Intervention de Jérôme Bignon

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 24 janvier 2019 à 8h40
Examen de la note scientifique biodiversité : extinction ou effondrement ? jérôme bignon sénateur rapporteur

Photo de Jérôme BignonJérôme Bignon, sénateur, rapporteur :

C'est un magnifique sujet qui m'a été confié, et je mesure toute la responsabilité qui l'accompagne. N'étant pas scientifique, je l'ai regardé avec beaucoup de curiosité, de rigueur, aidé en cela par les services de l'Office. J'ai reçu des gens passionnés et passionnants, essayé de démêler le faux du vrai, la simple inquiétude de la réalité, tout en restant dans le format imposé. Celui-ci est contraignant et intéressant tout à la fois, il oblige à être rigoureux.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je voudrais citer un texte de Gilles Boeuf : « La biodiversité ne saurait être assimilée à une simple liste d'espèces peuplant un écosystème particulier, elle est considérablement plus qu'un catalogue ou un inventaire. C'est en fait tout l'ensemble des interactions établies entre les êtres vivants, ainsi qu'avec leur environnement. Nous pouvons la définir simplement comme étant la fraction vivante de la nature. Elle est issue d'une chimie pré-biotique, bâtie sur une géo-diversité antérieure, et elle s'est diversifiée dans l'océan ancestral vers 3,9 milliards d'années. »

Cela remonte donc assez loin, dans des proportions qu'il nous est même difficile de concevoir, car au-delà des millénaires, cela devient mystérieux. Mais c'est ainsi que cela a commencé, par des cyanobactéries qui sont progressivement sorties de l'océan, et dont nous venons probablement tous, sous des formes très différentes aujourd'hui.

L'objectif de cette note intitulée « Biodiversité : extinction ou effondrement ? » est de faire le point sur l'état des connaissances scientifiques sur la biodiversité. On évoque, selon les cas, la perte de biodiversité, l'effondrement de la biodiversité, voire la 6e extinction des espèces. Qu'en est-il ?

Premier point : d'où vient l'expression « 6e extinction » ? L'extinction massive est une expression attribuée à Georges Cuvier, le naturaliste bien connu, au moment de la Révolution française. Ensuite, les débats ont évolué jusqu'à aujourd'hui avec successivement P.R. Ehrlich dans un ouvrage en 1981, P. Martin dans ses publications en 1984, R. Barbault, le naturaliste français en 2006. L'expression a été reprise par la journaliste Elisabeth Kolbert, avec ce titre audacieux : « La 6e extinction : comment l'homme détruit la vie ? » Cela lui a valu le prix Pulitzer 2015.

Cette notion d'extinction correspond à la disparition d'une partie considérable des espèces du monde entier au cours d'un intervalle de temps considéré comme géologiquement insignifiant, même s'il s'étale sur plusieurs centaines de milliers d'années.

Dans la nature, la disparition des espèces est un phénomène naturel. Certaines espèces apparaissent et d'autres disparaissent. Ce qui est anormal, c'est la disparition massive liée à un phénomène qui n'est pas celui de l'éternel recommencement, ou éternel développement de la nature. Certaines espèces naissent ou meurent sans qu'on les connaisse, d'autres se transforment. Il n'y a pas un nombre fini d'espèces. La biodiversité est un concept plus complexe, qu'il faut regarder dans sa dynamique. C'est sous cet angle que l'on peut étudier l'action de l'homme, s'il abime ou pas la nature, et l'état de la recherche pour développer les connaissances sur les espèces inconnues.

Une très large proportion des espèces a disparu. Si l'on envisage aujourd'hui l'idée d'une 6e extinction, c'est qu'il y en a eu 5 auparavant, qui ont pu être documentées depuis 600 millions d'années. Les scientifiques essaient de comprendre ce qui a disparu, mais aussi pourquoi de nouvelles espèces sont apparues : ainsi les dinosaures sont apparus après la 4e crise, mais ils ont disparu lors de la 5e, la plus récente, il y a 66 millions d'années.

Que constate-t-on aujourd'hui ? Toutes les espèces sont en voie de disparition, avec une érosion dont la vitesse actuelle est alarmante, de 10 à 100 fois supérieure à celle constatée dans toutes les époques antérieures.

Quelques données chiffrées : une espèce animale ou de plante disparaît toutes les 20 minutes, soit un peu plus de 26 000 chaque année. 60 % des populations d'animaux sauvages ont disparu de la terre par rapport à 1970. Le nombre d'éléphants a diminué de 20 % en 10 ans. La moitié des récifs coralliens ont disparu ces dernières années. Un quart des espèces de mammifères sont aujourd'hui menacées d'extinction.

La vitesse de ce changement entraîne une fragilisation des écosystèmes qui perdent en complexité, en abondance et en diversité. Comme je l'ai rappelé en citant Gilles Boeuf, ce ne sont pas les seuls animaux qui constituent la biodiversité, mais un système beaucoup plus global : la terre, les végétaux, les minéraux... Ce système fonctionne de façon complexe, que l'on ne comprend pas. En tout état de cause, on ne peut jamais rétablir un écosystème tel qu'il était. Chaque écosystème est unique, avec ses spécificités. On le comprend bien pour un écosystème forestier, terrestre ou sableux par exemple, mais chaque écosystème se trouve lui-même à l'intérieur d'un écosystème plus large et complètement spécifique. C'est ce qui explique que, dès qu'il s'agit de faire de la « réparation environnementale » pour compenser l'érosion, beaucoup de scientifiques estiment que la compensation ne peut être que très modeste.

