largement, cette absence de représentation concerne également les campagnes de communication sur les femmes. De telles campagnes ne mettent jamais en scène des femmes en fauteuil ou des femmes aveugles. Par conséquent, les femmes en situation de handicap ont tendance à ne pas être perçues comme des femmes, comme elles le disent fréquemment. Les campagnes et les dispositifs de lutte contre les violences faites aux femmes oublient systématiquement les femmes en situation de handicap.

Les conséquences de cet oubli peuvent être dramatiques. Je peux citer l'exemple des personnes sourdes au moment de l'apparition du Sida. Les personnes sourdes se sont retrouvées exclues des campagnes de prévention de lutte contre le Sida. À l'époque, le symbole du Sida était une boule avec des pointes. En langue des signes, il est exprimé par un signe qui veut dire « tache ». Les sourds, qui ne disposaient d'aucune information en langue des signes, ont compris que le Sida était une maladie qui s'attrapait par le soleil et qui donnait des taches sur le visage. Ils ont été décimés par le Sida d'une manière absolument disproportionnée par rapport aux entendants parce qu'ils avaient été oubliés des campagnes. Les conséquences de tels oublis peuvent donc être d'une extrême gravité.

Le deuxième facteur qui explique que les femmes en situation de handicap subissent davantage de violences que les autres femmes relève, comme je l'ai dit, du recours à la justice et des dispositifs d'accès aux droits. Je peux en témoigner d'après mon expérience de terrain. J'ai exercé pendant dix ans une activité de conseil juridique en langue des signes pour les sourds. Ma première expertise concerne donc la population des personnes sourdes en langue des signes.

J'ai pu observer que les violences faites aux femmes surviennent fréquemment dans les institutions qui accueillent les enfants handicapés. Ces expériences en institutions parfois fermées donnent lieu à de nombreux récits de situations de violences et de viols. Les victimes n'ont absolument aucun recours en interne ni en externe. Les problématiques générales constatées pour toutes les victimes de violences se trouvent accentuées par les spécificités des personnes en situation de handicap, qui ne font l'objet d'aucune campagne de prévention, d'aucune action de sensibilisation et d'aucune éducation à la sexualité.

Dans le cadre de cette activité de conseil juridique pour les sourds, j'ai organisé des campagnes de sensibilisation aux droits pour les jeunes adolescents. J'ai été consternée par les retours de ces jeunes de 15 ou 16 ans qui ne savaient pas ce qu'était le viol. Ils étaient tous étonnés lorsque je leur expliquais que le viol pouvait survenir dans le mariage. Il est vrai que ce manque d'information peut être rencontré également chez les entendants. Cependant, ces derniers vivent dans un bain linguistique composé des paroles entendues à la radio, à la télévision ou dans des conversations. Les sourds, au contraire, n'ont accès qu'aux informations qui leur sont spécifiquement destinées en langue des signes. Ils ne reçoivent donc pas les informations diffuses qui construisent et qui forment les autres personnes.

J'ai commencé à travailler dans les années 2000 et je suis d'ailleurs toujours en relation avec le secteur des sourds. Dans l'exercice de mon métier, j'ai créé en 2002 la première expérience en France de conseil juridique en langues des signes. Aujourd'hui, il n'en existe guère davantage, ce qui signifie qu'une femme sourde qui souhaite témoigner en cas de violences n'a accès à aucune solution gratuite. Elle a la possibilité de prendre un interprète, qui facturera un minimum de 120 euros par vacation. Elle ne pourra pas être accueillie correctement alors que l'accès aux droits de toutes les personnes est reconnu.

Il existe quelques permanences juridiques en France, mais de manière anecdotique. L'une d'entre elles se tient au barreau de Paris un mercredi après-midi par mois. Un interprète accompagne l'avocat. Toutefois, la salle d'attente est bondée de personnes sourdes. Étant donné qu'il s'agit d'une petite communauté, l'anonymat n'est pas possible, ce qui peut dissuader les femmes victimes de violences de venir témoigner. Elles n'auront pas envie de répondre aux questions d'autres personnes présentes ou de savoir qu'elles ont été vues dans cet endroit. Pour cette raison, la permanence que j'avais instaurée s'étendait sur toute la semaine et fonctionnait sur rendez-vous afin que les personnes ne se croisent pas.

