Intervention de Jean-Marie Vanlerenberghe

Commission des affaires sociales — Réunion du 3 avril 2019 à 17h15
Liens entre la fraude documentaire et la fraude sociale — Communication

Photo de Jean-Marie VanlerenbergheJean-Marie Vanlerenberghe, rapporteur général :

Compte tenu des inquiétudes que l'on sent poindre et des chiffres évoqués dans la presse, il m'est apparu nécessaire de faire un point d'étape sur la mission d'information qui m'a été confiée, le 23 janvier dernier, et sur laquelle je rendrai des conclusions définitives à la fin du mois de mai.

Comme vous le savez, certaines estimations font état de 14 milliards d'euros de fraude pour le chiffre le plus fréquemment évoqué. Au vu des enjeux politiques et potentiellement financiers de ce sujet, il importe d'essayer d'y voir clair.

A ce stade, j'ai déjà mené des entretiens avec les différentes parties prenantes : la déléguée nationale à la lutte contre la fraude, Jeanne-Marie Prost, l'ancien magistrat Charles Prats, à l'origine des estimations chiffrées régulièrement reprises, la directrice de la sécurité sociale, Mathilde Lignot-Leloup, le responsable de la lutte contre la fraude documentaire au sein de la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), le commissaire Jean-Michel Brevet ainsi qu'avec plusieurs responsables de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), dont Catherine Bismuth, directrice de l'audit, du contrôle contentieux et de la répression des fraudes et Pierre Peix, directeur de la direction déléguée aux opérations.

Je me suis également rendu à Tours pour voir les méthodes de travail et les moyens du service administratif national d'immatriculation des assurés (Sandia), service de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) spécialisé dans l'immatriculation des personnes nées hors de France. J'ai également pris le temps d'examiner dans le détail les dossiers les plus problématiques mis au jour lors du contrôle commun Sandia - police aux frontières de 2017.

S'agissant des chiffres, il convient tout d'abord de rappeler d'où vient la fameuse estimation de 14 milliards d'euros de fraude aux NIR dont on entend souvent parler. Son origine se trouve dans les résultats du premier contrôle conjoint Sandia - DCPAF, effectué en 2011, qui ont été repris dans le rapport annuel de la délégation nationale à la lutte contre la fraude. Dans un langage « brut de décoffrage » propre à un document destiné à un usage interne, cette étude concluait à un « taux global de fraude documentaire » de 10,4 % sur les dossiers Sandia. Dès lors, sur un stock de personnes immatriculées de 17,6 millions de dossiers, on pouvait, selon cette étude, estimer que 1,8 million de NIR avaient été attribués sur la base de faux documents. C'est en appliquant à cette base un montant de prestations moyen d'environ 7000 euros par an et par une simple règle de trois que le magistrat Charles Prats a abouti - tout en reconnaissant lui-même les limites d'un tel raisonnement - à ce fameux coût de 14 milliards. Mais, j'y insiste, ces extrapolations partent du principe que 10,4 % des dossiers en stock au Sandia sont, sans nuance, frauduleux et qu'ils entraînent une charge financière correspondant au montant moyen des assurés sociaux. Or, nous y reviendrons, ces postulats méritent sans doute d'être revus.

Reconnaissons néanmoins que cette étude de 2011 présente de réels mérites. Ses conclusions ont provoqué une remise en question des méthodes de travail et est à l'origine de nombreuses améliorations en matière de procédures et d'outils enregistrées depuis lors. En tout cas, les auditions que j'ai conduites et ma visite au Sandia m'ont permis de constater que, désormais, l'immatriculation à la sécurité sociale des personnes nées à l'étranger se fait sérieusement, selon un processus bien défini. Pour dire les choses brièvement, la demande doit être effectuée auprès d'un organisme de sécurité sociale, généralement une caisse d'allocations familiales (CAF) ou une caisse primaire d'assurance maladie (CPAM). Les demandeurs doivent présenter deux documents afin de se faire identifier : une pièce d'identité et une pièce d'état civil. Il revient à l'agent, qui normalement est formé à cela, d'effectuer un premier contrôle de ces pièces et de les transmettre par scan au Sandia après avoir, en cas d'acceptation, créé un numéro identifiant d'attente (NIA) commun à l'ensemble des organismes. C'est ensuite un agent du Sandia, après un nouveau contrôle effectué à partir des documents scannés, qui peut, seul, attribuer définitivement un NIR au demandeur. D'après les éléments dont je dispose, le Sandia renvoie à la caisse d'origine un peu plus de 7 % des dossiers qui lui sont transmis pour les raisons les plus diverses (document illisible au scan, incohérence entre la pièce d'identité et le document d'état civil, faute d'orthographe dans un acte, etc.).