Cet effondrement conduit certains biologistes très sérieux à penser que nous sommes entrés dans une phase d'extinction. Ce qui est nouveau, c'est qu'ils disent que l'homme est probablement le principal moteur de ce changement actuel. Les précédents changements ont été induits par des catastrophes et événements naturels. La note développe ainsi la notion d'« anthropocène » : comment l'homme est-il intervenu ? Qu'a-t-il fait ? Etc.

Autour de cette question d'extinction ou d'effondrement, il existe une différence entre les spécialistes de l'océan et ceux de la biodiversité terrestre. Ces derniers sont beaucoup plus convaincus et convaincants sur le fait que la biodiversité terrestre est en cours d'extinction. La crise est dans ce cas violente et peu contestable.

En ce qui concerne la biodiversité marine, on la connaît moins bien, et le système marin est un continuum. Concrètement, quand une espèce océanique est en difficulté en raison du réchauffement climatique, les poissons par exemple, elle est moins touchée par l'extinction, dans ce cas il s'agit plutôt d'un effondrement.

Prenons l'exemple de la Manche. Actuellement, on pêche des rougets dans la Manche, ces rougets qui font la joie des populations méditerranéennes qui les mangent grillés ou en bouillabaisse. Ils n'existaient pas auparavant dans la Manche, mais la mer s'est réchauffée. Ceci dit, comme on était habitué à consommer plutôt du hareng ou de la morue dans la Baie de Somme, la Picardie ou les Hauts-de-France, ces rougets n'y sont pas consommés.

Inversement, selon l'IFREMER (Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer), en 30 ans, 80 % des espèces de poissons qui étaient au large de la Baie de Somme ont disparu, en raison du réchauffement de 2°C de la mer devant la Baie de Somme.

Concernant les coraux, leur capacité de résilience est assez forte. Comme ce sont des animaux, ils ont une capacité d'adaptation. Ainsi un coup de chaleur sur les coraux de la Grande Barrière va blanchir les coraux : certains vont disparaître, d'autres vont progressivement s'adapter. On l'observe de plus en plus.

En résumé, les pertes de biodiversité s'apparentent au niveau terrestre à une extinction, et il y a probablement un effondrement de la biodiversité marine. On ne peut donc pas dire que la 6e extinction est généralisée pour toutes les biodiversités et sur tous les points du globe.

Les causes sont multiples. Les brillants scientifiques que j'ai eu le plaisir d'entendre s'accordent tous pour dire que le réchauffement climatique est indiscutablement une cause, mais n'explique pas tout. La destruction des habitats naturels et l'artificialisation des paysages sont d'autres causes évidentes. Quand vous faites disparaître une zone forestière, la biodiversité de cette forêt n'a pas la possibilité de se déplacer. Les animaux forestiers ne peuvent pas aller vivre dans un régime de prairie ou autre, et ils disparaissent, contrairement au poisson qui peut se déplacer dans la mer et retrouver un équilibre. Un certain nombre d'espèces animales sont incapables de s'adapter et disparaissent par destruction de leur milieu : pollutions sous toutes les formes, surexploitation des ressources naturelles, dissémination d'espèces invasives - un fléau absolu...

Beaucoup d'espèces invasives se déplacent via les cales des navires. Peu y survivent, mais celles qui résistent sont exceptionnellement fortes, et elles prennent la place dans le milieu où elles s'installent. Une espèce invasive qui quitte un port d'Europe dans un navire et qui arrive en Polynésie va se développer, dominer et faire disparaître toutes les autres espèces, comme on l'a vu par exemple pour les écrevisses d'Amérique. C'est également vrai pour les espèces végétales sur les côtes bretonnes ou les côtes de l'Atlantique.

Le réchauffement climatique n'est pas indifférent.

En mer et sur terre, son impact est évident, outre les méfaits de l'homme précités. Pourquoi certains en doutent-ils ? En France, on ne s'est pas beaucoup interrogé sur cette question, et curieusement, la recherche sur le scepticisme est assez peu développée. Les Américains ont mené des études assez solides pour expliquer le scepticisme en combinant des approches philosophiques et sociologiques. Ces travaux sont intéressants, même si l'on peut les remettre en cause, puisque la psychologie comportementale et la psychologie sociale, même si ce sont des sciences à part entière, appartiennent au champ des sciences humaines dont on peut toujours discuter les concepts et la pertinence.

Une première théorie sur « l'amnésie environnementale générationnelle » fait référence à un cadre naturel propre à chaque individu. Quand on est installé dans un système où l'on n'a jamais vu d'oiseaux dans son jardin, l'amnésie générationnelle fait qu'on a du mal à admettre la réalité de leur disparition. Ce phénomène comportemental a été étudié et assez bien documenté par plusieurs chercheurs américains. La note qui vous a été distribuée propose de nombreuses références à des revues, avec des liens hypertextes qui permettent d'approfondir ces questions.