Une autre réelle difficulté pour les sourds est leur incapacité à témoigner par téléphone. Or l'appel téléphonique représente en général la première démarche d'une femme qui souhaite signaler des violences. C'est impossible pour les femmes sourdes, alors que le dispositif pourrait être imaginé techniquement. En effet, des mesures peuvent être mises en place pour que les personnes sourdes témoignent par ce biais. Les femmes sourdes victimes de violences ne disposent donc d'aucun lieu pour s'informer, se défendre et porter plainte.

Certaines d'entre elles se rendent au commissariat de police. Nous avons connaissance de nombreuses situations sordides dans le cadre de leur démarche. Une femme sourde s'est par exemple vu demander de mimer le viol qu'elle avait subi puisqu'elle n'était pas capable de le raconter. Dans le meilleur des cas, les agents de police demandent aux femmes sourdes qui viennent au commissariat de revenir puisqu'il n'y a pas d'interprète disponible. Pourtant, le fait de venir au commissariat exige un réel effort pour les victimes. L'agent essaie généralement de comprendre s'il peut communiquer par écrit. Mais il faut se souvenir qu'un rapport de l'ancienne sénatrice Dominique Gillot portant sur les droits des sourds estimait que 80 % des personnes sourdes ne savaient ni lire ni écrire. L'écrit n'est donc pas une solution. Même si les agents se montrent bienveillants, la communication sera compliquée, ce qui renvoie aux femmes sourdes l'image qu'elles ne sont pas à leur place dans cet endroit. Or si elles ne sont pas bien accueillies, elles n'y retournent pas. J'ai entendu de nombreux témoignages en ce sens de la part de femmes qui renonçaient à témoigner et qui se détournaient de l'institution.

Les difficultés se poursuivent ensuite au niveau de la justice, où une ignorance complète existe du côté des victimes et des professionnels. Les personnes sourdes ne sont pas familières du monde judiciaire. Elles n'en connaissent pas les codes. De plus, les informations ne sont pas accessibles en langue des signes. Les professionnels du droit, de leur côté, ne comprennent pas la situation des personnes sourdes.

La permanence juridique pour les sourds a néanmoins permis de faire évoluer les textes. En effet, il est obligatoire depuis 2004 de proposer un interprétariat en langue des signes en audience. Jusqu'à cette date, les propos des personnes sourdes étaient parfois traduits par leurs enfants ou par des interprètes bénévoles dont la maîtrise de la langue des signes était inégale, et ce y compris en cour d'assises. Un tel interprétariat n'offre pas les garanties de neutralité et de confidentialité d'un interprète professionnel. Aujourd'hui encore, les contours de l'interprétariat restent flous. Pour des raisons de coût, les tribunaux font appel à des bénévoles, dont les compétences ne sont pas équivalentes à celles des interprètes diplômés. En outre, les interprètes peuvent avoir tendance à s'exprimer à la place des personnes concernées.

Les magistrats rencontrent des difficultés à comprendre la spécificité des personnes sourdes. Il leur semble logique, comme je l'ai souligné à propos des policiers, de vouloir communiquer par écrit. Mais la prise en charge dans l'éducation des sourds jusqu'à une période récente ne leur a pas permis d'avoir accès à l'écrit. Une avocate m'a dit récemment à propos d'une victime sourde : « Elle ne parle pas, elle n'entend pas et en plus, elle n'écrit pas. Il faudrait quand même qu'elle s'y mette un peu ». Par conséquent, la surdité se trouve assimilée à une forme de handicap mental et les sourds sont considérés comme des personnes qui ne sont pas en capacité. Cette réelle incompréhension fait que la rencontre se déroule mal. En outre, les expériences se racontent dans la communauté. Les sourds renoncent à recourir à la justice, comme nous l'avons constaté dans le rapport que nous évoquions en introduction, Professionnels du droit et handicap. D'une manière générale, le réflexe de se détourner de la justice est largement partagé au sein des personnes porteuses de handicap.

À la suite des expériences tirées de la permanence juridique pour les sourds, nous avons créé Droit pluriel en 2009 afin de travailler sur tous les handicaps. Les constats sont similaires, à commencer par un manque d'information, aussi bien du côté des personnes en situation de handicap que des professionnels du droit. Une personne qui ne comprend pas bien ou qui marche « de travers » ne sera pas jugée capable ou digne de confiance. Cela renvoie à la présomption d'incapacité dont nous parlions précédemment. Or la question de la crédibilité s'avère centrale s'agissant notamment des violences faites aux femmes.