Juste un mot sur le réel progrès qu'a constitué, à partir de 2017, l'instauration d'un véritable NIA, commun à l'ensemble des organismes de sécurité sociale. Il permet d'éviter les doublons et d'optimiser la gestion des demandes d'immatriculation. Ainsi, si l'intéressé n'a pas complété son dossier avec tous les justificatifs en règle au bout de 3 mois, il est relancé par l'organisme. Puis, trois mois plus tard ses droits sont suspendus dans l'ensemble des organismes. Au bout de neuf mois, le NIA est purement et simplement inactivé.

Plusieurs contrôles conjoints Sandia - DCPAF ont été menés depuis 2011. Le dernier date de l'année dernière sur un échantillon représentatif des immatriculations effectuées en 2017. Nous avons pris le temps, à Tours, d'en regarder les résultats dans le détail.

À partir d'un échantillon représentatif de 1300 NIR créés en 2017, il est apparu que :

- 1 032 dossiers (79,4 %) ont recueilli un avis favorable de la mission conjointe ;

- 156 dossiers (12 %, ce qui est significatif) présentaient une anomalie que l'on peut considérer comme mineure et qui ne fait pas apparaître une volonté de fraude. Les principales anomalies sont les suivantes : utilisation de l'ancien imprimé référencé EC 12 pour les actes de naissance algériens au lieu du nouveau modèle (EC 7), ce qui est formellement incorrect, mais les autorités algériennes confirment que de nombreuses mairies écoulent leur stock d'EC 12, indépendamment de la volonté du demandeur ; établissement d'actes de naissance par les autorités espagnoles sur des imprimés plurilingues de la Commission internationale de l'état civil sans mention du numéro de l'acte d'état civil ; et, pour certains pays d'Afrique (Maroc, Mali et Guinée), fourniture d'un extrait d'acte de naissance établi suite à un jugement supplétif de naissance sans que ce jugement supplétif soit joint à l'arrêt ;

- 57 dossiers (4,4 %) sont indéterminés, c'est-à-dire que, sans qu'un indice de fraude puisse être constaté, la qualité formelle de l'acte ne peut être établie avec certitude. Cela arrive, en particulier, quand l'administration française ne dispose pas du modèle d'acte d'état civil d'une commune particulière ; il s'agit souvent, comme en France d'ailleurs, d'une compétence décentralisée, d'où une multiplicité de modèles. Cela concerne aussi certains actes non traduits ;

- enfin, 55 dossiers (4,2 %) présentaient une anomalie considérée comme critique. Cela peut être une incohérence avec un modèle d'acte connu de l'administration, des fautes d'orthographe, des incohérences entre la pièce d'identité et l'acte d'état civil, bref la présence d'un ou plusieurs éléments amenant à soupçonner une fraude ou, a minima, à remettre en cause l'identification du demandeur.