Une deuxième série de travaux porte sur « la dissonance cognitive » entre les croyances de l'individu et l'information scientifique perçue comme trop violente. Ce phénomène est assez bien décrit.

Une troisième série de travaux concerne la difficulté d'appréhender les questions environnementales d'un point de vue politique. Les questions environnementales sont bien perçues par chacun dans sa vie personnelle, mais on a du mal à les voir dans une perspective institutionnelle, dans l'organisation générale de l'État. Cette difficulté est étudiée par des sociologues et psychologues.

La note aborde un autre point : quels travaux, quels indicateurs, comment peut-on être convaincu par tout ce que je viens de vous dire ici assez rapidement ? Nous avons rencontré des biologistes, des océanographes, qui disposent d'outils divers qui les amènent à constater l'effondrement de la biodiversité. Ce travail est extrêmement sérieux, en particulier celui de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui établit la liste des espèces menacées. Cette fameuse liste rouge annuelle est très bien documentée : on ne peut pas suspecter cette Union de naturalistes et d'organisations gouvernementales de réaliser un travail partisan. Cette liste rouge a cependant un défaut : son côté « médiatico-épouvante ». D'abord le terme même de « liste rouge » peut stresser ; ensuite, on y évoque plus les mammifères que les insectes, parce que c'est plus « vendeur » de sensibiliser la population au cas des éléphants ou des dauphins qu'à celui des coléoptères.

Les méthodes de travail sont diverses. Elles font appel à des modèles mathématiques et d'intelligence artificielle. L'une d'elles établit des relations entre les aires et les espèces, une autre réalise des calculs probabilistes sur les extinctions, etc. Ces méthodes se combinent, se confirment, leur croisement permet de vérifier la pertinence des résultats. Mais quelle que soit la méthode dont on part, il y a peu de divergences. Les pertes et les menaces sont confirmées.

La science participative constitue un élément nouveau, en plein développement. Par exemple, le suivi des oiseaux communs est extrêmement développé chez nos amis anglo-saxons, ainsi qu'en Allemagne, dans tous les pays occidentaux, en Afrique aussi, où des parcs existent, au Sénégal ou en Mauritanie par exemple, où des observations formidables sont réalisées sur les oiseaux. En France, le portail faune-france.org, créé en juillet 2017, a permis de récolter 70 millions de données en un an. Ce travail extraordinaire combine science participative, collecte de données, calcul de probabilités, etc. Les résultats obtenus sont tout à fait intéressants.

Sur l'océan, la fondation Tara Expéditions réalise également depuis 13 ans un travail qui mérite d'être souligné : les prélèvements et les analyses ont permis de constituer une banque de données considérable, qui fait l'objet de 3 millions de requêtes par an par tous les instituts scientifiques du globe. Non pas qu'ils aient pu cartographier l'ensemble de l'océan et de ce qui reste dedans, mais statistiquement, ils ont identifié des zones dans l'océan qui se sont quasiment vidées, avec des trous d'oxygène sur plusieurs dizaines de km2. Et l'on retrouve de l'oxygène 500 mètres en-dessous.

En conclusion, je dirais que pour confirmer le constat, et réfléchir aux moyens d'y remédier, il faut bien identifier les multiples mécanismes en jeu. C'est un point essentiel. Il faut donc développer l'approche psychologique et sociologique de l'acceptation de ces pertes par l'opinion, sensibiliser, expliquer mieux, être plus ouvert, sans asséner des vérités de manière trop directive. Ce débat doit être abordé dans un esprit d'ouverture, en s'appuyant sur les travaux scientifiques, en essayant de comprendre les doutes, pour les lever, non pas par l'affirmation brutale, mais au contraire par le dialogue.

La science participative est probablement une façon formidable de sensibiliser les jeunes sur ces questions. On l'a vu dans la création des aires marines éducatives par exemple. C'est un directeur d'école aux Marquises qui a eu l'intelligence de faire toucher du doigt aux enfants des écoles la gestion d'une petite aire marine située le long de son école. Aujourd'hui il y a une centaine d'aires marines éducatives en France, un peu comme des classes de mer où les enfants gèrent eux-mêmes les espèces sur la plage et essaient de comprendre. La prise de conscience est alors individuelle. Le regard pur des enfants fait d'eux les meilleurs vecteurs de cette observation des pertes.

La clé consiste donc à encourager la recherche scientifique et la science participative. Mais la recherche ne nous aidera pas à stopper l'extinction. Seul notre comportement, par des mesures politiques, citoyennes, peut nous aider à faire en sorte que rien ne soit perdu. C'est un peu comme pour le réchauffement climatique : rien n'est perdu, mais plus on attend pour se mettre en action, plus la marche à monter sera difficile. Cela dépend de nous. Cette note essaie modestement de contribuer à l'émergence d'une prise de conscience, en tout cas d'un intérêt pour ces questions difficiles. Je vous remercie de m'avoir confié cette mission.

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