Nous dressons un constat similaire pour les personnes porteuses de handicap mental. Un témoignage que nous avons reçu montre par exemple qu'il est impossible de porter plainte pour une personne trisomique. En effet, les agents de police sont convaincus qu'une personne handicapée mentale n'a ni la capacité, ni le droit de porter plainte. Ils lui demandent de revenir avec son tuteur. Cette manière d'infantiliser les personnes revient à mettre en doute leur témoignage et les violences qu'elles ont subies.

Il en va de même pour les situations de handicap psychique, qui sont très nombreuses. Avant d'ouvrir la permanence juridique pour les sourds, je travaillais dans l'accès aux droits en général dans un lieu d'information public, gratuit et ouvert à tous. Dans le cadre de ma formation, il m'a été conseillé d'éconduire toute personne présentant un discours incohérent. Or il s'agit précisément de l'un des symptômes de la schizophrénie, par exemple. Les psychiatres montrent que ces populations, et notamment les femmes, sont pourtant particulièrement exposées aux violences. Le très beau film de Perrine Michel, Lame de fond, montre comment les termes de « viol par mon père, par mon frère, par mon grand-père » apparaissent dans un discours qui est en apparence décousu et incohérent. De plus, la souffrance psychique peut naître d'une violence. Il existe donc un point d'alerte autour des personnes en situation de handicap psychique et de la crédibilité qui est apportée à leur parole. À nouveau, les professionnels de la justice et de l'accès aux droits ne sont pas formés sur cette question.

En résumé, les difficultés que nous rencontrons portent sur le manque de sensibilisation, d'information et d'accès aux droits. La justice n'est pas accessible en raison de problèmes matériels, mais aussi à cause de l'absence d'information et de formation des professionnels.

Nous sommes donc en train de former tous les professionnels de la justice aux questions liées au handicap. Nous leur expliquons les conséquences du handicap visuel, auditif, mental ou cognitif. Nous leur montrons que ces populations sont particulièrement fragiles alors qu'elles ont un réel besoin d'accès aux droits. Ce travail est porté et encouragé dans les écoles, où la demande est forte. Nous sommes en train d'organiser des formations pour l'année prochaine. Il reste un combat important à mener.

Par ailleurs, les campagnes de sensibilisation doivent être ouvertes à tous. Il s'agit d'une urgence absolue. J'aimerais souligner cependant que tout existe déjà dans ce domaine. Selon nous, il n'est pas nécessaire de créer de nouvelles structures spécifiques pour les femmes en situation de handicap. Cela consisterait en effet à les isoler davantage du reste de la population féminine. Or nous devons affirmer que les femmes en situation de handicap sont des femmes comme les autres et que tout ce qui est valable pour les femmes concerne logiquement les femmes en situation de handicap. La formation des professionnels de la justice devra faire avancer ce message. Nous leur rappelons que ces femmes constituent également leur public. Des avocats me disaient par exemple qu'ils ne s'occupaient pas des personnes en situation de handicap, mais les professionnels doivent comprendre que ces personnes sont une partie de leur public. Il convient que les personnes handicapées puissent se sentir légitimes face à la justice. Notre démarche vise donc à ouvrir aux personnes handicapées ce qui existe déjà pour tout le monde.

Enfin, un large travail reste à faire en matière de culture pour permettre aux femmes handicapées de s'identifier à des « rôles modèles ». J'ai grandi avec une différence. Je sentais dans la cour de récréation que je n'étais pas comme les autres, mais je n'avais aucune référence à laquelle m'identifier dans la littérature, le cinéma ou les bandes dessinées. Il n'y avait aucun personnage sourd, aveugle ou en fauteuil. Par conséquent, le monde autour de moi me disait que je n'existais pas. Je n'avais pas de place dans la société. Or la culture doit montrer la diversité des profils. Les femmes handicapées attendent encore cela. Fabienne Servan-Schreiber, qui est productrice, a compris ce sujet. Elle travaille d'ailleurs sur un projet qui présente l'histoire d'une femme aveugle dont le handicap n'est pas au coeur de l'histoire. Cette femme est incidemment aveugle, comme elle aurait pu être noire ou rousse. Nous avons besoin de ces images-là.

Je vous remercie.

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