Toutefois, ce contrôle ne s'arrête pas là puisqu'il a été suivi d'une analyse et d'une relance individuelle de chacun des 55 dossiers en anomalie critique, que j'ai également pu examiner. Il en ressort, au bout du compte, que :

- pour 26 dossiers, le demandeur relancé a été en mesure de fournir une pièce régulière permettant de valider son dossier ;

- 3 dossiers ont également pu être régularisés à la suite d'un contrôle dans le pays d'origine par un agent assermenté ;

- 8 dossiers n'ont pu être régularisés, le demandeur n'habitant plus à l'adresse connue de l'administration, en général du fait d'un départ de France, mais l'intéressé ne touche aucune prestation ;

- 5 dossiers font toujours l'objet d'échanges entre l'organisme et le demandeur et sont toujours en attente au moment où je vous parle (dont 3 perçoivent des prestations familiales ou logement) ;

- enfin, 13 dossiers n'ont pu être régularisés et font l'objet d'une suspension de droits formelle.

Sur ces 13 dossiers, six n'ont jamais donné lieu à versement de prestations ; trois n'ont donné lieu qu'à des remboursements de soins dont le coût net pour la société est faible au regard de l'existence de l'aide médicale d'État dont ils auraient bénéficié en n'étant pas immatriculés ; et quatre ont perçu des prestations en espèces, pour un montant annuel total de 11 616 euros ; parmi ces derniers, seuls deux ont fait l'objet d'un dépôt de plainte pour fraude. C'est donc sur le fondement de deux dossiers sur 1300 que le Gouvernement parle d'un taux de fraude de 0,15 %. Cette fois, il s'agit vraiment d'un minimum car rien ne garantit qu'il n'y a pas de fraude parmi les dossiers n'ayant pas donné lieu à des poursuites, notamment en cas de non-réponse.

En tout état de cause, la base d'indus de 11 616 euros par an de prestations sociales monétaires sur les 1 300 dossiers étudiés semble, elle, relativement robuste au vu de la méthodologie employée - même s'il faudra peut-être majorer ce chiffre en fonction du résultat définitif des cinq dossiers encore en attente. Je ne dispose pas encore des données concernant les remboursements de soins, mais je les ai demandées et les ferai figurer dans le rapport final, avec mention, encore une fois, du fait que l'existence de l'Aide médicale d'État (AME) en relativisera notablement le coût net pour les finances publiques. Nous sommes donc loin d'une extrapolation de 55 dossiers tous frauduleux multipliés par un coût annuel de 7 000 euros par dossier qui sert de base à l'estimation de 14 milliards d'euros.

Nous pouvons donc raisonnablement espérer que le véritable enjeu lié à l'existence de NIR obtenus de manière irrégulière se mesure en millions d'euros et non en milliards.

Pour autant, je me dois de compléter mes travaux afin de parvenir à une conclusion définitive. D'une part, en termes opérationnels, j'ai rencontré divers responsables nationaux et j'ai vu comment travaille le Sandia. J'estime néanmoins nécessaire de voir concrètement dans une CPAM et dans une CAF comment travaillent les agents de terrain, avec quels outils et quelles sont les difficultés concrètes qu'ils rencontrent en matière notamment d'identification et de fraude sur les montants de salaire. Je me rendrai prochainement dans des caisses locales à cette fin.

D'autre part, comme je vous l'ai dit, le dernier contrôle Sandia-DCPAF concernait les seuls dossiers ouverts en 2017. Il offre donc une vision partielle des NIR ouverts pour l'ensemble des assurés nés hors de France. J'ai donc demandé à Agnès Buzyn et à Christophe Castaner de bien vouloir faire procéder par le Sandia et la DCPAF à un contrôle du même type, reprenant la même catégorisation et la même enquête complémentaire sur les dossiers en anomalie critique, à partir d'un échantillon représentatif de l'ensemble des dossiers ouverts au Sandia depuis qu'il est en charge de leur gestion, c'est-à-dire depuis 1988. Ce travail est en cours et nous devrions en recueillir les résultats détaillés courant mai. Ce n'est qu'alors que nous pourrons tirer des conclusions méthodologiquement étayées sur le risque financier global associé aux faux NIR par des personnes nées à l'étranger.

Il me semblait néanmoins souhaitable avec ce point d'étape, et au regard de la sensibilité du sujet, d'apporter dès à présent quelques précisions face aux approximations qui circulent.

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